Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 26-29).

LETTRE VII

Blude, le 20 avril.

Je suis bien sûr, mon ami, que la crainte seule d’aimer celle que je n’ose nommer (car je dois la respecter trop pour associer son nom à une idée qui m’est défendue) m’a fait croire… Je ne sais t’exprimer ce que je sens, cela doit être obscur pour toi ; voici quelque chose de plus clair. Ce soir, arrivant dans un village d’Autriche et trouvant qu’il étoit plus tard qu’on ne pensoit, le comte s’est décidé à passer la nuit dans cet endroit. On a dressé le lit de Valérie, et, pendant qu’on arrangeoit son appartement, nous sommes tous passés dans une jolie salle qu’on venoit de peindre et d’approprier avec assez d’élégance. Il y avoit là quelques mineurs qui jouoient des valses. Tu sais combien on cultive la musique en Allemagne. Quelques jeunes filles qui étoient venues voir l’hôtesse valsoient ; elles étoient presque toutes jolies, et nous nous amusions à voir leur gaieté et leur petite coquetterie villageoise. Valérie, avec sa vivacité ordinaire, a appelé ses deux femmes de chambre ; elle vouloit aussi leur donner le plaisir de la danse. Bientôt le bal a cessé, les musiciens seuls sont restés. Le comte est venu prendre Valérie et l’a fait valser, quoiqu’elle s’en défendît, ayant une espèce d’éloignement pour cette danse que sa mère n’aimoit pas. Quand il eut fait deux ou trois fois le tour de la salle, il s’arrêta devant moi. « Je serai spectateur à mon tour, a-t-il dit, Gustave, Valérie vous permet de finir la danse avec elle. » Mon cœur a battu avec violence ; j’ai tremblé comme un criminel ; j’ai hésité longtemps si j’oserois passer mon bras autour de sa taille. Elle a souri de ma gaucherie. J’ai frémi de bonheur et de crainte ; ce dernier sentiment est resté dans mon cœur, il m’a persécuté jusqu’à ce que j’aie été complètement rassuré. Voici comment je suis devenu plus tranquille.

La soirée étoit si belle que le comte nous a proposé une promenade. Il avoit donné le bras à Valérie, je marchois à côté de lui ; il faisoit assez sombre, les étoiles seules nous éclairoient. La conversation se ressent toujours des impressions que reçoit l’imagination ; la nôtre est devenue sérieuse et même mélancolique comme la nuit qui nous environnoit. Nous avons parlé de mon père ; nous nous sommes rappelé, le comte et moi, plusieurs traits de sa vie qui mériteroient d’être publiés pour faire l’admiration de tous ceux qui savent sentir et aimer le beau. Nous avons mêlé nos tristes et profonds regrets, et parlé de cette belle espérance que l’Être suprême laissa surtout à la douleur : car ceux-là seuls qui ont beaucoup perdu savent combien l’homme a besoin d’espérer. À mesure que le comte parloit, je sentois mon affection pour lui s’augmenter de toute sa tendresse pour mon père. « Quelle douce immortalité, pensois-je, que celle qui commence déjà ici-bas dans le cœur de ceux qui nous regrettent ! »

Que j’aimois cet homme si bon qui sait connoître ainsi l’amitié ! l’amitié que tant d’hommes croient chérir, et que si peu savent honorer dans tous ses devoirs ! Comme mon cœur éprouvoit alors ce sentiment pour le comte ! J’y mêlois ce qui le rend à jamais sacré, la reconnoissance. Il me sembloit que mon cœur épuré ne contenoit plus que ces heureuses affections qui se réfléchissoient doucement sur Valérie. Nous nous étions assis, la lune s’étoit levée, les lumières s’éteignoient peu à peu dans le village, quelques chevaux paissoient autour de nous, et les eaux argentées et rapides d’un ruisseau nous séparoient de la prairie. « J’ai de tout temps aimé passionnément une belle nuit, dit le comte, il me semble qu’elle a toujours mille secrets à dire aux âmes sérieuses et tendres ; je crois aussi que j’ai conservé cette prédilection pour la nuit, parce qu’on me tourmentoit le jour. — Vous n’étiez pas heureux dans votre enfance ? — Ni dans ma jeunesse, ma chère Valérie. » Il soupira. « Mais j’ai sauvé ce qu’il y a de si précieux à conserver, une âme qui n’a jamais désespéré du bonheur. Le passé est pour moi comme une toile rembrunie qui attend un beau tableau qui n’en ressortira que davantage. C’est maintenant votre ouvrage à tous deux, mes amis, dit-il en tendant ses bras vers nous ; c’est à vous à conduire doucement mes jours. » Valérie l’embrassa avec tendresse ; je me jetai aussi à son cou ; je ne pus proférer une seule parole. Quel serment pouvoit valoir les larmes que je versois ? Jamais je n’oublierai ce moment, il m’a rendu le calme et le courage.