Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 24-26).


LETTRE VI

Le 8 avril.

Je me promenois ce matin avec Valérie dans un jardin au bord d’une rivière. Elle a demandé le déjeuner ; on nous a apporté des fraises, qu’elle a voulu me faire manger à la manière de notre pays, car elle m’avoit entendu dire que cela me rappeloit les repas que je faisois avec ma sœur, et nous envoyâmes chercher de la crème. Nous avions avec nous quelques fragmens du poème de l’Imagination, que nous lisions en déjeunant. Tu sais combien j’aime les beaux vers ; mais les beaux vers, lus avec Valérie, prononcés avec son organe charmant, assis auprès d’elle, environné de toutes les magiques voix du printemps qui sembloient me parler, et dans cette eau qui couroit, et dans ces feuilles doucement agitées comme mes pensées ! Mon ami, j’étois bien heureux, trop heureux peut-être ! Ernest, cette idée seroit terrible ; elle porteroit la mort dans mon âme, qu’habite la félicité ; je n’ose l’approfondir.

Valérie fut émue en lisant l’épisode enchanteur d’Amélie et de Volnis ; et, quand elle arriva à ces vers :

En longs et noirs anneaux s’assembloient ses cheveux ;
Ses yeux noirs, pleins d’un feu que son mal dompte à peine,
Étinceloient encor sous deux sourcils d’ébène…

elle a souri ; et, en me regardant, elle me dit :

« Savez-vous que cela vous ressemble beaucoup ? » J’ai rougi d’embarras, et puis j’ai pensé : « Ah ! si vous étiez mon Amélie ! » Mais soudain je me suis reproché ma pensée comme un crime, et c’en étoit bien un. Je me suis levé, je me suis enfui ; j’ai été m’enfoncer dans la forêt voisine, comme si j’avois pu m’éloigner de cette coupable pensée.

Après une course assez rapide, réfléchissant à ce que penseroit de moi Valérie, que j’avois quittée si ridiculement, je résolus de revenir à la maison et de lui demander pardon. Cherchant dans ma tête une excuse et n’en trouvant point, je cueillois en chemin des marguerites pour les lui apporter, et je me mis, sans y penser, à les interroger en les effeuillant, comme nous avions fait tant de fois dans notre enfance. Je me disois : « Comment suis-je aimé de Valérie ? « J’arrachois les feuilles l’une après l’autre jusqu’à la dernière ; elle dit : Pas du tout. Le croirois-tu ? cela m’affligea.

J’ai voulu aussi savoir comment j’aimois Valérie. Ah ! je le savois bien ; mais je fus effrayé de trouver, au lieu de beaucoup : passionnément ; cela m’épouvanta. Ernest, je crois que j’ai pâli. J’ai voulu recommencer, et encore une fois la feuille a dit : Passionnément. Mon ami, étoit-ce ma conscience qui donnoit une voix à cette feuille ? Ma conscience sauroit-elle déjà ce que j’ignore moi-même, ce que je veux ignorer toute ma vie ? Ce que tu ne croirois jamais si on te le disoit, toi qui me connois si bien, toi qui sais que jamais je ne fus léger, que la femme d’un autre fut toujours un objet sacré pour moi ? Et j’aimerois Valérie ! Non, non,

Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes.

Sois tranquille, Ernest, tu n’auras pas besoin de me rejeter loin de toi.