Les Ailes d’or : poésies nouvelles, 1878-1880Bibliothèque-Charpentier (p. 53-56).

VÉNUS MERETRIX

I

Amant dont le désir, sitôt repu, s’affame
Et que rive à la chair une inflexible loi,
J’ai souffert par le corps sans tache de la femme,
Et plus souffert encore par son âme sans foi.

L’inassouvissement qui fait ma destinée
Se résigne à l’opprobre et s’avive au dégoût :
Car celle que je sers, je l’adore surtout
Pour l’éclat insolent de sa chair profanée ;

Pour l’orgueil de ses yeux au triomphe malsain
Et dont l’âpre débauche a meurtri la paupière,
Pour le néant qui dort sous son beau front de pierre,
Pour le vide qui rêve à l’ombre de son sein.

Ô pâle courtisane à mon destin liée
Par je ne sais quel nœud que resserre l’affront,
Toi dont le baiser met une insulte à mon front,
Ton infamie en moi revit multipliée !

Je t’aime pour les maux dans ton cœur amassés,
Pour l’horreur dont je vois ta beauté poursuivie ;
Je t’aime pour la honte immense de ta vie
Et pour les longs plaisirs de tes amants passés.

Je revis avec toi leurs ivresses perdues,
Leurs rapides bonheurs et leurs mornes ennuis,
Et j’égrène, en pleurant, dans la longueur des nuits,
Le rosaire maudit de tes beautés vendues.

II

Sont-ce bien tes baisers que j’ai bus sur tes lèvres,
Vase amer où ton cœur me vend la trahison ?
D’autres lèvres, sans doute, y mirent leur poison,
Pour qu’ils aient aussi mal désaltéré mes fièvres ?

Honte à mes yeux ! — ils ont, sur ton front plus vermeil,
Lu l’affront d’une étreinte encore mal effacée.
M’attirant sans ferveur sur ta gorge lassée,
Tu m’as tendu des bras qui cherchaient le sommeil.

Honte à ma bouche ! — elle a savouré cette lie
Que gardait à ma soif leur haine ou ta pitié,
De l’ivresse commune accepté la moitié
Et vidé jusqu’au fond cette coupe avilie !

Honte à mon âme ! — elle a, sous l’outrage mortel,
Détourné, sans frapper, le faix de sa colère,
Et, de ton mépris seul attendant son salaire,
À ton corps profané conservé son autel.

Car Dieu fit de ton corps le pardon de ton âme :
— Entre ton cœur pervers et mon cœur révolté,
Comme une armure sainte, il a mis ta beauté,
Et d’être belle il l’a fait le droit d’être infâme !