Prologue (Les Larmes des choses)

Les Ailes d’or : poésies nouvelles, 1878-1880Bibliothèque-Charpentier (p. 59-61).

PROLOGUE

Si nos douleurs étaient à nos maux seuls bornées,
S’il fallait à nos pleurs d’inflexibles raisons,
Les coups inattendus, les morts, les trahisons
N’empliraient pas de deuil nos lentes destinées.

Ce n’est pas de nos cœurs que montent seulement
Les flots désespérés de la tristesse humaine ;
Mais, un flux éternel jusqu’à nous les amène
De tout ce qu’avec nous couvre le firmament.

La source en est cachée aux entrailles du monde,
Au profond de la vie, et mêle ses poisons
À la sève des bois, aux sucs des floraisons,
À tout ce qui s’élève, à tout ce qui féconde.

L’or vivant des raisins et le froment sacré,
Avec le sang vermeil, la portent dans nos veines,
Et nous la respirons dans l’odeur des verveines
Livrant à l’air du soir leur souffle énamouré.

Elle nous vient des cieux, des monts et des vallées,
Des rouges horizons et de l’Océan bleu,
Dans le souffle du vent, sur les ailes du feu,
Dans le rayonnement des voûtes constellées.

De la matière inerte en tous sens débordant,
De la pierre insensible elle creuse le pore,
Sue aux flancs des rochers marins et s’évapore
Des volcans entr’ouverts et du métal ardent.

Cette souffrance vague aux plaintes éternelles,
Ces larmes qu’à nos yeux met un obscur regret,
J’en veux, dans ce silence, écouter le secret,
Laissant pleurer, en moi, les choses fraternelles.