Vénus en rut, 1880.djvu/05

Texte établi par Sur l’imprimé à Luxurville : chez Hercule Tapefort, imprimeur des dames, 1771, À Interlaken : chez William Tell, l’an 999 de l’indépendance suisse (p. 141-172).
Ch. V. Le Diable au corps

CHAPITRE V

LE DIABLE AU CORPS


Le lendemain de cette belle équipée je me sentis une espèce de torpeur, qui m’engagea au repos et à donner quelques instants au fidèle Honoré, qui avouait n’être plus de force à lutter contre moi.

Peu de jours après, la Thibaut vint m’offrir un Anglais, qui faisait son tour d’Europe et voulait avoir une femme.

— J’ai pensé à vous, me dit-elle, aujourd’hui venez dîner chez moi avec lui.

J’acceptai : j’aime à changer de ville comme d’amants. Je vis sir Foxmouth, qui me parut agréable ; nous nous essayâmes par de vigoureux coups ; les Anglais se battent bien : les Françaises seules leur résistent. Nous devions aller en Italie, nous en prîmes la route par Marseille, où nous arrivâmes, portés sur l’aile des zéphyrs.

Je commençais à sentir le besoin de concilier mes amusements avec mes intérêts ; Foxmouth me donnait gros, mais je ne pouvais me régaler d’une passade qui réunissait le curieux et l’utile. Le galant Muhamed Derriche Kan, ambassadeur de Typoo-Saïb, était alors à Marseille : je savais qu’il était généreux et poli ; je décidai de l’avoir. Heureusement mon baronnet était à Aix, pour y rencontrer des anciens amis. J’eus soin de m’attacher à ses pas et de me montrer partout où il allait.

Tu vois, Folleville, mes yeux l’agacer, et le forcer à me répondre ; il le fit au spectacle. Il s’amusait de Panurge, et écoutait, avec attention, la belle Ponteuil, qui, dans ce moment, vêtue en sibylle, n’en était que plus touchante. Tu ne connais pas cette actrice, elle unit les talents à la beauté, les grâces aux vertus : tu peux la voir dans l’estampe, gravée d’après le superbe tableau de la célèbre dame le Brun : cette artiste, voulant nous donner l’allégorie de l’innocence réfugiée dans les bras de la justice, a choisi M. de Ponteuil pour donner à l’innocence un caractère que nous avons perdu, mon amie, et qu’elle a conservé au théâtre : quand elle lève les yeux au ciel, je suis femme, assez jolie, et je l’admire : je reviens à mon Asiatique.

Je trouvai moyen d’arriver près de Muhamed ; nous eûmes quelques bonnes distractions ensemble ; il ne m’apprit rien de nouveau ; je vois que dans les quatre parties du monde habitable, on fout selon les mêmes lois, parce que la nature est toujours une.

Les trois ministres du héros de l’Inde, alliés des Français, étant partis pour satisfaire leur brûlant désir de rendre leur respect à notre roi, ce père de ses sujets, cet ami des hommes, ce bienfaiteur des nations, je profitai de l’absence de milord pour me divertir, et tu sais comment.

Après avoir parcouru les curiosités de Marseille, vu son port, unique par sa sûreté, regardé les nouveaux bâtiments du parc, examiné le théâtre construit sur les dessins de Bénard, ouvrage critiqué, parce qu’il est bon, et que son ensemble, malgré ses défauts, est supérieur à beaucoup de nos meilleures salles, je jetai mes regards sur la place de la comédie : elle est d’une jolie forme ; les fenêtres des maisons qui la bordent, de la belle rue de Beauvau, et des adjacentes sont, depuis les entresols jusqu’à l’entablement, garnies de femmes élégamment parées, qui attendent les bienfaits du public, et qui invitent, par des appels, le citoyen et l’étranger, à mettre dans leur tronc. Ces impures subalternes n’ont pas toujours le meilleur temps possible ; l’hiver elles se morfondent, l’été se rôtissent ; mais elles ont deux bouches à nourrir : il faut faire venir l’eau à ces moulins.

À Marseille tout paie, ou est payé, excepté quelques sottes, comme j’en connais, qui se prostituent, pour se prostituer, et qui ne recueillent de leur abandon que le mépris de ceux qui les prennent et les quittent ; les femmes galantes savent très bien, sous différents prétextes, sucer leurs amants, mieux que le plus adroit vampire.

J’étais bien appointée, je crus pouvoir m’amuser, et me proposant cette difficulté, elle fut bientôt résolue à mon gré. Si les hommes prennent des comédiennes, moi qui ne suis rien, et n’ai d’autre éclat que celui que j’emprunte de mon amant, je puis prendre des comédiens ; la conséquence dérive du principe. J’en envoyai donc chercher un, de qui la figure me plut : il jouait des rôles sérieux, je trouvai bouffon d’en faire un caprice : après lui, je fis signe à un chanteur, de mince encolure ; n’importe, il avait coûté cher à une luxurieuse, c’était un pas vers la célébrité ; je termine cette invasion comique, comme elle devait l’être, par la dépravation du goût, en prenant, afin de parcourir les extrêmes, un Colin, le plus vilain merle de la création ; tu vois que je me mets à l’amende, et que je te dis tout.

Les rois, les bergers firent crier contre moi de prétendus philosophes, qui ne veulent pas voir que, dans l’état de nature, les hommes sont égaux ; assurément c’est l’état d’une courtisane ; on a beau la décorer de titres quelconques, le bout de l’oreille paraîtra toujours.

J’étais logée à l’hôtel de l’Europe, où je ne voulais pas qu’on avertît Foxmouth de mes incartades ; il m’avait laissé Honoré, qui, au lieu de prospérer, était devenu diaphane entre Fanchette et moi. Zest, mon coiffeur, me peignant un matin, voyant ma gorge nue, et mes yeux animés, ayant hasardé une chanson nouvelle, très poivrée, voyant que j’applaudissais, laissa tomber son peigne, et parcourant mes cheveux, sans trop savoir ce qu’il faisait, se permit des caresses qui excitèrent mon imagination ; il me promit la plus galante coiffure, si je voulais ne pas ménager celle qui était commencée ; que veux-tu ? C’était un homme à ajouter à tant d’autres : Mars fut toujours pour les nombreux bataillons ; Vénus aime à voir compléter ses légions. Je quittai ma toilette, me mis sur mon lit, il me le mit assez passablement ; tu vois que cette conjugaison n’est pas longue. Cette mauvaise farce subsista, jusqu’à ce qu’une avanie pour moi, des coups de bâton pour lui, mirent fin à ce poudreux commerce.

Foxmouth mit à la voile pour Livourne ; je le suivis, et fus dans ma tartane d’une sagesse rare ; mais Rome devait me fournir des dédommagements.

Il serait absurde de vouloir te peindre les monuments somptueux de l’architecture ancienne et moderne de cette ville célèbre, qui fut, jadis, la patrie des Césars, et la métropole d’un peuple roi ; aujourd’hui habitée par des Italiens, qui ne sont pas des Romains. J’ai vu des bronzes, des marbres, des tableaux, des inscriptions, parce que milord voulait que je prisse des notions ; je ne me souviens que de la Vénus de Médicis, qui m’inspira de la jalousie, et de l’Hercule Farnèse, dont j’ai cherché longtemps la copie dans mes fouteries.

Nous étions allés entendre un virtuose chez l’ambassadeur de *** ; j’écoutais, quand j’entendis, derrière mon fauteuil, une voix qui me dit :

— Quoi, madame, vous êtes ici !

Je me tourne, et retrouve mon cher Succarino.

— Que je suis enchantée, lui dis-je, de vous revoir ; je suis, depuis huit jours, aux antiques, pour toute nourriture.

— Nous vous ferons trouver des modernes ; laissez-moi faire.

Je le présentai à milord ; ils se lièrent bientôt.

Mon amant commençait à être affecté de la poitrine ; son amour pour moi avait augmenté des symptômes déjà dangereux ; les médecins lui ordonnèrent, non seulement d’enrayer, mais de dételer, me priant d’user du crédit que j’avais sur lui pour l’y décider. Je jouai le désespoir ; l’Anglais me donna une somme assez considérable pour retourner en France, ou vivre un an, pour mieux choisir son successeur.

Je savais qu’ayant l’abbé, je ne manquerais pas des meilleures connaissances ; je m’attendais bien qu’au milieu des états de l’amour socratique, il faudrait quelquefois me croire à Avignon ; n’importe, le plus fort était fait, et puis les sequins sont d’un or excellent. Je faisais ces graves réflexions quand l’abbé me présenta le cavalière Bandino.

— Je vous donne, madame, le sevalier pour un second moi-même ; vous m’entendez : ze sais que vous êtes entissée de vos principes ultramontains (tu vois que tout est relatif en ce bas monde) et que vous ne me pardonnez peut-être pas encore, la zolie insolence que ze vous ai faite ; Rosine, vous connaissez le proverbe : À Rome comme à Rome ; vous y êtes ; à deux cents lieues de sez soi, il faut se faire des amis. Aucun de nous ne contredira votre goût dominant ; nous sommes tous à deux mains : ze le répète, soyez bonne fille ; et vous gagnerez, par mes conseils, plus de sequins que de paules par les vôtres.

Je répondis à l’abbé qu’il savait que je n’étais pas bégueule, et que, pourvu que la balance penchât de mon côté, je laisserais mettre dans l’autre plateau ce qu’on voudrait.

— Bravo, bravissimo, voilà qui est parler ; à ça, sevalier, supplie madame de t’être favorable, et de prouver que tu n’as pas soui depuis que tu existes : ze ne dis rien de trop, il n’y a, d’honneur, que cette sarmante libertine qui m’ait fait connaître toute l’étendue du plaisir. Ze devrais avoir le droit du seigneur comme ancien suzerain, mais ze te le cède ; ze veux que tu ébranles, le premier, les cordes de ce zoli instrument.

Bandino me tourna son compliment de son mieux ; il était parsemé de bluettes, de périphrases, de comparaisons, volées jusque chez les astres.

Je lui dis que je n’étais qu’une brûlante mortelle, et que, sans différer, il était question de l’en persuader ; il m’entendit ; ayant donné le signal, il m’enconna à merveille, pour un Romain : à chaque coup, l’abbé, qui était juge du tournois, battait des mains et prodiguait les bravos.

Mon chevalier me remercia et ne doubla pas ; j’en aurais été surprise si je n’avais su qu’il gardait sa curiosité, pour le revers de la médaille : l’abbé me pria de faire entrer Honoré, puis il dit à Bandino :

— Ami, voilà un sarmant enfant, qui est des nôtres ; ze l’ai eu après madame ; avoue que tu me dois beaucoup de te procurer un couple unique.

Bandino remercia et sentit le prix de ce présent : puis, revenant à moi, il me pria de me rendre à une autre épreuve ; comme il n’avait pas l’esprit de l’abbé, celui-ci, qui voulait me persuader et encore plus Honoré, lui dit :

— Depuis que tu es à madame, ze sais que tu as acquis des connaissances ; ta maîtresse, sans avoir fait d’études sérieuses, sait la fable et l’histoire ; tu t’étonnes d’un goût aussi ancien que l’univers, et qui est le premier de tous, car c’est celui de l’innocente zeunesse ; ze veux croire que c’est une des erreurs de la nature ; il est beau de se tromper avec elle. Apprends que Jupiter foutait Ganymède ; Hercule enfilait Hylas ; César, Nicomède ; Alexandre, Ephestion ; Socrate, le saze des sazes, brûlait pour Alcibiade et Phédon ; Virgile nous peint Coridon embrasé pour Alexis ; et, sez vous autres, Français, n’avons-nous pas vu Thibouville et ce Villars, plus fameux par le nombre de culs qu’il s’est soumis, que son père par les batailles qu’il gagna ; cette fameuse société, détruite de nos jours, n’avait-elle pas illustré nos dogmes ? Madame, z’ai à vous pénétrer de cette vérité :


Tout semin peut conduire au temple des plaisirs.


— Oui, interrompis-je, mais Jupiter foutait Sémélé, Léda, Alcmène, Danaé, et tant d’autres ; Apollon, Lucothoée ; Hercule, Omphale ; Bacchus, Ariane ; César, Julie ; Socrate aima les femmes, jusqu’à la sienne ; et le père Girard n’exploitait-il pas sa gentille Cadière ?

— Passons, passons, reprit l’abbé ; que dites-vous de notre mot, pour la sûreté des femmes :


Cazzo in culo non fa figlioli.


Mais pourquoi n’avoir pas averti Fansette ?… Fansette… elle parut ; viens voir, petite, comme ta maîtresse, que tu as vue commencer à Avignon, profitera en Italie, vrai sésour de la volupté. Il faut faire ce qu’elle veut, si nous voulons l’amener à ce que nous voulons : Sevalier, laisse-moi maître des arranzements ; nous serons tous occupés. Allons, Rosine, mets-toi sur moi, ze vais m’appuyer sur ce sopha.

Je m’avance, il me fait souvenir des plaisirs qu’il me donna autrefois, et me plonge son dard avec force, je me remue sur lui, et je ne pense qu’à nous, lorsque Bandino me dit :

— De grâce, madame, moins de mouvements de côté, ou je ne pourrai pas.

Il me saisit les hanches, me fixe un instant, et m’enfile par derrière ; alors poussant, et l’abbé repoussant, je me trouvai très agitée, car les vits de ces acteurs, occupant mes deux espaces, il s’ensuivait une pression assez agréable, pour me faire promptement finir.

Je trouvai le chevalier aussi adroit que l’abbé ; soit que j’eusse l’imagination exaltée, soit qu’en tout la première leçon soit la seule importante.

— Eh bien, dit l’abbé, vous voyez, Rosine, que z’ai pris toute la peine, pour vous donner du plaisir. Bandino ne quitte pas, moi ze vais sanzer. Madame, cette fois vous serez seule, placez-vous comme pour la levrette ; ne comprimez pas la gorze, pour que le sevalier la prenne dans ses mains, et moi ze vais lui donner couraze ; nous sommes accoutumés à ce zeu.

Aussitôt il encule son ami. Avant d’entreprendre cette seconde course, il dit à Honoré :

— Petit, tu devrais donner une leçon à Fansette, car il est bien décidé qu’elle doit copier sa maîtresse ; elle t’aime plus que nous, elle préférera de te donner ses prémices ; de plus nous serons un peu fatigués quand nous viendrons à elle.

Honoré répondit :

— Volontiers ; puisque madame et moi y avons passé, elle ne doit pas rester seule, sans en tâter, elle se moquerait de nous ; allons, ma Fanchette, veux-tu ?

— Fi donc, petit coquin, tu veux être mon bourreau.

— Bon, en suis-je mort ? C’est-à-dire, que tu ne veux pas de moi, car tu ne peux l’échapper, tu ne seras pas la plus forte ; nous sommes trois contre toi.

Et il la troussait, et il la mettait en place.

— Attends, attends que madame commence, pour faire comme elle.

Bandino part, l’abbé entre, et me voilà encore italianisée : Fanchette tient parole, et le petit Honoré, aussi ardent à cette manière qu’à toute autre, marmottant :

— Ah ! le joli dos ! les charmantes fesses ! apprit à son amie à se servir de tout.

Ces messieurs avaient célébré deux fois, moi deux et demi ; Fanchette et Honoré une ; pendant que nous nous reposions, nous les fîmes doubler, mais dans le bon costume ; c’est alors que Fanchette déploya ses talents, et que Bandino avoua que peu d’Italiennes avaient autant d’aptitude aux plaisirs.

Quelques verres de Monte Fiascone et des biscuits à la vanille, augmentèrent notre vigueur. L’abbé, qui nous jugea prêts à rentrer en lice, nous dit :

— Sacun son tour ; sevalier, assayez-vous, un peu pensé ; mettez-le, selon notre usage, à Rosine, qui s’assoira sur vous, et moi, par devant, je tâserai de la foutre à la Française, car ze n’en ai pas encore, ainsi, tâté d’auzourd’hui.

La chose eut lieu ; ces deux manières ont leur mérite.

Toute pièce qui a plus d’un acte, en a, au moins, trois. L’abbé cherchait à tirer parti de moi, qui étais passée maîtresse. Il nous proposa de faire une vis sans fin.

— Qu’est-ce que c’est, lui demandai-je, moderne Archimède ? Ça est-il difficile ? je suis lasse.

— Quoi ! lasse de nous ? Cela n’est pas poli, car de la sose, je n’en crois rien : non, c’est aisé, quand on veut s’entendre, écoutez. Sevalier, appuyez-vous, et le mettez en conin à Rosine ; Honoré, pour qu’il l’ait de toutes façons, lui posera en cul, moi ze bourerai le petit, et Fansette, de qui nous reconnaîtrons la complaisance, portera les secours de ses mains caressantes à nous trois, alternativement ; nous nous arrangeâmes ; cette enfilade fut drôle. Honoré était rayonnant de gloire :

— Ah ! ma chère maîtresse, me disait-il, quelle différence du jour où j’étais accablé sur vous ; je souffrais, pour vous plaire ; vous n’étiez pas bien : à présent je jouis d’un plaisir dont je n’avais pas d’idée ; ne craignez point que je vous fatigue ; je suis léger, n’est-ce pas ?

Le cher enfant me foutait en maître ; je ne sentais plus le chevalier ; j’étais toute à mon charmant jockey, devenu en une leçon si habile, et lui, tout à moi ; ne pensant point à l’abbé qui l’instrumentait, Fanchette mérita des louanges, qui lui valurent d’être aussi travaillée par les deux amis à la fois ; ce qu’elle n’avait point encore essayé.

Bandino était riche, il me donna un beau diamant ; Fanchette et Honoré furent payés avec noblesse ; nous allâmes respirer à une vigne charmante, et le soir je revins souper chez moi où l’abbé devait amener un cardinal, non pas in fiochi, mais dans le plus grand incognito. Son Éminence, depuis six lustres, avait passé l’âge des amours ; il n’était plus bon que pour le conseil ; il aurait dû se donner celui de garder son or, au lieu de le distribuer à des courtisanes, qui s’en moquaient ; j’ai tort, il s’amusait, et se moquait, sans doute, de ce que des drôlesses peuvent dire. Le cardinal Vechiopalazzo me trouva jolie, et comme il n’avait plus que des doigts, il fallut copier, pour le distraire, les postures de l’Arétin et de Clinchetel. Couchée sur mon lit, couvert de satin noir, le conclaviste me prenait pour un forte-piano, et promenait ses mains sur mon joli clavier, sans trouver la note sensible, encore moins produire un accord parfait. Cependant il avait déterminé de me le mettre, parce qu’ayant été, jadis, à Paris, il savait que les Françaises ne trouvent pas plaisant d’être ratées. Ses sens obéissaient mal à ses volontés, non seulement je les suivais, mais je les prévenais ; il était enchanté de ma complaisance ; et, croyant la doubler, il me donna une bourse d’or : je la refusai, et lui dis :

— Je ne prends rien d’avance, et même après les plaisirs que j’ai donnés, je ne reçois que pour ne pas désobliger ; Votre Éminence est trop généreuse ; elle met trop de prix à mes soins ; reprenez cette bourse, je ne la veux qu’après victoire.

— Ah ! s’écria-t-il, voilà bien la délicatesse française ! nos Italiennes avides n’en veulent qu’aux métaux ; l’homme n’est rien, s’il n’est un satyre ; que je vous aurais aimée, si j’étais plus jeune !

— Il n’est pas question de cela ; il y va de ma gloire ; je veux, absolument, que vous soyez content de moi ; reposez-vous ; vos forces s’épuisent par trop de désirs et des caresses inutiles ; c’est à moi d’en faire.

À l’instant je le fais étendre sur mon lit ; je le baise, je le chatouille légèrement ; je lui tiens les propos les plus lascifs ; je lui raconte des scènes brûlantes ; je me couche sur lui, mes tétons sur sa bouche ; je le branle ; et j’ai l’honneur indicible de le faire bander : sans trop le louer, de peur d’accident, je me coule sous lui et l’attire sur moi : je conduis son vit, le place, et je commence à lui donner des secousses enchanteresses. Le cher homme était dans les deux ; il me disait les plus jolies choses, s’il ne les faisait pas ; il limait depuis un quart d’heure, et était encore assez ferme, il me fit plaisir ; dans un des instants où je m’ouvrais, je lui dis, voyant qu’il ne finissait rien :

— Voulez-vous décharger ?

— Sans doute, ma divine.

— Eh bien, abandonnez-vous sur moi, je ferai le reste : je lui applique sur les fesses quelques petits coups ; je m’agite, le bon prince finît, se pâme, reste absorbé dans un recueillement délicieux, me donne mille louanges et quelques baisers, et se lève.

— Eh bien, me croyez-vous adroite ?

— Et charmante ; vous m’avez rendu mon existence précieuse : ah ! ça, la bourse était à vous, reprenez-la de grâce, j’y ajoute des dragées : c’est la récompense due à un enfant, qui s’est jeté dans les bras du temps. (Elles étaient dans une superbe bonbonnière de cristal de roche, montée en or.)

— Vous me comblez.

— Non, c’est moi qui suis votre obligé.

Il me pria de faire entrer l’abbé, qu’il embrassa, lui faisant les plus agréables félicitations sur son bonheur de m’avoir.

Vecchio Palazzo parti, l’abbé me dit :

— Dans un instant ze reviens avec un ami qui saura faire passer l’amertume de la pilule que vous venez d’avaler.

— Pillule soit, mon cher, mais je soutiens que celui qui m’en donnerait souvent de pareilles, serait plus purgé que moi.

Je fis donner quelque ordre à mon appartement ; à peine était-il convenable, que Succarino me présenta un jeune seigneur allemand. Il était prévenu qu’on ne se gênait pas chez moi, aussi quitta-t-il son habit, aussitôt que son épée, et me dit :

— Charmante Française, le cardinal vous a fait attendre, et vous me le rendez, cela n’est pas juste ; voyez.

Il était réellement dans un état à ne pouvoir attendre.

— Cet abbé, répondis-je, est un méchant qui m’amène toujours des persécuteurs ; venez, monsieur le baron, vous me croyez bonne fouteuse ; je vous avertis que je ne vaux plus rien ; demandez-le à ce fripon de Succarino.

— Ah ! je le saurai par moi-même… mais quelle femme !… qu’elle est belle sans parure !… Ah ! dieux ! je jouis de la plus aimable mortelle.

Je ne disais mot, mais je le faisais dire vrai ; je me signalai ; je fus contente de moi, et je lui prouvai qu’une Française porte dans tous les climats une ardeur inextinguible. Le baron fut aussi satisfait que le cardinal, mais à meilleur titre ; nous nous séparâmes. C’est ma dernière aventure à Rome ; je sentis un accès de cette langueur qu’on nomme maladie du pays ; ayant besoin de santé, je jugeai à propos de revoir l’empire des Lys.

Le baron me dit, la veille de mon départ, qu’un prince souverain d’Allemagne partait pour Paris ; qu’il lui avait parlé de moi, qu’il avait grande envie de me connaître, à condition que nous ferions route ensemble, sans quoi il se priverait du plaisir de me voir, pour ne pas acheter des regrets. Ma réponse fut bientôt faite ; je consentis à tout. Son Altesse vint me faire ses offres ; elle voulait, après ma promesse, prendre des acomptes sur ma future complaisance ; je lui dis qu’en route je serais à elle ; que je voulais me reposer un peu, et qu’elle n’y perdrait rien. Je pris congé de mes amis ; j’écrivis au cardinal une lettre assez agréable ; il m’envoya, pour réponse, une caisse pleine des plus belles fleurs d’Italie ; nous voilà partis.

Ce que nous vîmes dans notre course ne t’intéresserait pas ; des descriptions géographiques ne vaudraient rien après celles de mes voyages sédentaires ; nous passâmes par Turin ; je traversai les Alpes, j’en vis les imposantes beautés ; nous entrâmes en France par le Pont de Beauvoisin ; nous fîmes un séjour à Lyon. Tu devines que j’envoyai chercher Mondor, pour lui prouver ma reconnaissance, et lui montrer que j’étais en bonnes mains ; il fut aussi flatté de me voir que ses amis, qui vinrent me saluer ; ces devoirs d’honnêteté remplis, nous courûmes, sans nous arrêter, jusqu’à Paris. J’y descendis à l’hôtel de Valois ; mais, fidèle à mes principes, je voulus être moins inspectée ; je louai un appartement rue de Richelieu, près du prince qui m’avait très bien traitée, et qui était homme si échauffé de la route, qu’il aurait voulu, à chaque station, être rafraîchi.

Mon compagnon de voyage et de lit reçut des ordres du monarque qu’il servait, car tout est cascade dans ce monde ; il fallut aller à sa cour : il me quitta, me laissant des preuves de son amitié, et pria le commandeur de Tunderswantz d’avoir pour moi les égards que je méritais ; ces égards consistaient à en manquer souvent ; aussi le commandeur me laissa peu à désirer, quant au physique ; c’était le plus nerveux gentilhomme de la Forêt noire ; il aurait cependant perdu cette vigueur qu’il tenait de ses ancêtres, s’il avait vécu plus longtemps avec moi, qu’il appelait lime douce, parce que, chaque jour, il sentait son priape baisser d’une ligne.

Parfaitement ma maîtresse, tu me vois livrée à mon goût favori, ne voulant pas encore me donner un maître, car les entreteneurs sont quelquefois plus exigeants que les maris ; ayant une cassette assez bien garnie, je résolus d’élever le bonnet de la liberté, et de jouir de mon indépendance. J’allais tous les jours au spectacle : je vis l’Opéra, si supérieur à celui des provinces ; les Français, qui commencent à respecter le public, et méritent de lui plaire, par leurs talents : les Italiens, chez qui on trouve la gaieté et la naïveté peintes avec les couleurs qui leur sont propres ; les Variétés amusantes, théâtre autrefois gaillard, aujourd’hui très moral ; les comédiens de S. A. S. Mr. le Cte. de Beaujolais, qui chantent sans chanter, et parlent sans proférer des sons. Rien de si plaisant à qui les entend pour la première fois : ils n’ont pas le privilège d’articuler ; on chante et on parle pour eux dans les coulisses. J’allais aussi à l’Ambigu-comique, où l’art de la pantomime est porté assez loin ; et chez les grands danseurs qui, souvent, valent la peine d’être vus ; je fus jusque chez les associés, car j’aime à tout voir ; le théâtre de Monsieur n’était pas encore ouvert ; j’ai su que ses débuts n’avaient pas été heureux ; j’espère que mon ami Paillardelle animera ce spectacle ; c’est un très bon comique, quand il veut ne pas charger ses rôles, et qui a un double talent ; il joue les baillis à me faire un vrai plaisir.

Ces spectacles m’amusaient ; mais mon favori, celui de choix, était ce tableau mouvant à l’infini, et d’une lubricité rare, qu’offrent, le soir, les vastes galeries du Palais-Royal.

Là, deux cents fillettes à tout prix, étalent publiquement leurs charmes, ou plutôt présentent leurs faméliques appas à qui les désire, et même à ceux qui ne s’en soucient point : une douce violence assure leur souper, quelques-unes font assez bien ; j’en ai vu disparaître quatre à cinq fois, pour expédier autant de pratiques, qui s’appellent encore, comme sous le dernier règne, des Michés. Sous ces galeries, décorées de ce que peut enfanter l’imagination la plus fertile, on entend les noms les plus agréables ; ces jolies mendiantes, ainsi que les baptisait Jean-Jacques, s’appellent Aspasie, Flore, Fatime, Aglaé, Simpronie, Zéphirine, Agathe ; il y a même des Rosines ; quelle hardiesse ! toutes respirent la volupté, ou ce qui lui ressemble : leur luxure animait la mienne ; je brûlais de réaliser ce que peignaient leurs propos licencieux, et j’allais chez moi, où tout ce qui me tombait sous la main était mis en œuvre.

J’avais une réserve assez bien fournie ; huit ou dix bons ouvriers, que le hasard m’avait donnés, ou qui s’étaient recommandés l’un l’autre, étaient souvent au frais chez moi, selon mon ancien usage, et attendaient que madame changeât de relais. Les jours heureux, je les coulais tous à fond ; d’autres, faute de temps, ou d’être venus à temps, quelques-uns s’en retournaient, sans avoir étrenné. Fanchette me les logeait chez elle, ou dans une garde-robe ; cave, grenier, office, tout était employé. Le diable paria, sans doute, avec ses camarades, de me jouer un tour, et ce fut moi qui me moquai de lui. Pour entendre la pièce, il faut avoir les noms des acteurs. Paillard, l’Agneau, Flamberge, Brelandier, Cornichon, Narembon et Tanrapier ; je ne compte pas un garçon marchand, un robuste compagnon, et quelques autres brochant sur le tout. Ces messieurs ne devaient pas se rencontrer ; le destin voulut que je prisse en gros ce que je voulais prendre en détail. Narembon sortait, après avoir figuré ; Brelandier attendait pour prendre la place, de peur qu’elle ne refroidît : il croit entendre un bruit étranger, et, connaissant la maison, il veut se réfugier dans l’office, où il se trouve nez à nez avec Flamberge, qui y était caché ; ils ne peuvent, comme les anciens augures, se regarder sans rire.

— Eh ! que venez-vous faire ici ?

— Et vous ?

— Je viens pour ce qui amenait Temponet chez Fanchon.

— Moi de même.

Ils parlent haut, celui qui descend les écoute, ils remontent, voilà un groupe de trois ; mais à l’instant Paillard entre ; et de quatre ; je ne m’étonne jamais, j’offre un terme moyen ; un milieu ; c’est le mien. Pendant qu’on raisonne de l’aventure, l’Agneau, Tanrapier et Cornichon viennent, attirés sans doute par l’odorat, et, regardant l’assemblée qu’ils augmentent, tous partent d’un éclat de rire à briser mes vitres ; je me mets de la partie, et, ferme comme un rocher, je leur dis ;

— Croyez-vous, messieurs, n’étant que sept, que je puisse vous redouter ? Pas plus ce jour que les autres ; car vous acquérez, par cet incident assez comique, la certitude que je vous renvoyais tous chez vous plus ou moins satisfaits, en raison de vos forces, et non des miennes, que vous n’avez jamais connues. Il s’agit de vous prouver que vous êtes tous mes amis, et que, de même que je vous avais, sans jalousie, vous jouissiez sans la craindre ; et que vous soyez convaincus que Rosine ne vous a point trompés, en vous disant qu’elle vous aimait, chacun pour sa quote-part.

Le hasard a trop présidé à cette aventure pour ne pas lui donner le droit de décider les rangs : tirons à la plus belle lettre, je vais prendre ce sottisier qui est sur ma toilette ; l’aspirant à mes faveurs se mettra à mes genoux, et piquera où bon lui semblera ; on me le mettra suivant l’ordre alphabétique. Voyons ; Paillard s’avance et tombe sur ce vers :


Aimable con, source de voluptés.


L’Agneau pique sur cette chanson :


Branle le vit, Thérèse, à monsieur l’intendant.


Flamberge sur l’Ode à Priape :


Foutre des neuf garces du Pinde.


Brelandier s’arrête sur


Foutre et boire sont mes charmes.


— Un moment, messieurs, ceci est une bonne chose, qui mérite attention ; voilà deux F. Comment s’accorder sur la primatie ? Je ne vois de manière prompte, que de deviner un nombre ; je jure, par Vénus, d’être sincère ; demandez-moi, tous deux, combien de fois je l’ai fait hier, je m’en souviens.

Brelandier prononce dix fois.

— Et vous, Flamberge ?

— Madame, je les porte à quinze.

— Vous avez gagné, vous prendrez votre tour, je l’ai fait quatorze.

Cornichon amène :


Puissant médiateur entre l’homme et la femme.


Narembon tire :


Qu’on me baise, plus chaud que braise.


Tanrapier :


Six coups sans déconner, sont une bagatelle.


— Il me paraît, messieurs, que tout est en règle, suivons le tableau. Messaline, plus célébrée que moi, et qui ne valait pas mieux, offrit quatorze couronnes à Priape, après sa victoire sur autant de jeunes gens vigoureux qu’elle avait excédés ; vous n’êtes encore que sept, jugez si je compte que vous me déclariez, comme elle, invaincue.

Je finis mon discours oratoire par une pose qui semblait dire :

— Messieurs, mettez-le-moi donc.

Paillard me coucha sur des piles de carreaux que Fanchette avait arrangés, et soutint la brillante réputation dont il jouissait ; il me foutait si bien que, si ses co-acteurs m’avaient tous forcée à répandre, comme lui, des torrents d’élixir amoureux, je n’aurais pu tenir parole. Chaque combattant se présenta, et les charges furent si répétées, que je ne me souviens ni de ceux qui doublèrent et triplèrent, ni de toutes les folies que nous fîmes. Suffit que trois heures furent employées à battre chaud, et que mes ennemis, ne pouvant gagner le champ de bataille, pensaient à une retraite prudente, lorsque le chevalier de Boneuil, qui demeurait dans ma maison, et qui, parfois me l’ôtait, rentra ; il entendit rire et quelques mots ; il se douta qu’il y avait chez moi un combat galant ; il frappa : Fanchette ouvrit, et l’arrêta ; je demandai qui c’était ; l’ayant su, je criai :

— Qu’il entre donc. Chevalier j’ai le plus grand besoin de vous, pour faire un nombre carré. Ces libertins m’ont attaqué sept ; pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ?

— J’en suis très aise, répondit Boneuil, je serais expédié, au lieu que je suis frais ; en voulez-vous ?

— Oui, sans doute.

Et voilà que j’augmente ma dette ; une couronne de plus, pour les quatre coups du chevalier. Cependant, jadis étroite, depuis curieuse, affamée, enragée, il m’était bien permis d’exiger un petit supplément.

— Paillard, mon petit Paillard, tu fous si bien ; encore un coup, c’est une bagatelle.

— Un, cela ne se refuse pas ; viens, Rosine, tu le veux.

Et aussitôt il me reprend et me comble de délices. Il croyait avoir agi noblement, lorsque je le priai, avec ardeur, de recommencer.

— Encore un, cela ne se refuse pas.

— Très fort, quand on n’en peut plus : après ce que tu as reçu, ma chère Rosine, toujours exiger, c’est avoir le diable au corps.

— C’est le mot, répétèrent ces messieurs, et même plus d’un diable ; si elle n’en avait qu’un, elle en ferait une bouchée, c’est le diable nommé Légion, qui s’est logé dans sa jolie caverne.

— Adieu donc, puisque vous n’êtes plus bons à rien.

Le tout fut expédié si lestement, que je pus me faire habiller et aller en loge.

Nous devions donner la maîtrise de l’ordre de l’adoption à une compagnonne ; le vénérable m’avait nommée inspectrice, et j’étais occupée des devoirs de ma charge, lorsque je distinguai notre frère Thuilleur, qui me parut mériter un caprice : je trouvai moyen, après le discours, lui donnant l’attouchement, de lui dire de venir chez moi ; il s’y rendit. Ce frère me traita en sœur et me donna tout ce qu’il avait, il obéissait à nos lois ; on connaît la fin de ce couplet, adressé à l’amour :


Au sortir de la loge,
Tout bon frère est à toi.


Mais ce n’était pas assez pour mon lendemain. La loge de maîtresse fermée, on ouvrit celle de Nymphe de la rose ; grade charmant et ingénieux, inventé par le marquis de la Salle. J’avais des vues sur notre Hyérophante, mais il avait la sœur Discrétion, la plus indiscrète mortelle en amour, et presque aussi exigeante que moi. Je lorgnai le frère Sentiment, à qui je dis, lorsqu’il me donna le baiser d’union, qu’il ne tenait qu’à lui d’avoir ma rose ; il me promit de me couronner de myrte : il vint au moment que je lui avais indiqué. Ô que la maçonnerie est consolante !

La petite vie que je menais me fit assez connaître pour me décider à quitter Paris. J’entendis au spectacle des jeunes gens qui se disaient :

— Elle a le diable au corps ; on assure qu’elle romprait un vit d’acier. Duc, veux-tu en essayer ?

— Non, pardieu, marquis ; elle est jolie, mais elle m’avalerait comme une fraise.

— Et toi, chevalier, t’en régaleras-tu ?

— Je n’oserais, elle doit avoir besoin des poudres de Goderneaux ; elle a, dit-on, eu Paris et ses faubourgs.

J’étais sur un brasier ; je sortis après la première pièce : mes critiques m’attendaient dans le corridor, et, descendant derrière moi, me chargèrent d’épigrammes et de calembours.

Je dis à Fanchette, en rentrant, qu’il fallait faire nos coffres et changer de théâtre : elle me répondit qu’il fallait attendre ; qu’un monsieur, parlant mal le français, mais ayant une superbe voiture ; d’une mine commune, mais ayant de beaux laquais ; d’une encolure épaisse, mais ayant des chevaux lestes, était venu me voir et reviendrait le lendemain à ma toilette, et qu’elle croyait que cet étranger avait des vues dont on pourrait tirer parti.

Résolue à ne plus sortir, un jour ou deux était peu de chose ; j’attendis mon homme avec une recherche étudiée. À dix heures, un carrosse s’arrête à ma porte ; le maître se fait annoncer : Honoré répète monsieur Van Bloomdael : je me lève, et, d’un air flatteur, je l’invite à s’asseoir.

— Madame, lord Foxmouth, avec qui j’ai des relations, m’a mandé que vous étiez à Paris ; je ne vous ai trouvée qu’hier, dont je suis très fâché ; je dois, sous peu de jours, retourner en Hollande, ma patrie ; si vous voulez quitter Paris et venir vous y amuser, je demande la préférence : je vous offre ce que la richesse, unie au désir de vous plaire, peut combiner.

— Monsieur, ce que vous me proposez m’empêche de vous répondre ; si j’acceptais, vous pourriez me soupçonner de vues basses et sordides ; si vous ne m’aviez offert que vos services et des plaisirs, j’aurais consenti sans délai.

— Oubliez donc, madame, que j’ai mal tourné ma phrase ; cependant j’ai vu, dans toute l’Europe, les jolies femmes suivre, de préférence, les hommes opulents.

Nous fûmes bientôt d’accord ; il m’engagea à vendre ma voiture, il en avait deux, avec promesse, si je le quittais, de la remplacer.

Je pars, je cours cette fois vers le Nord ; nous nous arrêtons, mon bourgmestre et moi, à Bruxelles, pour me faire voir cette ville importante ; ne pouvant examiner les curiosités qu’elle renferme, je m’en tins aux extérieures. Je vis un site heureux, de belles rues, des maisons bien décorées, de beaux hôtels, des places dans le genre espagnol, telle est celle où l’Hôtel de Ville est bâti, qui, lui-même, est d’une architecture demi gothique ; cette place est formée par des maisons enrichies de sculptures, dorures, bas-reliefs, etc. La place Saint-Michel est un carré long, d’une noble simplicité ; on voit, au milieu de la place Royale, un peu petite pour un morceau de cette importance, la statue pédestre du prince Charles de Lorraine, cet ami du peuple et des arts ; homme de lettres et guerrier, qui gouverna vingt-cinq ans les Pays-Bas : cette statue est forte pour l’espace et son élévation ; son piédestal est beaucoup trop maigre.

À trente toises on trouve le parc, jadis peuplé de daims, que renfermaient ses murs : son local avait des inégalités difformes ; la cour brûlée des enfoncements ; par un travail immense, on a nivelé et aplani le terrain ; le parc est aujourd’hui une promenade magnifique, enrichie de statues, et bordée de très belles maisons. Le conseil de Brabant, qui forme un de ses points de vue, est d’une architecture sage, et plusieurs morceaux voisins méritent la curiosité.

Les voyageurs connaissent la richesse des églises flamandes ; celles de la capitale ont des beautés : je n’ai point approché de la cour ; je sais me rendre justice, et ne pas porter mes regards sur des objets respectables.

Passons à la Haye, car tu n’aimes que mes fredaines ; il faut pourtant te dire que cette ville est charmante, par sa propreté, son étendue, ses promenades intérieures, et celles du dehors ; que j’y trouvai la cour du stathouder, la résidence des ambassadeurs, l’assemblée des états-généraux, un spectacle français ; car si César a remarqué qu’il n’y a point d’armée où on ne trouve de soldats gaulois, il n’y a pas une puissance d’Europe qui n’ait des histrions français. La Haye est un séjour délicieux l’été ; les maisons de campagne qui bordent les canaux qui y conduisent sont enchanteresses ; on y voit les plus belles fleurs : celle de mon amant, nommée Tulipenburg, avait un parterre digne des jardins de la fée Aline.

Je jouissais des délices de la vie ; j’avais un homme honnête, quelques hommes galants en cachette, des ducats, de la vaisselle, des diamants ; je me croyais au port, lorsque la faux tranchante de la Camarde vint couper le fil qui retenait mon cher Bloomdael à la vie ; il ne m’oublia pas avant de la quitter ; ses largesses furent au delà de mon espérance, et je le pleurai sincèrement : nous autres coquines, nous ne connaissons ce que valent nos bienfaiteurs qu’après les avoir perdus. Mais, je sens brunir mes crayons ; reprenons le carmin ; adieu, Folleville, adieu ; je retourne à Paris me jeter dans les grandes aventures ; si tu lis celles-ci avec plaisir, je t’en donnerai la suite ; car je crois avoir encore longtemps le diable au corps.