L’Indépendant du Cher (p. 36-37).

XXIV

Les deux alliées

— Ah ! madame, dit Véga, en mettant enfin pied à terre, quel voyage je viens d’accomplir.

— Je suis encore plus stupéfaite de vous voir, mon enfant, il faut que vous soyez douée d’un courage et d’un sang-froid étonnants pour avoir triomphé de pareils obstacles.

— Je voulais arriver, puis je n’ai jamais peur.

— Pourquoi donc vouliez-vous me trouver ?…

— N’y voyez, je vous en prie, aucune indiscrétion, je ne me serais jamais permis de profiter du secret que votre bienveillante intervention m’a livré au moment où, profondément endormie, j’allais étouffer au milieu de la fumée, sans un cas de force majeure. Il m’a semblé que vous aimiez beaucoup Daniel.

— Ah ! oui, je l’aime, mais il l’ignore et je veux aussi qu’il m’ignore ; vous avez, ainsi que vous le dites, mon enfant, surpris un secret, gardez-le, je vous en supplie sur tout ce que vous avez de plus cher…

— Ce que je dois avoir de plus cher, hélas ! je ne le connais pas, madame, car je suis comme Daniel… ignorante de ma naissance.

— Que dites-vous ?

— La vérité, hélas ! mais l’heure est mal choisie pour vous conter mon histoire. Vous aimez Daniel… vous lui tenez de près, je crois le deviner, alors aidez-moi à le retrouver !

— À le retrouver ! il est donc parti ?

— Oui, involontairement, on l’a enlevé.

— Mon fils !

Ce mot avait jailli malgré elle, le cœur avait livré son mystère. Mais Véga ne releva pas l’interjection, elle soupçonnait déjà ce lien. Elle reprit :

— Je sais un peu de l’étrange histoire de Daniel, j’ai pu surprendre des complots, nous en avons déjoué quelques-uns, ce dernier nous a pris au dépourvu, la ruse cette fois a réussi mieux que la force.

Le front dans ses mains, la mère écoutait absorbée et Véga se mit à dire toute l’aventura récente sans oublier un détail. Elle conclut :

— Je n’avais d’espoir qu’en vous. Je pense bien que vous n’êtes ni immatérielle, ni revenante, mais je suis sure que nous pouvons nous allier pour le sauver.

— Oh ! oui, de tout mon cœur. Qu’êtes-vous pour lui, mon enfant ?

— Une amie, fit naïvement la jeune fille, et elle continua avec une si absolue pureté que celle qui l’écoutait ne put douter.

— Je ne le connais que depuis quelques semaines seulement ; sa loyauté, sa bonté, son malheur aussi, m’ont attirée, et je ne croyais pas l’aimer autant, il a fallu sa fuite pour me montrer à quel point il était entré dans ma vie du cœur, bien solitaire… puisque je ne me connais pas un seul parent au monde.

— Pauvre mignonne, si votre pauvre mère a souffert autant que moi, puisse Dieu la récompenser un jour ! Pour des raisons de politique, à cause des menaces terribles qui m’ont été faites, j’ai dû taire à mon fils sa naissance, j’ai dû lui laisser ignorer ma tendresse. Il ne m’était possible de le voir que de loin, j’avais recours à mille subterfuges pour le contempler, le frôler, j’ai joué la revenante ainsi que vous dites, seule je connais ce souterrain caché au pied des fortifications du château de mes ancêtres, de la sorte j’apercevais Daniel à chaque instant, je l’entendais, je suivais ses occupations. Avant, à Paris, j’ai joué la dame quêteuse pour entrer chez lui, à Vienne, j’ai été infirmière, admise au régiment, j’ai essayé aussi de la vie mondaine. Ah ! quel calvaire, mon Dieu !

— Madame, si vous le voulez bien, fit Véga pratique, nous n’allons pas nous raconter maintenant nos états d’âme… nous en prendrons le temps mieux à propos. En ce moment, il doit y avoir un plan rapide à admettre, vous avez une grande habitude des situations difficiles, moi je ne redoute rien, il me semble que nous devrions partir.

— Mais où ?

— Je crois qu’on a dû mener Daniel en Espagne.

— Une automobile n’a pas pu franchir le port de Vénasque, seul moyen de passer la frontière à Luchon, ni le col de la Maladetta.

— Non, mais par Bozost, par le val d’Aran.

— Je ne le crois pas possible.

— Alors, ils sont allés par la route de Saint-Sébastien.

— Qui vous fait supposer qu’il soit en Espagne ?

— Parce que le baron Xavier de Barbentan…

— Vous connaissez mon neveu ?

— Votre neveu, ce bandit !

— Quel terme ! Xavier fut élevé par moi jusqu’à dix ans.

— Ah ! il ne vous fait guère honneur. Vous ne savez donc pas le rôle qu’il joue vis-à-vis de votre fils ?

— Quoi ? saurait-il notre lien de famille ?…

— Certainement il le sait, Madame, c’est par une conversation entre lui et Jean de Navalone que j’ai appris les dangers auxquels Daniel était exposé. Ces deux misérables sont payés par vos ennemis. Ils ont accepté de livrer votre fils.

— Encore une douleur, Xavier, mon cher petit neveu l’ennemi de son cousin !

— Oui, et pour de l’argent, beaucoup d’argent. Ce Barbentan était à la cote… il s’est vendu.

— Si j’avais su, je l’aurais payé moi, mais à cette époque j’étais dans l’« in-pace » du couvent.

— Le mieux serait peut-être de retrouver ce voleur et de le racheter.

— Nous essaierons.

— Il est gourmand ? Êtes-vous riche ?

— Oui, j’ai beaucoup d’or, des titres et des bijoux.

— Bon, nous en prendrons. Moi, si vous en manquez, je pourrai vous en donner…

— J’espère être en mesure de ne rien accepter. D’ailleurs, à votre âge, on ne dispose pas de sa fortune.

— Ma fortune ! Je n’en ai aucune. Seulement, quand je veux de l’or ou des bijoux, je vais demander à mon ami Aour-Ruoa de m’en fabriquer.

— Voyons, mon enfant, j’ignore tout de vous, mais je ne vous crois pas capable de m’offrir l’assistance de… fausse monnaie.

— Ah ! bien, par exemple, fausse monnaie notre or ! Aour-Ruoa sait transmuer la matière, madame, il sait aussi prolonger la vie, la jeunesse, montrer l’invisible.

Angela venait de se lever, elle plongea longuement ses yeux attentifs dans les prunelles bleues de Véga, elle n’y vit pas trace de folie, alors elle demanda :

— Ma petite, où avez-vous été élevée ?

— À l’île de la Stella Negra, par des savants que j’aime.

— … par des sorciers, des alchimistes.

— Des sorciers ! il n’y en a pas plus que de revenants… Il existe des scientistes, des hommes qui étudient sans cesse et… trouvent. Croyez-vous que la nature, pourtant miraculeuse, que nous voyons, ait mis au jour tous ses secrets !… Non, madame, seulement, en grâce ne discutons pas, agissons. Il faut partir, aller chercher les traces de Barbentan et de son auto, savoir par où ils sont passés, où ils sont arrivés, explorer le pays, vos ennemis de Saint-Ay ont un château fort en Espagne ?

— Plusieurs.

— Navalone parlait de celui de la Sierra, vous le connaissez ?

— La sierra veut dire montagne.. c’est bien vague. Mon idée est qu’on a embarqué Daniel.

— De toutes manières, il faut partir. L’automobile que nous avons a un bon moteur, l’accident qui nous est arrivé avait été préparé par le marchand de vanille… autrement dit Milord O’Kelly, autrement dit Barbentan.

— Cette révélation me désespère. Quelle honte ! Mon neveu, un vendu !

— Madame, prenez un costume plus en rapport avec… l’humanité, votre robe phosphorée a du bon, du très bon, j’aurais bien voulu l’avoir cette nuit, mais pour voyager soyons le plus normal possible afin de ne pas être remarquées.

— Étrange enfant !

— Un peu, mais je le serai de moins en moins quand vous me connaîtrez mieux. Nous allons, si vous le voulez bien, nous donner rendez-vous sur la place des Bains, j’y serai dans deux heures avec l’auto réparée. Pour le moment, veuillez me mettre dehors, je préfère partir au soleil, je puis traverser le parc.

— Venez, mon enfant, cette tour a une petite porte dont j’ai seule la clef, elle donne dans le bois de sapins, vous aurez moins de peine à rentrer ainsi, je me hâte de suivre vos conseils, vous avez une décision entraînante.