Universités transatlantiques/Chapitre IX

Librairie Hachette (p. 360-379).

conclusions

À Son Excellence
Monsieur le Ministre de l’Instruction publique


Paris, 1er mars 1890.

Monsieur le Ministre,

Par un arrêté en date du 17 juillet 1889, vous m’avez fait l’honneur de me confier une mission aux États-Unis et au Canada à l’effet d’y visiter les universités et les collèges, et d’y étudier l’organisation et le fonctionnement des associations athlétiques fondées par les jeunes gens de ces deux pays.

Les renseignements que j’ai recueillis et les observations que j’ai faites, au cours de mon voyage, me suggèrent quelques réflexions que je désire vous soumettre. Ce sera la conclusion de cet étrange rapport qui ne se compose que de pièces justificatives et dont le style fantaisiste contraste avec l’habituelle gravité des documents pédagogiques. J’ai pensé que mes croquis y gagneraient en fidélité et que je pourrais donner, de la sorte, une impression plus nette et plus vivante de ces universités transatlantiques, vers lesquelles nous avons si peu tourné nos regards, nous autres Européens ; elles sont pourtant bien dignes de fixer l’attention. C’est autour d’elles, c’est dans leur sein même, que les Américains, non moins avides de science que de richesse, nous préparent des rivaux pour l’avenir ; leurs efforts ne sont pas toujours bien combinés : dans leur ardeur, ils mélangent le blé avec l’ivraie, mais la persévérance et le travail viennent à bout de toutes les difficultés, et leurs progrès doivent être pour nous le motif d’une féconde émulation.

I

Au moment où se manifeste, en France, avec une telle vigueur, la préoccupation de donner à l’éducation physique la place importante qu’elle comporte, il était intéressant de jeter les yeux sur un pays où les deux systèmes d’éducation physique les plus opposés se trouvent en présence : jeux libres venus d’Angleterre ; gymnastique scientifique venue d’Allemagne. J’ai suffisamment insisté, dans les pages qui précèdent, sur le caractère de l’une et de l’autre méthode, pour n’y point revenir. Toutefois, il importe de remarquer que les jeux libres, par le fait même que la liberté préside à leur organisation, s’accommodent du voisinage de la gymnastique ; il y a des gymnases en Angleterre et les élèves les utilisent avec plaisir. L’intolérance, au contraire, fait le fond de la gymnastique germanique ; elle ne connaît que mouvements d’ensemble, discipline rigide et réglementation perpétuelle. Le Dr Lagrange a fait justice de ses prétentions exorbitantes au point de vue hygiénique ; d’autres se sont chargés d’établir sa profonde nullité au point de vue pédagogique. Aux États-Unis, une réaction se prépare contre elle et il est permis de prévoir l’époque où les présidents d’universités retireront aux directeurs des gymnases les pouvoirs insensés qu’ils leur ont reconnus. Ces directeurs ont la haute main non seulement sur les appareils bizarres dont ils sont — ou parfois se croient — les inventeurs, mais aussi sur les jeux, car, ne pouvant de prime abord les faire disparaître, ils les confisquent à leur profit, choisissant parmi leurs élèves les plus forts et les plus agiles, à l’entraînement desquels ils se consacrent exclusivement. Il en résulte que, pendant la belle saison, les équipes universitaires vont de concours en concours ; on se presse pour les voir lutter ; des sommes énormes sont engagées par les parieurs et, tandis que les champions se livrent à cet athlétisme exagéré, leurs camarades sont tenus à l’écart pour ne pas gêner leur entraînement. On commence à se préoccuper d’un si fâcheux état de choses et il est à souhaiter qu’une prompte réforme se produise. En tout cas, c’est un avertissement pour nous de ne pas laisser prendre à l’éducation physique le caractère scientifique et autoritaire que voudraient lui donner certains théoristes, plus soucieux des principes que de leur application, amis du rationnel et ignorants de la pédagogie.

Pour remplir une lacune qui existe dans l’échelle des établissements d’instruction en Amérique et qui correspond précisément à la période la plus importante de la formation de l’enfant, des écoles se fondent, qui s’inspirent de l’immortelle doctrine du grand Arnold, comme s’en est inspiré l’honorable M. Marion dans le rapport qu’il a présenté à la commission que vous aviez chargée, Monsieur le Ministre, d’étudier les réformes à introduire dans le régime de nos lycées. Le programme d’Arnold y est presque entièrement reproduit. C’est lui, en effet, qui s’est, le premier, servi de l’athlétisme pour produire des volontés fermes et des cœurs droits en même temps que des corps robustes ; c’est lui qui, par la liberté et la hiérarchie du mérite, a su préparer les enfants au rôle de citoyens d’un pays libre ; c’est encore lui qui a groupé les maîtres autour de sa personne et en a fait ses collaborateurs ; c’est lui qui a poursuivi le mensonge, qui a proclamé la nécessité de faire avant tout des hommes honnêtes ; c’est lui qui a dit : « L’éducation est une partie d’échecs ».

La liberté, dans ces écoles nouvelles, est sagement réglée, comme dans les écoles d’Angleterre ; elle est au contraire excessive dans la plupart des universités ; mais cet excès d’indépendance ne produit pas de mauvais résultats ; il n’est pas jusqu’aux jésuites qui ne se félicitent de cet état de choses ; et rien ne prouve mieux que la liberté est féconde parmi les enfants comme parmi les hommes. Des restrictions sont parfois utiles, mais elle doit du moins être à la base de toutes les institutions scolaires. Les petits Américains ont un besoin tout particulier d’indépendance ; aussi faut-il considérer comme accidentelles et passagères les tendances que j’ai signalées plus haut à propos de l’éducation physique : elles sont dues à un engouement germanique qui ne saurait avoir de racines bien profondes, car il est contraire au génie du pays.

Les Debating Societies sont très répandues ; il ne faut pas les assimiler aux académies d’autrefois, auxquelles, précisément, faisait défaut la liberté de la pensée. Le maître, en Amérique comme en Angleterre, se gardera de rien souffler à son élève ; il ne tient pas à le faire briller en séance publique dans un rôle de tragédie grecque ou dans une récitation de vers latins ; il tient à le faire pérorer tout seul sur des sujets de « grandes personnes », afin qu’il s’habitue à trouver ses mots — et surtout à trouver ses idées, ce qui est plus difficile encore. Je ne saurais trop insister pour que de pareilles conférences soient instituées dans nos lycées ; les grands élèves y perdraient peu à peu cette déplorable timidité qui, trop souvent, les paralyse aux examens et les poursuit à travers toute leur carrière. Mon avis serait de bannir des discussions les sujets religieux ou de politique intérieure, mais d’y admettre carrément tout ce qui a trait à la politique extérieure. La presse scolaire est également utile ; les quelques essais tentés en France ont réussi, mais la plupart des maîtres ne se doutent pas encore du rôle que peut jouer dans un collège un journal mensuel ou bimensuel, bien rédigé ; s’ils pouvaient deviner combien leur tâche en serait facilitée, ils n’hésiteraient pas à pousser les élèves dans cette voie. Il y en a partout, en Amérique : j’en reçois beaucoup et encore plus d’Angleterre ; depuis plusieurs années que je les lis attentivement, je n’y ai jamais trouvé un mot déplacé et la plupart ne sont pas contrôlés. Je sais bien que tous ces moyens sont un peu modernes ; mais j’imagine que nous avons à former des hommes pour le xxe siècle et non pour le XVIIe.

II

En dehors des universités et collèges, les associations athlétiques sont nombreuses et prospères. Les unes sont simplement formées entre jeunes gens en vue de pratiquer certains sports déterminés, le vélocipède, le lawn tennis Mais le plus souvent ces associations possèdent des immeubles où sont installés de véritables clubs ; l’on y peut écrire, dîner, jouer au billard. Un grand gymnase, dans la partie supérieure, un jeu de boules, des douches et parfois une piscine de natation dans le sous-sol permettent aux membres de prendre, pendant tout l’hiver, un exercice énergique et salutaire. Ces associations possèdent aussi des terrains de jeux et des garages de bateaux pour l’été, hors des villes où elles sont situées. La cotisation est généralement peu élevée, soit par suite de la générosité des fondateurs, soit par le grand nombre des membres honoraires qui se trouvent participer aux dépenses sans en occasionner. Les concours de sports athlétiques donnés par ces associations, en hiver dans leurs gymnases, en été sur leurs terrains de jeux, sont très suivis. Les courses plates et avec obstacles, les sauts en hauteur et en longueur et les sauts à la perche figurent au programme. L’escrime a quelques fervents ; la boxe est très répandue. Les gymnases sont toujours parquetés et des matelas rembourrés remplacent, au-dessous des divers appareils, la sciure de bois que nous employons. Cette sciure n’est pas sans inconvénients : elle produit une poussière qui imprègne l’atmosphère et la rend irrespirable. Parmi les améliorations à introduire en France, je signalerai l’établissement des pistes en caoutchouc pour la course ; elles entourent les gymnases et sont le plus souvent supportées par une galerie à la hauteur d’un entresol. Les jeux les plus en faveur sont le base-ball et le foot-ball ; le cricket n’a pas autant de vogue qu’en Angleterre. Le base-ball est extrêmement simple, quant aux règles, mais la pratique en est fort difficile, et nos écoliers ne sont pas encore assez persévérants pour prendre plaisir à un exercice dans lequel ils ne réussissent pas du premier coup ; le foot-ball, au contraire, les a enthousiasmés dès le début et son succès est fondé ; il amuse les plus novices et, d’autre part, le perfectionnement musculaire et le développement de l’habileté des joueurs y sont sans limites.

Les sports d’hiver, le tobogganing, les courses en snow shoes et surtout le ice yachting, ne peuvent être que mentionnés ici comme procurant aux jeunes Américains du Nord de délicieuses récréations. Ces plaisirs-là ne seront jamais à notre portée, à moins d’un bouleversement général dans l’économie climatérique du globe ! Quant à l’équitation, elle n’est pas enseignée dans les écoles ; il y a, dans les villes, des manèges où l’on monte beaucoup. Là aussi des associations se sont formées ; elles se réunissent un soir ou deux par semaine et parfois, pour égayer la séance, un orchestre s’installe dans la tribune et l’on galope en musique, tout comme à l’hippodrome. D’autres fois, les membres organisent des cavalcades, des carrousels ou des excursions qui prennent une journée entière et même davantage. Ces manèges ont des vestiaires, des salles de lecture et de repos. Il serait à souhaiter que nos manèges français fussent organisés sur le même plan ; au contraire, on semble prendre à tâche d’y rendre l’équitation peu attrayante.

Après tout exercice d’un caractère un peu violent, les Américains, petits et grands, prennent un shower bath, c’est-à-dire un « bain de pluie ». Ce n’est pas précisément une douche ; peut-être n’est-on pas d’accord sur l’utilité de la douche pour tous sans exception, mais personne ne saurait admettre qu’il soit hygiénique de ne pas se laver après un exercice qui a amené une forte transpiration. Le shower bath s’installe avec la plus grande facilité et il ne faudra que de la bonne volonté et très peu d’argent pour le mettre à la disposition de nos lycéens. Cette amélioration s’impose absolument : et puisque je touche en passant un sujet de si haute importance, permettez-moi de vous signaler, Monsieur le Ministre, le danger qu’il y aurait à laisser se perpétuer un état de choses qui est contraire de tous points aux lois de l’hygiène. J’ai vu, depuis un an, nombre de lycéens jouer dans leurs vêtements d’uniforme, en se contentant d’enlever leur tunique ; cela est fort bien pour une récréation de quelques minutes ; mais dès que l’exercice prend le caractère athlétique, ce costume ne devrait pas être toléré. Un jersey de laine ne coûte pas les yeux de la tête ; il sert à tous les exercices, se porte indéfiniment et nul vêtement ne peut rendre de plus grands services.

III

On a reproché à l’éducation anglaise d’être trop coûteuse et cette accusation a été reproduite par tous les ennemis du progrès et de la réforme scolaire. Des écrivains fantaisistes ont cité des chiffres dont l’énormité égale l’inexactitude et, avec une certaine mauvaise foi, on a dépeint les écoliers britanniques comme des êtres paresseux et encroûtés. Ce n’est pas le moment de rétablir la vérité et de démentir ces allégations mensongères ; qu’il me suffise de faire observer que l’exagération de la dépense, dans certains collèges, ne provient jamais que du luxe inutile dont les parents entourent leurs enfants et que les jeux, loin d’y contribuer, sont au contraire une occasion d’économie en même temps qu’ils empêchent la formation de ces clans, de ces groupes d’élèves si contraires à l’esprit d’égalité et de démocratie. Ce que j’ai vu aux États-Unis m’a pleinement confirmé dans cette opinion.

IV

Le degré de civilisation atteint par ce grand pays, son passé court, mais glorieux, son avenir qui semble si brillant et surtout la part que la France a prise à son émancipation ne nous permettent pas de tenir plus longtemps en dehors de l’enseignement historique le récit des événements dont il a été le théâtre. Les jeunes Français trouveront dans cette étude, en même temps qu’un intérêt puissant, de fortes leçons de patriotisme et des exemples admirables de vertu et d’énergie, qui seront de nature à faire impression sur eux et à exciter leur ardeur la plus généreuse.

Il me reste, Monsieur le Ministre, en terminant l’énumération de ces vœux, à vous offrir mes vifs remerciements pour la preuve de confiance dont vous m’avez honoré. J’ai fait de mon mieux pour y répondre d’une manière digne de la France et du Gouvernement de la République, et j’ai l’espoir que mon voyage n’aura pas été inutile, puisque j’en rapporte l’impression que nous ne faisons pas fausse route en nous engageant dans la voie que l’étude des institutions scolaires anglaises avait ouverte devant nous. Poursuivons donc nos réformes, soutenus par l’exemple de l’Angleterre et de l’Amérique, et cherchons à réaliser le programme qui tient dans ces deux mots : sport et liberté.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’hommage de mon profond respect.

Pierre de Coubertin.


fin