Éditions du Fleuve (p. 29-62).

II

Si du point de vue géographique l’unité de l’Asie peut être dite statique, elle est du point de vue psychologique, nous voulons dire du fait des aptitudes d’assimilation des Asiatiques et de leur volonté actuelle, essentiellement dynamique, pour employer des termes en faveur aujourd’hui. Peut-être ce dynamisme qui se traduit quelquefois par le cri : « l’Asie aux Asiatiques ! » est-il en parfaite harmonie avec l’orientation générale de la pensée moderne ; si celle-ci en effet s’éloigne de l’ancienne conception de « l’équilibre des forces », ce n’est pas pour se rapprocher d’une conception dynamique. En tout cas des conséquences politiques s’ensuivent nécessairement, les unes réservées à l’état de paix, les autres à l’état de guerre.

Celles qui paraissent réservées à l’état de paix sont des directives générales convergeant vers un but commun qu’il est facile de déterminer après ce qui vient d’être dit : l’indépendance à l’égard de l’Europe, indépendance acquise à la fois par les moyens empruntés à cette Europe même et par un retour à des traditions, à une éthique opposées à celle de l’Europe.

Celles qui impliquent l’état de guerre sont des alliances ou des accords entre Asiatiques en face des Européens.

Les conséquences de l’unité asiatique ainsi formulées, quels sont pratiquement les principaux peuples d’Asie chez qui elles se font sentir et de quelle manière ?

Ces principaux peuples sont ceux de Chine, du Japon, de l’Inde et de la Russie. Considérons-les en fonction de l’unité asiatique, c’est-à-dire voyons comment, en temps de paix, puis en temps de guerre, ils éprouveront les conséquences de cette unité.

Dans nos études précédemment publiées sur la Chine, les lecteurs trouveront outre l’appréciation des événements sous l’angle de la politique mondiale, des données psychologiques indispensables à la compréhension de l’évolution qui s’est produite en Chine depuis sa révolution[1]. On sait qu’à cette époque, le 12 février 1912 exactement, l’empereur, un enfant de cinq ans, abdiquait et que le régime républicain remplaçait le régime impérial, au grand étonnement du monde entier qui ne se doutait pas du travail qui, depuis 1895, au lendemain de la guerre malheureuse avec le Japon, se faisait dans certains esprits précisément dans le sens d’un pareil changement.

Nous ne reviendrons donc pas sur les événements de cette période de l’histoire contemporaine de la Chine, ni sur ceux qui suivirent au cours des vingt dernières années ; mais nous nous arrêterons aux plus récents que tout le monde a suivis quelquefois avec un intérêt très vif à cause de leurs répercussions sur la politique d’autres nations, et qui se sont terminés devant les juges de la Société des Nations par la condamnation du Japon et le départ sensationnel de ce pays de l’assemblée de Genève. Nous arrêterons nos réflexions sur ces événements parce que l’on y peut trouver d’abord la confirmation de notre opinion maintes fois exprimée sur la psychologie très particulière des Chinois et ensuite un argument qui, à première vue, paraîtra paradoxal en faveur de la thèse de l’unité asiatique.

Dans la nuit du 18 au 19 septembre 1931, des coups de fusil sont échangés entre soldats chinois et japonais, en Mandchourie, à proximité de Moukden. Il y a des tués de part et d’autre. L’incident est grave. Cependant, suivant la coutume asiatique, des pourparlers sont immédiatement engagés entre autorités chinoises et japonaises — des télégrammes de cette époque ne permettent pas d’en douter — quand, soudain, l’incident est porté par la Chine devant la Société des Nations…[2]. Le procès commence, qui doit durer un an et demi, et pendant lequel la totale ignorance des Asiatiques, de leur âme, des mobiles les plus puissants de leurs actes, de leurs habitudes politiques et diplomatiques, chez les internationaux érigés en juges, éclatera aux yeux de tous et envenimera constamment le conflit au lieu de l’apaiser.

Désespérant d’arriver à un rapprochement que les parties eussent mis quelques semaines, sinon quelques jours, à réaliser entre elles à leur manière au début de l’affaire, la Société des Nations, dans un état d’esprit qui renouvelle, en l’élargissant, le « mysticisme démocratique » d’Edgar Quinet, juge finalement en droit et sans tenir compte des réalités, mais conformément aux principes de la religion de l’humanité, quitte à voir un de ses membres les plus importants lui fausser compagnie. Elle donne raison à la Chine qui, en fait, perd la Mandchourie.

Des raisons profondes, impérieuses, raisons économiques et de sécurité territoriales, poussaient depuis longtemps les Japonais vers la Mandchourie où leurs intérêts étaient considérables. Ils les ont exposées avec une telle franchise dans des articles, dans des brochures et des livres, que les causes immédiates de l’incident de septembre 1931, autant que la manière exacte dont il se déroula, perdent tout intérêt. Même le résultat final, celui que nous venons de rappeler, est moins ce qui nous intéresse ici que la tournure d’esprit qu’il nous a permis de constater une fois de plus chez les Chinois.

Nous parlions de l’ignorance de la mentalité asiatique qui caractérisa, pendant les débats de Genève, les juges de la Société des Nations ; nous ajouterons spécialement celle de la mentalité des Chinois. Ceux-ci et les Européens ont parlé deux langues différentes. La Société des Nations parlait droit, logique, rappelait les accords passés et ratifiés, cherchait des témoignages, prétendait s’appuyer sur une inextricable documentation officielle où les textes rigides pour des esprits européens, fluides pour des esprits asiatiques, s’enchevêtraient et se contredisaient, proposait des enquêtes, sans se douter le moindrement que, pendant ce temps, elle mortifiait jusqu’au sang ceux vers qui de toute évidence allaient ses sympathies. Alors que les Chinois s’attendaient à voir régler le litige en quelques jours en leur faveur, vu la façon dont ils avaient été accueillis à Genève, sinon appelés, la Société des Nations qui avait pensé se tailler un succès facile en cette affaire étalait aux yeux du monde, en même temps que la sienne propre, leur impuissance à se débarrasser des Japonais en Mandchourie. Avec une candeur toute anglo-saxonne, elle insistait, au cours de semaines et de mois, sur cette impuissance qui faisait « perdre la face » aux Chinois.

Or, la Chine, celle du moins qui suivait l’affaire, c’est-à-dire celle des politiciens, des étudiants, des membres des Chambres de commerce, cette Chine-là, tout entière derrière son délégué, pensait à la face.


La face, pour un Chinois, est beaucoup plus que la manifestation de son amour-propre excessif ; elle est une conséquence de sa psychologie. Le Chinois ne s’intéresse pas directement aux idées pures ; celles-ci n’ont pour lui d’intérêt que dans leur répercussion morale. Or, ce mépris de l’idée pour elle-même a eu sa répercussion dans les rapports sociaux. Il explique en partie la face chinoise. Avoir raison, avoir tort dans une discussion n’a aucun sens, car il n’y a rien d’absolu. Confondre un adversaire, lui prouver son tort serait affirmer pratiquement une vérité absolue. Dans toute discussion, par conséquent, personne n’a tout à fait tort. C’est donc par conviction de ne pas posséder la vérité absolue que le Chinois ne fait pas « perdre la face » à son adversaire.

En politique, les Chinois admettront que tout n’est pas parfait chez eux, à condition que vous concédiez la même chose chez vous. La vérité n’ayant qu’une valeur relative, ils souffrent comme d’une injustice du récit et de l’étalage de leurs difficultés politiques.

Ainsi, l’on peut se rendre compte de la différence des plans sur lesquels se mouvaient la diplomatie des blancs et celle des jaunes au cours des débats de Genève ; de la différence qui, au fond, faisait l’objet de leurs préoccupations. Instituer une procédure européenne pour régler un différend entre Asiatiques est proprement tenter la quadrature du cercle. C’est pourquoi il n’y avait pas à compter sur un règlement de l’affaire quant au fond. Essayer d’équilibrer en d’interminables séances les torts et les raisons entre les intéressés, c’était, comme a dit quelqu’un, prononcer des « paroles de neige ».

Pour la Chine, être membre de la Société des Nations et occuper le monde de ses affaires pendant un temps est une « face » considérable ; par contre, avoir été amenée par la Société des Nations à étaler aux yeux de tous ses embarras en Mandchourie est une perte de face qu’elle n’est pas près d’oublier.

Le verdict prononcé contre le Japon par la Société des Nations « redonna de la face » aux Chinois. Toute l’ambition de ces derniers — leurs représentants les plus en vue le déclaraient ouvertement — consistait à vouloir que leur thèse fût justifiée en droit devant le monde. Cette satisfaction (c’est le terme employé par leur délégué à l’assemblée extraordinaire de la Société des Nations) leur fut donnée, et d’aucuns de s’étonner qu’un résultat aussi académique que n’accompagnait aucune sanction fut tenu par eux, après dix-huit mois de discussions, pour aussi appréciable…

Ceux qui s’étonnaient ainsi ne savaient pas que les Chinois avaient une conception de leur conflit avec les Japonais beaucoup plus juste peut-être que celle que nous en avions, nous Européens, et, en tout cas, différente. D’abord, ils ignoraient ce qu’était la face dans la vie publique et privée des Chinois. Ensuite ils ne soupçonnaient même pas ceci : c’est qu’au regard d’un Chinois, notre conception européenne du conflit entre deux peuples : attaque, défense, victoire ou défaite plus ou moins complète, mais en tout cas finale, est une conception simpliste qui ne correspond qu’au rythme précipité de notre manière de vivre et à notre inhabitude de tabler sur le temps et d’en faire un des principaux mobiles de nos actes, un des éléments essentiels de nos raisonnements, sinon le plus décisif. Un conflit ne se termine pas par un avantage de la force militaire, telle que la prise d’un territoire ou quelque gain que ce soit découlant directement de la victoire ; un conflit se poursuit au delà d’un tel événement, ou si l’on veut, d’un tel épisode. Il prend alors, suivant les circonstances, tel ou tel aspect pour aboutir un jour, très lointain peut-être, à un résultat quelquefois totalement différent de celui d’aujourd’hui.

Sans doute, pareille manière de voir pourrait paraître spécieuse si l’on prétendait l’appliquer à tous les conflits, mais dans celui que nous évoquons, au contraire, n’est-elle pas admissible ? Une longue épreuve attend peut-être les Japonais dans le nouvel État mandchou. Les Japonais n’y sont qu’une minorité et, à cause du climat, ont renoncé à en faire une colonie de peuplement. Il est vraisemblable qu’ils n’y seront jamais les plus nombreux. De ce fait, le temps pourrait travailler contre eux. Tel est du moins l’avis des Chinois. Quoi qu’il en soit, la satisfaction de la Chine, fondée en partie sur cette idée qu’un résultat plus substantiel que celui qu’elle obtint à Genève, l’attend dans un avenir plus ou moins proche, n’est pas absurde. Quel sera ce résultat ? Sera-ce une reprise effective d’autorité par la Chine sur la Mandchourie en face d’un Japon devenu plus conciliant à cause des difficultés qu’il aura eues à surmonter ? Ne sera-ce pas plutôt un rapprochement sino-japonais où la question de Mandchourie entrera avec d’autres et trouvera sa solution dans un programme d’ensemble ? Nous inclinons à penser que c’est plutôt à cette dernière possibilité qu’il faut s’attendre, si paradoxale que cela paraisse.

En fait, qu’a-t-on remarqué, quelques mois seulement après la condamnation du Japon par la Société des Nations ? Les efforts réitérés de rapprochement entre Nankin et Tokio et des déclarations de personnalités chinoises qui prouvent combien grande est la souplesse des Asiatiques lorsqu’ils traitent entre eux et qu’il n’y a point de blancs en tiers dans leurs débats. « Depuis notre retrait de la S. D. N., écrivait l’ambassadeur du Japon à Paris, M. Naotaké Sato, dans la revue France-Japon du 15 janvier 1935, il s’est produit une détente dans les relations entre la Chine et le Japon. Cela est très significatif et prouve une interdépendance entre les deux pays, qui ne cesserait de se développer si on les laissait seulement tranquilles. » La résistance qui subsiste de la part des Chinois du Sud est d’ordre politique intérieur et dirigée contre le gouvernement de Nankin. Celui-ci est obligé d’en tenir compte et de freiner ; mais il est de toute évidence que la recherche d’une amélioration dans les rapports des gouvernements de Nankin et de Tokio a suivi de peu la fin du procès de Genève. Un mouvement en faveur de « l’Asie aux Asiatiques » s’est même fait jour dès ce moment parmi les membres du Kouomintang du sud-ouest, du groupement de propagande shanghaïen des marchands des mers du sud et de la Société des étudiants de Shanghaï retour du Japon. Les adhérents au mouvement se groupèrent sous l’appellation de « Comité préparatoire de la Société panasiatique ». Des tracts expliquèrent qu’ils cherchaient à créer une « Ligue de la plus grande Asie par la reconnaissance du Mandchoukouo par la Chine et par une coopération ultérieure de la Chine, du Mandchoukouo et du Japon[3] ». Ils tiennent enfin à revenir au confuciisme. Nous examinerons ultérieurement ce dernier point du programme ; mais ce qui importe pour l’instant, c’est ce désir exprimé par des Chinois d’une coopération avec le Japon, conséquence politique en temps de paix du mécontentement causé aux deux pays à Genève, par des puissances blanches.

Après la manifestation spontanée que nous venons de rappeler, le rapprochement sino-japonais prit une forme plus consistante et même officielle, à telle enseigne que l’on put lire dans un article de la Revue nationale chinoise du 14 juillet 1935 qui paraît à Pékin : « La politique japonaise de la Chine a beaucoup évolué depuis le commencement de 1933. Le gouvernement de Nankin s’est rendu compte qu’il ne pouvait pas compter sur l’intervention de la Société des Nations, les puissances ne songeant qu’à la protection de leurs intérêts en Chine. Sans repousser leur coopération économique, il n’hésitera pas, selon nous, à accepter celle du Japon, si celle-ci est exempte de tout caractère agressif. On peut considérer la réorganisation récente des administrations provinciales du Hopei et du Tchahar comme le premier pas vers la future entente économique sino-japonaise. »

De nombreux articles après celui-ci témoignèrent d’un même désir de coopération ; des conversations eurent lieu à ce sujet entre de hautes personnalités chinoises et japonaises et des déclarations très significatives furent faites par les unes et par les autres.

Des difficultés créées par une opposition chinoise qui, de toute évidence, trouve un appui à l’étranger retarderont ou du moins gêneront malgré tout longtemps encore le fonctionnement de cette coopération.

Des remarques parallèles à celles qui viennent d’êtres faites sur la Chine, s’imposent à l’égard du Japon.

Peut-être voudra-t-on infirmer l’argument géographique de l’unité de l’Asie que nous avons donné en commençant, parce que le Japon est puissance insulaire. À cela nous répliquerons que le Japon ne saurait être considéré comme une puissance exclusivement insulaire, vu les territoires qu’il occupe déjà sur le continent. Sans parler de la Corée où il est chez lui, la Mandchourie est en quelque sorte sous son protectorat. Mais nous irons plus loin.

Lorsqu’on regarde la carte, l’on ne peut s’empêcher de délimiter d’un coup d’œil, sans le moindre parti-pris, la moindre intention de partialité, un imperium nippon qui fait partie intégrante du continent et dont la mer du Japon n’est qu’une mer intérieure. De cette mer, les Japonais contrôlent les entrées, sauf celle du nord de Sakhaline, pratiquement fermée du reste par les glaces presque toute l’année.

Quand, sur les rives occidentales de cette mer, on voit s’allonger des terres japonaises en face du Japon proprement dit, on a l’impression que celui-ci forme la véritable bordure du continent. L’aspect géographique s’impose à l’œil et il en résulte que le Japon n’apparaît nullement en dehors de l’Asie continentale, mais semble, au contraire, n’être que la côte asiatique elle-même prolongée par l’île de Sakhaline. La compacité de la masse asiatique n’en est pas amoindrie.

L’impression est d’autant plus forte que l’on voit le Japon projeter des antennes sous forme de voies ferrées qui pénètrent de plus en plus nombreuses dans le continent et y sont comme des agrafes qui l’y relient et l’y retiennent de plus en plus solidement.

Certains comparent le Japon à l’Angleterre et assurent qu’en sortant de son isolement insulaire, il s’affaiblit. Nous croyons nous être suffisamment expliqué sur la manière dont nous entendons l’unité asiatique, pour n’étonner personne en refusant toute valeur à cette opinion. D’abord, du point de vue géographique, le Japon, avons-nous dit, n’est que la bordure du continent ; ensuite, du point de vue moral, il ne constitue pas un élément particulier comme la Grande-Bretagne en face des autres peuples de l’Europe, et même du plus rapproché : le peuple français. Cela est tellement vrai que nous le voyons dans des congrès et des conférences se poser en champion du panasiatisme et grouper autour de lui des Chinois, des Malais, des Indiens, voire des Indochinois, gens qu’unit d’avance un mépris de plus en plus marqué pour l’Europe, du moins pour tout un côté de sa civilisation[4]. (Quiconque nie ce mépris n’a ni vécu en Extrême-Orient ni fréquenté des Extrême-Orientaux depuis la grande guerre.) Quel est le pays d’Occident qui songe à se faire le champion du paneuropéanisme contre l’Asie, ne fût-ce que par la bouche de quelques propagandistes irresponsables ? Où sont les citoyens des États européens qui songent à se grouper autour d’un de ces États pour faire front à l’Asie ? Aucun sentiment n’est comparable, en Europe, à celui qui unit quelquefois sous l’égide du Japon des représentants des peuples de l’Asie.

Est-ce à dire que l’idée « l’Asie aux Asiatiques » ou quelqu’autre pareille, soit nécessairement inquiétante à cause des convoitises que ses promoteurs pourraient étendre au delà de l’Asie ? Pourquoi n’y verrait-on pas, au contraire, de la part de ceux-ci une concentration d’efforts qui tend à un équilibre asiatique au moins plus accessible que l’équilibre mondial dont la Société des Nations avait rêvé de fixer les conditions, et probablement plus utile à la cause de la paix ?

« Il est vrai qu’il y a chez nous quelques partisans de la doctrine du panasiatisme, disait M. Naotaké Sato, ambassadeur du Japon en France, dans une conférence faite à la Société d’histoire générale et diplomatique, le 4 avril 1935. Ce principe, ajoutait-il, — d’ailleurs fort incertain tant au point de vue de ses chances de réalisation que de l’ampleur de son application — est, selon moi, plutôt une riposte qui a été accentuée du fait de la sortie du Japon de la Société des Nations. En effet, à l’époque où l’on craignait une coercition extérieure susceptible d’être un jour exercée contre nous, il était assez compréhensible qu’un mouvement de ce genre pût renaître dans l’esprit d’un certain groupe d’hommes inquiets. Le panasiatisme ne revêtira pas d’aspect dangereux tant qu’il ne visera qu’au rassemblement de peuples parents en vue de mieux assurer leur bien-être. Il deviendrait troublant pour la paix mondiale, au moment où il viserait à grouper tous les peuples asiatiques, civilisés ou non, pour les jeter contre la race blanche, dénoncer sa supériorité, détruire la civilisation occidentale. Mais peut-on même concevoir un tel mouvement d’anéantissement ? Supposons que pareil drame prenne corps, on ne serait plus en présence du panasiatisme, d’une force digne de cette appellation doctrinale, il s’agirait purement et simplement de fanatisme. Dès lors, il est bien certain qu’on rencontrerait partout des gens de bon sens pour contrecarrer un mouvement si insensé. Autant que je sache, et à quelques exceptions près, il n’y a que le panasiatisme au sens pacifique du mot qui trouve audience chez nous. »

Nous rapprocherons tout naturellement ces paroles de la recommandation suivante que nous faisait, il y a quelques mois, à Tokio, un haut fonctionnaire Japonais : « Malgré la concentration actuelle de l’Asie, il ne faut pas y attacher trop d’importance… »

Quoi qu’il en soit, plus on observe les Asiatiques, plus on est convaincu que c’est une profonde et grave erreur de croire que des normes uniformes conviennent à l’humanité tout entière. Le monde est fait de diversités que la sagesse consiste à concilier, non point à supprimer. Le secret de la paix est peut-être dans la perméabilité et la pénétration relative et réciproque d’une Asie et d’une Europe équilibrées chacune selon son propre génie.

Continuant à fixer nos regards sur la carte, nous voyons l’Asie déborder par la Russie sur l’Europe, tandis que l’Europe mord d’une autre manière sur l’Asie, aux Indes. Mais celles-ci sont asiatiques, non seulement par leur position géographique, mais aussi par la spiritualité foncière de leur population. On peut penser que l’européanisme, qui s’y ajoute encore en surface, n’aura été, un jour, qu’une erreur ou plutôt un accident historique. « Aucun peuple, écrit M. René Grousset, n’est plus fermé que le peuple anglo-saxon à l’esprit des autres races… Lecteur assidu de la Bible, il avait cependant oublié que l’homme ne vit pas seulement de pain — ni même d’hygiène physique et morale — mais aussi d’idées et d’espérances. Et voici qu’il avait affaire à un peuple à la fois le plus cérébral et le plus émotif de la terre, peuple qui, dès l’antiquité, avait créé la pathétique philosophie affective du bouddhisme et qui, au haut moyen âge, avait poussé l’investigation métaphysique jusqu’aux analyses infiniment délicates du criticisme mâdhyamika ou çankarien. La race qui avait exprimé ses doutes, ses rêves, ses aspirations dans les Upanishads, le Védânta et le Yogâcâra, se voyait régie par des businessmen ; les théoriciens de la douleur et de la pitié universelles obéissaient aux honnêtes mais très simplistes agents du Civil Service. Des expressions incroyablement nuancées, complexes et inquiètes de l’âme indienne, ceux-ci ne pouvaient à peu près rien saisir[5]. » Aussi, fait remarquer notre auteur, « peu de situations nouvelles les auront étonnés autant que celle qu’a créée, dans l’Inde, la violence du mouvement national de 1919 ».

L’essence religieuse de la civilisation de l’Inde démontre à quel point y est superficiel l’apport de l’Europe et explique les difficultés contre lesquelles s’y débattent constamment les Anglais.

L’organisme asiatique n’assimile donc pas, au sud, cet apport européen, et, en même temps, il tend depuis quelques années, à récupérer, au nord, la part de lui-même qu’il a perdue par une autre erreur historique, celle de Pierre le Grand.

Plus on regarde agir les Asiatiques, et en particulier les Chinois, plus on observe les réactions de ces derniers en face des événements ou des idées, la nature de leur sensibilité, leur prédisposition à subir les suggestions et à nier l’évidence, plus on est frappé des ressemblances qu’ont, avec eux, les Russes. Rien n’est certainement plus facile à ceux-ci que de se fondre dans l’unité asiatique. Kipling ne pouvait pas savoir toute la justesse de sa fameuse opinion sur la Russie « non la plus orientale des nations occidentales, mais la plus occidentale des nations orientales », parce que, lorsqu’il l’émit, la Russie ne s’était pas révélée comme elle l’a fait depuis.

Lorsque les bolchevistes ont entrepris de détruire et de reconstruire le monde suivant leurs méthodes et sur un modèle qu’ils avaient décrété, ils entendaient commencer par se mettre à la tête de l’Asie ; s’ils ont, par la suite, sinon réduit, du moins exprimé moins haut leurs ambitions, c’est que les événements les y ont contraints.

Cependant, si les résultats qu’ils ont obtenus en Chine, où, d’ailleurs, ils n’ont pas abdiqué, sont loin de ceux qu’ils avaient escomptés, leurs succès en Mongolie extérieure, à Ourga, où ils sont les maîtres, a été complet et les a incités à pénétrer en Asie centrale vers le Turkestan chinois et l’Est indobritannique et à se faire les éducateurs des populations de ces régions. Ce n’est évidemment là qu’un pis-aller qui ne correspond pas au programme initial ; mais depuis que ce programme a été élaboré par Lénine, des difficultés de réalisation l’ont forcément modifié dans la pratique. Malgré tout, l’attraction de l’Asie se fait sentir chez les Russes[6]. Nous voyons là un des effets de l’unité asiatique en temps de paix : une sorte d’appel de l’Asie entendu par un peuple qui, pendant un temps, s’en est détourné, et comme un retour à l’Asie de populations qui ont débordé autrefois sur l’Europe et n’y furent que plus tard superficiellement agrégées par le génie d’un homme « qui a faussé les destinées russes »[7]. « Peut-être, écrivait un jour Jules Cambon, Pierre le Grand et la Grande Catherine, qui ont voulu européaniser leur pays, n’ont-ils été qu’un accident dans l’histoire de l’empire des Tzars, et l’empereur Alexandre III commençait de détacher le masque qui cachait la vraie figure de la Russie, quand il essayait de revenir aux vieilles traditions moscovites… Les soviets, ajoutait-il, sont rentrés brutalement dans la voie traditionnelle dont les Russik et les Romanow avaient essayé de faire sortir la nation… »

Comme tous les hommes d’État et les philosophes du XVIIIe siècle, Pierre le Grand ne croyait qu’à une seule civilisation et ne se demandait pas si elle convenait au peuple russe. Or, il était bien évident que la Russie qui, prise dans son ensemble, n’était pas européenne, mais qui formait un système eurasien et comme la synthèse de deux races et de deux civilisations, ne s’assimilerait pas exclusivement les préceptes absolus de la civilisation occidentale. « La domination mongole qui dura trois siècles et demi, écrit le marquis de La Mazelière, introduisait en Russie des usages musulmans, comme celui d’enfermer les femmes ; des pratiques chinoises, comme celle des mariages arrangés par des entremetteurs, sans que les fiancés pussent se voir ; des croyances et des coutumes arabes, persanes, turques, mongoles, confucianistes, bouddhistes, taoïstes. Mais surtout, comme les Mongols restèrent longtemps des nomades et toujours des barbares, elle rendit, au moins pendant un temps, les Russes de certaines régions à moitié barbares, et ceux d’autres régions tout à fait barbares… Il était d’ailleurs forcé que la civilisation européenne, d’origine occidentale finît, en se répandant de plus en plus vers l’Orient, par rencontrer des peuples qui ne pouvaient plus devenir complètement européens, même si leur

gouvernement et leurs hautes classes se convertissaient à la civilisation européenne. Ces peuples, la civilisation européenne devait seulement les influencer, aider à leur transformation. Tel était le cas du peuple russe. Mais, voyant qu’il n’était pas capable de s’européaniser et qu’il ne le voulait pas, l’Etat et l’élite s’en désintéressèrent. Abandonné à lui-même, il fit effort pour sortir de la barbarie en se créant une civilisation rudimentaire, civilisation eurasienne et, par suite, en partie différente de la civilisation européenne du gouvernement et de l’élite.[8] »

L’auteur explique alors ce qu’il entend exactement par civilisation eurasienne. « Il ne faut pas entendre, par eurasienne, écrit-il, une civilisation pareille à celle du Japon, où ce qu’il y a de mieux dans la civilisation asiatique a été uni systématiquement à ce qu’un gouvernement éclairé a jugé de mieux pour l’Asie dans la civilisation européenne. Il faut entendre une fusion inconsciente de certains éléments de la civilisation européenne avec certains éléments de la civilisation asiatique et, le peuple russe étant encore ignorant et rude, c’était souvent la fusion de ce qu’il y avait de plus grossier dans l’un et dans l’autre. »

Certains pensent que la civilisation eurasienne des Russes peut exercer, plus sûrement que toute autre, de l’influence sur les masses des pays asiatiques plus ou moins délaissées, elles aussi, par leurs gouvernants et leurs élites. Ce n’est pas notre avis. D’abord, sur les peuples d’une civilisation séculaire tels que les Chinois, les Japonais, les Indiens, cette civilisation n’aura pas plus de succès que sur les peuples civilisés d’Europe, tels que les Finlandais, les Baltes ou les Polonais, qu’elle n’est jamais arrivée à russifier. Restent les peuples guerriers de l’Asie centrale où l’on trouve en nombre illimité des mercenaires prêts à toutes les besognes. L’effort des bolchevistes se porte sur ces peuples plus exposés certainement que d’autres, à se plier à la doctrine bolchevique en même temps qu’aux principes d’une civilisation rudimentaire.

Mais le rythme de l’évolution de notre temps propage les idées de telle façon qu’une telle civilisation ne saurait contenter, au moins pour un long temps, les peuples même les plus abandonnés à eux-mêmes, dès l’instant où le souffle de la transformation les a atteints. Reconnaissons, pour être juste, que la civilisation des Russes d’aujourd’hui n’est plus la civilisation eurasienne des Russes du XVIIIe siècle, telle que l’a décrite le marquis de La Mazelière. Elle est devenue consciente, et si elle n’est pas aussi sélectionnée que celle du Japon, pour employer un terme qui rend exactement la pensée de l’auteur, elle n’est tout de même plus, si elle le fut jamais, « la fusion de ce qu’il y avait de plus grossier » en Europe et en Asie.

Toutefois, nous inclinons à penser que, d’une façon générale, les masses asiatiques subiront plutôt l’influence et suivront plus volontiers les directives d’une nation purement asiatique que celles d’une nation comme la Russie, si complète que soit la synthèse raciale qu’elle représente.

Au reste, ce sont là des réflexions et des aperçus que seul, l’avenir se chargera de matérialiser dans les faits et que nous livrons simplement aux méditations des lecteurs. L’unique point sur lequel nous tenions à les convaincre, c’est que le retour des Russes à l’Asie est le résultat du sentiment que nous avons signalé à l’égard de l’Europe et qui, maintenant, est répandu parmi toutes les populations du continent asiatique. Ainsi se traduit de nos jours et se consolide l’unité asiatique. Un esprit de croisade, unificateur au premier chef, règne plus ou moins contre l’Europe malgré les apparences que crée l’opportunisme politique, aussi bien en Russie qu’aux Indes et au Japon qu’en Chine ; il est alimenté par des idées qui revêtent chez les habitants de chacun de ces pays une forme de religiosité non plus contemplative mais agissante. « Le thème Russie, dans la poésie lyrique russe, écrit M. Basile Nikitine, implique l’idée d’espace, d’élan (il est difficile de rendre exactement le mot russe oudal : prouesse, élan, défi, il exprime tout cela), mais la destinée du pays est traitée surtout comme un cas de conscience religieuse. La souffrance pour les autres volontairement consentie, l’humilité, mais aussi le messianisme, le rôle providentiel à jouer un jour[9] ». Qu’on se rappelle les paroles pronon-cées par Zinovief au congrès de Bakou le 2 septembre 1920 : « Camarades frères, s’écriait-il, le temps est arrivé où vous pouvez organiser la véritable guerre contre les voleurs et les oppresseurs. L’internationale communiste s’adresse aujourd’hui aux peuples de l’Orient et leur dit : Frères, nous vous invitons avant tout à la guerre sacrée contre l’impérialisme anglais. »

Le communisme révolutionnaire du Slave rejoint les religions de l’Indien, la foi du Japonais en sa mission, la « sagesse » du Chinois.

Nous avons signalé plus haut le désir qu’ont, en Chine, les adhérents à un mouvement panasiatique, de revenir au confuciisme. À vrai dire, ce désir n’est pas tout à fait récent, il remonte déjà à quelque temps ; mais il est certain que, parallèlement au mouvement japonais de retour aux traditions et d’éloignement des principes fondamentaux de la civilisation européenne, depuis le retrait du Japon de la Société des Nations, le confuciisme des Chinois est en progrès. « C’est une nécessité urgente pour nous d’étudier de nouveau les principes de Confucius, déclare le directeur du département de publicité du Kouomintang. Une nation doit toujours rester fidèle à sa propre histoire et à sa propre culture. Malgré nos efforts à acquérir le nouveau savoir de la civilisation occidentale, nous devons prendre les principes de Confucius pour base de ce nouveau savoir. » Les temples consacrés à Confucius dans les provinces du Chantoug, du Kouangtoung, du Foukien, du Kiangsou, etc., ont été restaurés ; les journaux écrivent que « la plus grande faute du système d’éducation qu’on applique en Chine depuis une trentaine d’années est d’avoir délaissé totalement les avantages de la civilisation chinoise pour s’adonner superficiellement aux principes des autres nations[10] ». Que celles-ci, disent-ils, instruisent les Chinois de leurs progrès scientifiques, mais qu’elles leur laissent leurs mœurs et leur morale supérieures à celles de l’Occident.

Cela montre combien le succès qu’ils ont remporté sur les Japonais, à Genève, en 1933, a peu changé l’opinion des Chinois sur la Société des Na-tions. Évidemment satisfaits d’un verdict qui leur « redonnait de la face », ils n’en demeurent pas moins convaincus du caractère avant tout européen de l’institution de Genève, quand ils ne vont pas jusqu’à tenir celle-ci pour un instrument de domination européenne. Les témoignages abondent à ce sujet. Nous en avons assez fourni nous-même dans nos ouvrages précédents pour ne pas insister ; mais ce que nous tenons à rappeler, c’est le bruit qui s’est fait, précisément après le verdict de Genève, autour d’une éventuelle Société des Nations asiatique à laquelle chez tous les peuples d’Asie, pensent des hommes politiques, des écrivains, des intellectuels et aussi des hommes d’affaires. Sorte de cristallisation de l’esprit antieuropéen, cette idée, ce projet que d’aucuns mettent en avant, sans devoir être inconsidérément grossi, n’est pas non plus à passer purement et simplement sous silence. Tout mouvement qui a son siège dans ces contrées de l’Asie, aux populations au plus haut point suggestionnables, si insignifiant qu’il soit au début, ne doit pas être ignoré de propos délibéré.

En tout cas, on a l’impression de plus en plus nette que le lien qui rattache les Asiatiques à la Société des Nations est un lien fort mince et que l’adoption par ces derniers du programme de Genève est purement superficielle. Difficile à fonder entre les peuples d’Europe, la religion de l’humanité l’est plus encore entre ceux-ci et les peuples d’Asie.


Nous ne songeons pas à faire le procès de la Société des Nations. La S. D. N. a ses possibilités et ses impossibilités. Dans l’ordre économique et social, elle peut rendre, entre les peuples, les services qu’une assemblée de gens compétents peut rendre en tout temps. Dans les relations politiques où le fonds national, avec son passé, son présent et son avenir, son honneur, ses gloires et ses épreuves, est engagé, elle ne saurait servir indéfiniment de lien entre les peuples ; car, ici, contrairement à ce qui peut être réalisé dans l’ordre précédent, aucune règle viable ne peut intervenir ; tout règlement est d’avance transgressé. Il entre, dans les rapports politiques entre peuples, trop de sentiments et de réalités invisibles pour qu’en dépit de l’internationalisme pacifiste le plus agissant, ces rapports soient ramenés à des règles relativement faciles à établir quand les intérêts matériels seuls sont en jeu.

La prétention de la Société des Nations, celle du moins des premières années de l’institution, reflète bien notre époque de spécialistes et de techniciens. Certes, la réduction des armements est infiniment souhaitable, mais la fatalité de la guerre n’est pas dans les armements, elle est dans les causes plus profondes qui font que les peuples se regardent en ennemis. Le courage est de voir cette réalité en face. Mais mettre la guerre hors la loi ou déclarer que « les responsables et les dirigeants actuels du monde ont plus que jamais dans leurs mains les moyens propres à l’éviter[11] », c’est d’abord accorder aux spécialistes de la politique et aux techniciens des conférences internationales plus qu’ils ne peuvent et croire ensuite que la vie du monde se réduit aux faits et gestes des hommes et que les réalités sensibles sont toute la réalité. En politique comme en économie politique, les formules grandioses ou radicales sont sans effet. Sans doute, les hommes sont responsables, mais leurs fautes ne sont pas que techniques, elles sont aussi d’un autre ordre : imprévoyance, imprudence, abus, méconnaissance des règles du bon sens, mépris des traditions ou, au contraire, oubli des changements continuels auxquels est soumise la condition humaine…

Admissible, efficace par réaction au lendemain de la guerre, quand on sortait de la fournaise, quand les horreurs du fléau étaient encore présentes dans les mémoires et que les intérêts mêlés des belligérants ne s’étaient pas de nouveau dissociés en égoïsmes nationaux, la Société des Nations, après quelques années seulement d’existence, a dû rabattre de ses prétentions initiales. Les générations qui montent s’étonneront qu’il y ait eu des hommes pour croire à la pérennité de leur codification de la paix. Si elles parviennent à se représenter, par l’imagination, la catastrophe d’où sortit la volonté de témoins tant éprouvés, peut-être s’expliqueront-elles qu’un sentiment d’humanité aussi digne et touchant que simple ait suffi à faire naître leur généreuse utopie[12].

Lorsqu’on essaie d’aller au fond de ce sentiment qui inspira les législateurs de la paix, on distingue cette mystique dont on a tant parlé depuis la guerre. On a fait du mot un usage abusif ; mais le mot, pour nous, n’est rien : nous voulons savoir ce qu’il recouvre.

Notre temps, en élevant « la raison » sur un piédestal, en a fait une sorte de perfection abstraite, au lieu de la laisser naturellement présider à l’activité humaine comme aux époques où elle n’était tout bellement que le sens exact qu’avait l’homme de sa propre mesure. Notre temps l’a édifiée sur les ruines du spirituel, qu’il a jugé indigne de lui, qu’il a méconnu, quand il ne l’a pas déclaré déchu, oubliant que le spirituel ne se laisse pas supprimer et, qu’au surplus, il doit faire contre-poids au matériel, afin qu’un équilibre harmonieux existe entre eux, qui conserve à la civilisation ses vertus et sa grandeur.

Or, l’homme, étant à la fois matière et esprit, et, d’autre part, tout équilibre nécessaire, s’il est rompu, tendant à se rétablir, nous retournons, par un besoin fatal, à une norme idéale, à une raison que la raison ignore et qui est aujourd’hui ce vague sentiment d’humanité, cet internationalisme, dont nous faisons une sorte de religion. « Ayant exilé les dieux de la cité, le monde moderne cherche à les remplacer par quelque chose, il ne sait quoi, qui n’existe nulle part[13] ». Nous en arrivons à ce résultat paradoxal que rationalistes décidés, forcenés, nous vivons dans l’irrationnel ; athées, nous créons de la religion. Mais l’internationalisme, formule à la fois incomplète et trop ambitieuse, inefficace dans l’ordre humain est au spirituel une illusion, fût-elle consacrée par une assemblée aussi imposante que la Société des Nations, et, par conséquent, ne peut pas servir à rétablir l’équilibre dont nous parlons.

Confiant en la Société des Nations, en tant que régulatrice au moins de l’ordre moral entre les peuples, Guglielmo Ferrero la comparait naguère, à propos du conflit sino-japonais, au pouvoir spirituel de la papauté. « Une force morale, écrivait-il, peut subir une violence sans être diminuée ou affaiblie, à condition qu’elle accomplisse sa tâche, qu’elle soutienne courageusement les principes dont elle est la gardienne contre la force physique, même et surtout quand celle-ci les viole. Au moyen âge, au moment où la Papauté était le grand pouvoir spirituel de l’Europe, il arrivait parfois à des Papes d’être faits prisonniers par les bandes de brigands qui dominaient les environs de Rome. Mais le Pape restait toujours le Pape, parce qu’il jugeait. » Et l’éminent historien blâmait alors Genève de ne s’être pas prononcée encore contre le Japon, qui, bien que n’ayant pas déclaré la guerre, faisait la guerre à la Chine.

Il oubliait que, si le Pape, même captif « restait toujours le Pape parce qu’il jugeait », la Société des Nations ne reste pas nécessairement la Société des Nations, parce qu’elle juge, puisqu’en jugeant comme elle l’a fait le 24 février 1933, elle s’est amputée d’un de ses principaux membres.

Quand donc nous disons que l’internationalisme de Genève est une illusion en tant que foyer spirituel, nous sommes en deçà de l’exacte vérité ; nous devrions dire que la Société des Nations elle-même est une illusion en tant que « force morale ». Il lui manque l’universalité par une élévation au-dessus des contingences ; le Pax hominibus du christianisme, auquel certains ont voulu la ramener, tient précisément son universalité de la nature spirituelle des intérêts qu’il met en cause. Si certaines règles pratiques peuvent être établies, aucun principe supérieur ne peut être fondé sur le terrain des intérêts matériels dont elle émane et qui la constituent ; elle n’est que ces intérêts mêmes exprimés d’un mot, s’identifiant avec l’objet qu’elle désigne, se confondant avec lui…

Mais revenons à notre sujet. Déjà en juin 1931, une brève dépêche de Tokio annonçait qu’une « ligue d’Extrême-Orient pour la paix » venait d’être fondée dans cette ville avec le concours d’hommes politiques et de membres de l’Université. « Son objet, disait la dépêche, est de développer les liens d’amitié internationale, avec la Chine comme pivot ». La nouvelle ne nous surprit pas. Nous savions qu’il était question depuis assez longtemps de fonder une telle ligue ; nous savions également que, malgré les difficultés existant entre la Chine et le Japon, par exemple, il fallait aller plus au fond pour découvrir autre chose que de l’hostilité entre eux, qu’il fallait discerner derrière la façade politique les sentiments et les tendances qu’engendrent les affinités de race. En y regardant de près, l’on se serait aperçu que les incidents politiques entre Chinois et Japonais, après une période d’indignation, de colère, voire de représailles, se règlent toujours par un accord et des déclarations de solidarité raciale ; on aurait, en outre, remarqué que, du côté chinois comme du côté japonais, de plus en plus nombreux sont les hommes politiques ou les écrivains qui reconnaissent la nécessité d’une politique de rapprochement entre Nankin et Tokio. Pour beaucoup d’Asiatiques, malgré le rôle personnel très brillant que certains de leurs délégués y ont joué, la Société des Nations est, au fond, nous le répétons, un organisme avant tout européen. Quoi d’étonnant qu’ils cherchent à constituer un organisme analogue réservé à leurs seuls intérêts ? Déjà l’on a vu les conférences panasiatiques qui se sont tenues depuis 1926 à Nagasaki, Shanghaï, Hankéou, Vladivostok, Tokio, grouper d’une façon assez impressionnante les intellectuels asiatiques. Si ces conférences n’ont pas eu l’ampleur qu’avaient souhaitée leurs organisateurs, elles ont, du moins, montré clairement les intentions de ces derniers. Si elles ont fait ressortir nombre d’obstacles à la permanence d’une ligue asiatique, le fait seul qu’elles ont eu lieu, même dans des conditions précaires, a une valeur significative ; il souligne l’instinct qui préside à une sorte de collusion entre Asiatiques et la méfiance de ceux-ci à l’égard de la Société des Nations.

Malgré le long conflit sino-japonais qui s’est terminé au printemps de l’année 1933, n’oublions pas la souplesse avec laquelle la diplomatie et la politique asiatiques opèrent lorsque les Asiatiques sont en tête-à-tête et que n’interviennent ni Européens ni Américains.

Et puis, ne se rappelle-t-on pas les articles de la Pravda au lendemain de l’accord russo-japonais du 20 janvier 1925 qui suivait de si près l’accord russo-chinois du 31 mai 1924 ? Ils concluaient au rapprochement des trois grandes puissances extrême-orientales : la Chine, le Japon et l’Union Soviétique, le meilleur moyen pour elles, assuraient-ils, de défendre leurs intérêts connexes et de consolider la paix en Extrême-Orient. Ce n’était pas sans esprit politique qu’après s’être mis d’accord avec la Chine, puissance passive de l’Extrême-Orient, les Soviets saisissaient l’occasion de se rapprocher de la puissance active que les Anglais et les Américains venaient de décevoir et d’humilier, les premiers par l’abandon de l’alliance, les seconds par l’« Immigration Act ».


Quoiqu’il soit advenu par la suite des accords de 1924 et de 1925, ils indiquent de part et d’autre des tendances et même des puissances d’entente qui ne sont pas sans signification et qui pourraient être le point de départ d’une vaste et puissante politique.

  1. Voir nos ouvrages : L’Évolution de la Chine (Bossard, 1921), La Chine en face des puissances (1926, Delagrave), La Chine et le Pacifique (Fayard, 1931) et nos articles du Temps.
  2. 1 On lit dans le Temps du 21 septembre 1931 sous le titre : « Une entrevue sino-japonaise » : Une dépêche de Pékin annonce qu’une entrevue a été arrangée pour aujourd’hui dimanche à Moukden entre le gouvernement de la Mandchourie (c’est-à-dire les autorités locales en réalité indépendantes de Pékin) et les représentants du gouvernement japonais, afin de trouver une base d’entente pour le règlement des divers incidents sino-japonais de Mandchourie.
  3. Un télégramme d’agence daté de Pékin le 15 novembre 1935 était ainsi libellé : Le général Matsui, ancien membre du Conseil supérieur de la guerre japonais, qui se trouve actuellement à Pékin, s’est mis d’accord, en principe, avec les principales personnalités du nord au sujet de la création de la « Great Asia Society », qui a pour but la propagation de la doctrine panasiatique. Enfin, une nouvelle ligue panasiatique a été fondée à Tien-Tsin au début de 1936, mais elle paraît être surtout une ligue sino-mandchoue-japonaise conforme au but immédiat et avoué de la politique nippone.
  4. Le 16 décembre 1933 s’est réuni à Tokio le congrès des Jeunesses d’Asie. Il s’y trouvait des représentants de la Chine, de l’Inde, de la Birmanie, du Siam, de l’Indochine, des Philippines, de la Mongolie, de la Mandchourie, de la Perse, de l’Afghanistan, de la Turquie. Des membres du gouvernement japonais ont pris la parole. Au cours d’une réunion, les congressistes ont voté une résolution « revendiquant les droits des jeunes Asiatiques sur l’Asie, glorieux berceau de l’Humanité ». (Dépêches de Tokio publiées dans le Temps des 15 et 18 décembre 1933.) Le 19 mai 1934 s’est ouvert à Tokio également un congrès universitaire panasiatique, au cours duquel fut discutée une résolution tendant à la formation d’un front commun « contre la domination occidentale ».
  5. Le Réveil de l’Asie, par René Grousset, p. 114 (Plon).
  6. « La tendance des peuples de l’Asie à aller d’Est en Ouest persista pendant le premier millénaire de notre ère chez les peuples nomades qui arrivaient de l’Asie centrale vers le nord de la mer Caspienne… Quelques-uns allèrent vers le sud-ouest, d’autres vers le nord, jusque dans le bassin de la Volga, où ils se mélangèrent à des Ougriens, venus antérieurement en Russie de l’Asie occidentale… Aux Mongols appartiennent les Kalmyks qui vivent entre le Don et la Volga… » Les races humaines, par A. C. Haddon, passim (Alcan).
  7. Voir l’opinion de M. Basile Nikitine dans Les Appels de l’Orient, p. 164 (Emile Paul). Voir également un article de M. Alexandre Soltykoff intitulé : « L’Orient et l’Occident et la Russie » dans Le Monde Slave de mars 1934, où l’auteur donne de « l’énigme russe » l’explication suivante : « La Russie a été de tout temps une création éminemment européenne et occidentale. Par contre, elle est plutôt orientale ou plus exactement, elle tient du nord asiatique, en tant qu’agglomération de divers éléments ethniques. Ce contraste des courants ethniques et des courants nationaux explique toute son histoire. Le national et l’ethnique ne sont pas synonymes en Russie. Tant qu’on ne saisira pas ce fait capital, on n’y pourra comprendre rien qui vaille… Les éléments nationaux de la Russie sont formés par ses facteurs et courants occidentaux, tandis que ses courants ethniques sont orientaux, notamment asiatiques-nordiques… Tantôt les uns, tantôt les autres sont devenus prédominants. Finalement les vagues ethniques l’ont emporté, et ainsi on est arrivé à la débâcle de 1917. »
  8. Le Japon, par le marquis de La Mazelière, tome VII, pp. 177 et 240 (Plon).
  9. Opinion de M. Basile Nikitine dans Les Appels de l’Orient, p. 162 (Emile-Paul).
  10. Min Pao de Shanghaï, juin 1933. — Nous sommes loin de cette opinion de la revue pékinoise Jeunesse Nouvelle de novembre 1916 : « Le confuciisme n’étant plus qu’une statue sans âme, un vieux monument du passé, il n’aurait même pas dû être fait mention de lui quand la Constitution de notre démocratie fut rédigée ». Gardons-nous toutefois de croire généralisée, parmi la jeunesse chinoise instruite l’envie de revenir au confuciisme. Une partie de cette jeunesse accaparée par les Soviets ne jure que par la révolution mondiale et jette à bas Confucius comme tout le reste. De même, le retour aux traditions, que nous signalons au Japon, ne signifie pas le retour à des usages tombés en désuétude où même la littérature moderne ne trouve pas son thème favori, tant s’en faut ! Cependant, de part et d’autre, les témoignages de ce que nous avançons ne manquent pas ; en tout cas revenir aux traditions, c’est, avant tout, interdire à l’Europe d’intervenir dorénavant dans les affaires de l’Asie, ce n’est pas se désintéresser de l’Occident et de sa politique internationale. Quant au nouveau bouddhisme des Japonais auquel certains auteurs accordent une grande importance, il tend comme le confuciisme actuel des Chinois à s’adapter aux conditions de notre époque. Nous avons voulu nous instruire, à Tokio, de ce mouvement auprès de son principal propagateur, M. Tomomatsu. Nous reconnaissons loyalement notre imparfaite connaissance de la matière et nous ne saurions traduire, ici, qu’une impression ; mais, en toute franchise, si déjà le bouddhisme qui a cours au Japon est différent du bouddhisme hindou, le nouveau bouddhisme nous a paru s’en éloigner davantage encore. La nouveauté active — car il en est de négatives comme le remplacement du paradis et de l’enfer par des États temporels moralement bons ou mauvais qui ne laissent rien subsister du bouddhisme — la nouveauté active ou plutôt la nouvelle expression du nouveau bouddhisme, c’est le « non-égoïsme » appliqué en politique non pas comme on pourrait s’y attendre par le communisme, mais au contraire, par un rationalisme prêt au sacrifice. Nippon d’abord ! Ensuite seulement le « non-égoïsme » à l’égard des autres nations. Toujours le patriotisme, métaphysique de l’État, mystique et poésie où se fond toute la spiritualité de ce peuple.
  11. Discours d’ouverture de la quinzième session de l’Assemblée de la S. D. N., 10 septembre 1934.
  12. Aujourd’hui, la S. D. N. se flatte d’être devenue, et pour cause, plus modeste et plus positive. Mais qui nierait qu’au début elle n’eût pas mérité de s’entendre dire ce que le ministre de Louis XV, le cardinal Fleury, écrivait à l’abbé de Saint-Pierre en 1740 : « Vous avez oublié, Monsieur, un article préliminaire pour base aux cinq que vous proposez : c’est de commencer, avant de les mettre en pratique, par envoyer une troupe de missionnaires pour y préparer l’esprit et le cœur des princes contractants, et vous confirmant la dignité d’apothicaire de l’Europe, de préparer des potions calmantes et adoucissantes pour tenir les humeurs liquides et solides dans un juste équilibre. » Le 1er janvier 1740, l’abbé de Saint-Pierre avait écrit au cardinal : « Je ne suis que l’apothicaire de l’Europe ; vous êtes le médecin. N’est-ce pas au médecin à ordonner et à appliquer le remède ? » Ce remède, c’était l’elixir de cinq articles sur lesquels l’abbé, après d’autres, avait fondé son « projet de paix perpétuelle ». (Cf. Mercure de France du 1er mai 1934, art. de M. S. Gorceix intitulé : « Du nouveau sur un vieux projet de paix universelle. »)
  13. Le temps de la colère, par R. Valléry-Radot, p. 7 (Grasset).