Éditions du Fleuve (p. 9-28).
UNITÉ DE L’ASIE




Pourquoi avons-nous écrit cet essai ?

D’abord parce qu’il nous a semblé qu’après ce que nous avions publié au cours des vingt dernières années sur l’Extrême-Orient, soit sous forme d’articles de journaux et de revues, soit sous forme d’ouvrages déjà synthétiques mais limités à des aspects concrets des problèmes de cette contrée du monde, nous pouvions nous permettre, sans perdre de vue la réalité, d’envisager plus librement l’ensemble du sujet. Nous ne retiendrons donc ici des événements précédemment relatés et commentés par nous ailleurs, que ce qu’il est nécessaire pour dégager l’idée qui nous paraît inspirer la politique de l’Orient lointain et qui s’oppose à celle qui préside aux destinées de l’Occident.

Ensuite, nous avons écrit cet essai, parce qu’au moment où l’on reparle des forces spirituelles, où les valeurs morales et sociales trop longtemps méprisées tendent enfin à se redresser, il était bon, selon nous, de montrer que des civilisations sont nées et ont grandi sous un autre signe que celui du progrès et que de grands peuples, délaissant aujourd’hui ce signe pour autant qu’il veut marquer autre chose qu’une recherche de bien-être et de perfectionnement matériel, reviennent à leur idéal traditionnel.

Nous souhaitons que les pages que l’on va lire donnent l’impression d’avoir été écrites en toute indépendance d’esprit et dans l’unique but d’exprimer, à des fins utiles, le tréfonds de l’âme raciale de certains peuples. Nous ne tenons pas plus à telle définition du mot race qu’à telle autre. Trop de définitions « scientifiques » en ont été données pour que nous nous en embarrassions. Nous savons que pour l’anthropologiste les problèmes de race sont purement zoologiques ; bien que dans l’usage du mot race la terminologie anthropologiste ne soit pas nettement fixée et que le savant emploie ce terme de diverses manières, il l’emploie le plus souvent pour désigner un groupe de gens qui possèdent en commun certains caractères physiques et physiologiques. Mais pour nous, le terme de race englobe aussi d’autres caractères. Nous laissons à la bienveillance éclairée des lecteurs le soin de se représenter l’ensemble de ceux que nous avons voulu qu’il exprimât. Nous les laissons également, en confiance, déterminer eux-mêmes, lorsque nous parlons de civilisation, s’il s’agit de cette norme de vie qui repose, comme à l’Ouest, sur la sauvegarde et l’épanouissement de la personnalité humaine ou, comme à l’Est, sur son effacement et sa fusion avec l’univers ou bien si nous avons voulu simplement désigner l’état matériel et moral d’un peuple.

I

« L’Asie est une ». Lorsque le célèbre écrivain japonais Okakura Kakuzo s’exprimait ainsi dans son livre fameux Les Idéaux de l’Orient, il prétendait, remontant à « cette passion de l’absolu, de l’irréel, patrimoine spirituel commun aux races asiatiques qui leur permit de créer toutes les grandes religions du monde », reconstituer sur des bases morales « la vieille unité de l’Asie » qu’avaient connue, dans l’antiquité préhistorique, les ancêtres des Chaldéens, des Arabes, des Hindous et des Chinois.

À cette époque très lointaine l’aspect géographique de l’Asie centrale n’était évidemment pas celui d’aujourd’hui. Les régions desséchées et désertes étaient d’immenses pâturages où non seulement la transhumance était la loi naturelle de l’économie de ce temps, mais où les populations avaient tracé les pistes qui les reliaient constamment les unes aux autres à travers tout un continent.

Ces conditions climatériques ayant changé, les longs parcours d’une extrémité à l’autre de l’ancien monde devinrent un véritable tour de force et l’on cite les hardis pèlerins chinois qui, au Ve, VIe et VIIe siècles s’aventurèrent du Fleuve Jaune à l’Indus.

Beaucoup plus tard, au XIIIe siècle, les conquérants mongols rapprochèrent à leur manière l’Asie et l’Europe en se rendant maîtres de Moscou et de Kiev, voire de la Bohême et de la Hongrie. La mort d’Ogodaï les arrêta. Le pape Innocent IV eut l’idée de leur envoyer une mission. Saint Louis fit de même. De solennels messages furent échangés, mais en réalité une véritable prise de contact ne se fit pas et les messagers, reçus sans aménité, se hâtèrent de revenir sans avoir rien vu. Ce n’est qu’à la fin du siècle que l’aventureux marchand vénitien Marco Polo parvint à demeurer et à voir suffisamment que son récit, véritable révélation, apprît à l’Europe ce qu’elle devait savoir de l’Extrême-Orient pendant trois cents ans.

Certes, les difficultés rencontrées dans son extraordinaire randonnée par Marco Polo, ensuite par les Portugais, les Hollandais, les Anglais, les Russes, les Français dans leur pénétration en Asie se sont singulièrement aplanies au cours des trois derniers siècles ; il n’en est pas moins vrai que l’obligation où se sont trouvées, jadis, les populations de l’Asie de fuir le refroidissement progressif des plateaux centraux a mis entre elles non seulement d’immenses espaces, mais des habitudes de vie, des idées et des aspirations différentes. En un mot, des foyers de civilisation se sont allumés aux deux versants du « toit du monde ». Au fur et à mesure que les masses descendaient vers les climats meilleurs de l’Est et de l’Ouest et trouvaient l’habitat qui leur convenait, elles fixaient, en même temps que leurs tentes, des codes de vie très différents. Ainsi naquirent peu à peu ces deux âmes qui se sont perpétuées à travers les âges et qui demeurent, encore aujourd’hui, si étrangères, si mystérieuses l’une à l’autre, celle de l’Orient et celle de l’Occident.

Les moyens matériels dont l’homme dispose ont réduit les distances, ont rapproché les individus, leur ont permis de converser entre eux, mais les civilisations qu’ils ont édifiées de part et d’autre n’ont pas fusionné et rien n’apparaît plus malaisé qu’une semblable fusion[1].

La civilisation orientale et celle de l’Occident sont nées dans des conditions telles qu’elles ont des caractères très différents, opposés même. Notre intention n’est pas de revenir après d’autres sur ces différences et ces oppositions. Certains les ont éloquemment et judicieusement définies. « L’opposition radicale, essentielle entre l’Orient et l’Occident, écrit, par exemple, M. Henri Massis dans Défense de l’Occident, réside dans l’idée différente que chacun se compose de l’homme et de ses rapports avec l’univers. Ici, l’homme a voulu être ; il n’a pas consenti à se perdre dans les choses, à ce que la personne humaine ne fût rien qu’une simple dépendance de la nature qui, pour l’Asiatique, se joue dans l’illusion des formes vivantes et confond toute vie dans une immense équivoque[2]. » Philosophie, art, morale, politique, tout se ressent, en Occident, de cette volonté d’être qui aboutit à l’exaltation de la personnalité humaine tant dans le domaine physique que dans celui de l’intelligence, c’est-à-dire d’une part au culte physique de la personne humaine, un des traits incontestablement les plus accentués de l’occidentalisme contemporain et, d’autre part, dans un ordre plus élevé, à la « culture » continue et voulue de l’individu. Car « il n’y a pas de culture véritable, comme on l’a très justement dit, sans une attitude de l’esprit à l’égard de cette culture elle-même. Un homme cultivé se connaît comme tel ; il a conscience des éléments qui meublent son esprit, de leur liaison interne et de leur place dans l’ensemble de la civilisation[3]… »

En bref, nous sommes en face de deux principes de vie, de deux consciences métaphysiques qui s’affrontent ; mais nous n’oublierons pas la politique pour la philosophie. Nous tâcherons d’éclairer la première par la seconde. Notre intention est de rechercher le sens qu’Okakura donnait à son affirmation « l’Asie est une ». Nous verrons ensuite si l’unité de l’Asie est encore un fait aujourd’hui et s’il faut lui accorder une portée politique, autrement dit si elle peut avoir des conséquences dans les relations internationales.

Et d’abord, qu’est-ce que l’Asie ? « L’Asie, répondent Elisée et Onésime Reclus dans l’Empire du Milieu, est la plus vaste des cinq parties du monde, même quand on en extrait l’Europe qui s’y rattache en appendice. Elle se divise nettement en grands compartiments géographiques isolés les uns des autres par de puissantes barrières. »

L’ensemble de ce dispositif ressemble à celui de l’Europe ; on peut y voir, à une plus grande échelle, l’équivalent des nations européennes généralement séparées les unes des autres par des obstacles naturels. Mais au lieu de l’aspect morcelé que présente l’Europe à cause des nombreuses presqu’îles qui s’en détachent et laissent la mer pénétrer très avant dans les terres, l’Asie présente une masse continentale compacte que la mer entame au sud, effrite seulement à l’est et baigne au nord presque sans en denteler les bords.

La géographie, contrairement à ce qui a lieu pour le continent européen, tend donc à l’unité du continent asiatique, malgré les « puissantes barrières » intérieures qui en séparent les « grands compartiments ».

Cependant, cette unité n’est rien en soi ; elle n’offre d’intérêt que par la part plus ou moins grande qu’elle a eue dans la formation et la généralisation d’une certaine manière de penser parmi les habitants du continent asiatique. Tandis que les aires limitées et juxtaposées de l’Europe favorisaient l’éclosion, le développement et la copénétration de civilisations, l’unité massive de l’Asie favorisait l’éclosion d’une seule civilisation.

Toutefois, l’immensité de l’Asie, la puissance de ses barrières intérieures, la difficulté de les franchir ont tenu ses habitants dans une atmosphère de mystère qu’accentuait l’impression d’isolement et d’étendue infinie. Au lieu donc de la précision que la lumière de l’évidence créait dans l’esprit des Européens rapprochés les uns des autres, l’imprécision, le vague propice au rêve, qu’il s’agisse de la religion des Indiens, du sentiment de l’unité de l’univers des Chinois, du chaos religieux des Russes ou de l’idéal shintoïste fort complexe des Japonais (religion, morale ou simplement attitude politique suivant les époques), étaient le lot de l’Asiatique et la base de sa civilisation.

Mais, objectera-t-on, si vous opposez à l’esprit méditatif de l’Asie, l’esprit réalisateur de l’Europe, vous admettez de part et d’autre une unité d’ordre moral et celle que vous accordez à l’Asie ne prouve plus rien.

Entendons-nous : qu’une unité repose en Europe sur l’esprit de précision — d’aucuns diront génie de composition (nous examinerons plus loin la valeur de ce terme) — ou encore qu’une unité américaine soit l’application d’une doctrine ou l’aboutissement d’un développement historique, il n’en est pas moins certain que l’unité de l’Asie est d’une tout autre essence que les deux premières, surtout dans le cerveau d’un Asiatique qui oppose frénétiquement à l’Occident qu’il voit uniquement matérialiste, l’Orient essentiellement spirituel. « L’Asie n’est rien, sinon spirituelle », écrit Okakura.

Qu’est-ce à dire ? Si nous considérons les Chinois, le peuple d’Asie dont la réputation de positivisme et d’irréligiosité est le mieux établie, nous reconnaissons volontiers qu’en effet les Chinois n’ont pas de religion si l’on entend par là la croyance à un monde transcendant ; mais nous affirmons au contraire qu’ils en ont une si l’on donne au mot religion le sens de préoccupation de l’universel. « Si, dans un monde qui est fait de l’entre-croisement de forces sacrées, écrit M. Marcel Granet dans La religion des Chinois, les Chinois vivent sans préoccupations religieuses apparentes, leur existence n’en est pas moins commandée par des sentiments, peu conscients à la vérité, qui sont de nature religieuse au sens le plus strict de ce mot. Ces sentiments sont, à peu de chose près, les mêmes que ceux qui dominaient la vie de leurs ancêtres. L’idée est restée puissante d’une solidarité active entre l’homme et le monde : chacun sent la nécessité d’une organisation de l’existence conforme à l’ordre des choses, et par suite orientée, si je puis dire, dans le temps et l’espace : d’où l’importance du calendrier et de la géomancie (fong-chouei)[4]. »

Et le même auteur, dans son dernier ouvrage intitulé La Pensée chinoise, précise : « On a souvent dit que les Chinois n’avaient point de religion et parfois enseigné que leur mythologie était autant dire inexistante. La vérité est qu’en Chine la religion n’est pas plus que le droit une fonction différenciée de l’activité sociale… Le sentiment du sacré joue, dans la vie chinoise, un grand rôle, mais les objets de la vénération ne sont point (au sens strict) des dieux. Création savante de la mythologie politique, le Souverain d’En-haut n’a qu’une existence littéraire… On ne conçoit pas de dieux qui soient étrangers aux hommes, qui aient une autre essence que la leur. L’Univers est un[5]. »

De son côté, M. Henri Maspero écrit, dans La Chine antique : « Le sentiment religieux antique, celui qui répondait exactement aux pratiques mêmes de la religion, et dont celle-ci ne se dégagea que pour mourir, consistait surtout en une conformité étroite et de tout instant des actes publics et personnels avec la tendance générale des périodes du cycle… Quand, en été, les chefs de village ouvraient les portes des villages, les chefs de famille celles de leurs maisons, qu’on supprimait les péages, que tous gens et bêtes, quittaient les maisons du village pour aller vivre dans les huttes des champs, que le lien familial strict se détendait, et que les familles se groupaient par trois dans la même hutte, tous savaient que c’était parce qu’en cette saison de plein air et d’ouverture universelle, il fallait que tout fût matériellement ouvert, et ils sentaient qu’en accomplissant « les règlements de l’été » chacun en sa sphère contribuait à assurer la marche du monde. De même, lorsqu’en hiver on fermait les portes des villages et des maisons en les crépissant pour les mieux clore, que tous, hommes et bestiaux, devaient être rentrés à la maison et à l’étable, au point que tout animal errant était à qui le prenait et l’enfermait, ils savaient que « par là ils aidaient à la clôture et à la fermeture du ciel et de la terre »[6], et ainsi participaient à la continuation de l’ordre universel[7]. »

Le Tao, ce « principe d’ordre suprêmement efficace », n’est pas une doctrine, mais une discipline civilisatrice par laquelle se réalise l’ordre universel. Le Tao règle l’ordre qui règne dans les choses et celui qui règne dans la société humaine, l’ordre naturel et l’ordre social qui, dans la pensée chinoise se confondent. À travers la nature et la société, le Chinois cherche un ordre identique auquel il s’associe et qu’il contribue à maintenir. Le Tao est ordre et en même temps puissance ; à ceux qui l’ont saisi il apporte paix et autorité. « A-t-on appris le matin, dit Confucius, ce qu’est le Tao, et meurt-on le soir ? C’est parfait. » Il est la « Voie royale », la « Voie du Souverain et du Juste » ; en somme, une sagesse qui n’emploie jamais les mots Dieu et âme, mais qui n’en est pas moins « de tendance mystique », dit encore M. Granet, et qu’il appelle « une sorte de quiétisme naturaliste ». Et il conclut : « Les Chinois ont conquis à leurs mœurs, à leurs arts, à leur écriture, à leur Sagesse, l’Extrême-Orient tout entier. Dans tout l’Extrême-Orient, de nos jours encore, aucun peuple, qu’il paraisse déchu ou qu’il s’enorgueillisse d’une puissance neuve, n’oserait renier la civilisation chinoise… Ce que les Extrême-Orientaux tiennent à conserver après l’avoir emprunté à la civilisation chinoise, c’est une certaine entente de la vie : c’est une Sagesse ».

On comprend, après ce que l’on vient de lire, le sens qu’attachait Okakura Kakuzo à ces deux affirmations : « L’Asie est une » et « l’Asie n’est rien, sinon spirituelle ». Spirituelle n’implique ici ni le besoin d’un monde d’essence transcendante, ni celui d’un culte d’êtres vraiment divins, mais le besoin mystique d’unité de l’univers qui se traduit chez tous les Asiatiques, qu’ils soient Chinois, Japonais, Indiens ou Russes eurasiens, par le mouvement spontané qui relie l’esprit au monde extérieur au lieu de l’y opposer et de le tenir, comme nous le faisons, dans un domaine à part[8]. « Ils (les Japonais) vivent enveloppés d’une atmosphère religieuse aussi légère et aussi douce que l’air de leur pays et on ne se demande point s’ils sont religieux[9]. »

L’écrivain japonais s’est chargé lui-même dans un passage réputé de son livre de nous faire pour ainsi dire toucher du doigt ce lien spirituel. Son âme exquise et forte de poète conçoit le Japon tout entier, hommes et choses, comme un microcosme dont la vie nombreuse, tumultueuse et profonde correspond à celle de l’univers ; elle le spiritualise même en le mêlant à une sorte de panthéisme inédit. Voici ce passage : « Les Japonais, élèves d’Oyomei, se délectaient à l’image du Dragon. L’avez-vous vu le Dragon ? Approchez-vous de lui prudemment, car aucun être humain ne peut survivre à la vue de son corps tout entier. Le Dragon oriental n’est pas le monstre de l’imagination médiévale, mais le génie de la force et de la bonté. Il est l’esprit du changement et, par là, de la vie même. Nous l’associons avec la puissance suprême, c’est-à-dire avec cette cause souveraine qui pénètre toute chose et qui revêt des formes nouvelles selon les circonstances, sans jamais se laisser voir sous son aspect définitif. Le Dragon est le grand mystère lui-même. Caché dans les cavernes de montagnes inaccessibles ou replié dans les profondeurs de la mer, il attend l’heure de se mettre lui-même en mouvement. Il se déploie dans les nuages de la tempête et lave sa crinière dans les ténèbres des tourbillons écumeux. Ses griffes sont dans le trident de l’éclair, ses écailles brillent dans l’écorce des pins battus par la pluie. Sa voix s’entend dans l’ouragan qui disperse les feuilles mortes de la forêt et ramène le printemps. Le Dragon ne se révèle pas pour s’évanouir. Il est l’image glorieuse et symbolique de cette élasticité d’organisme qui secoue la masse inerte de la matière épuisée. Replié sur sa forme, il mêle sa peau rugueuse à la bataille des éléments, et pendant un instant, se trouve à demi révélé par le brillant éclat de ses écailles. Il ne frappe que lorsqu’il est pris à la gorge. Alors, malheur à celui qui se joue du Terrible ![10] »

Chez l’habitant de l’Inde et chez le Russe, la religion est un fait et même un fait primordial[11] ; mais chez eux également l’homme se relie sans cesse à la nature, tend à connaître et à pénétrer le monde en s’identifiant à lui par le renoncement aux biens terrestres, l’abandon de sa personnalité, le nirvâna, ou par la recherche plus ou moins consciente de l’inconnu, du mystère psychique, du subconscient, etc.

Il résulte de tout cela que généralement passifs dans l’ordre matériel, les Asiatiques sont actifs dans l’ordre qu’à notre tour nous appellerons spirituel. Si injuste que soit souvent leur jugement sur l’Occident, il reste vrai que la part qui revient au matérialisme dans la civilisation occidentale est loin d’être négligeable et bien faite pour frapper les peuples de l’Orient. Comme nous trouvons des raisons d’agir dans l’ordre matériel, ils en trouveront, eux, dans l’ordre spirituel. Leur action peut être dès lors d’autant plus redoutable que par sa nature même elle peut s’unifier aisément et s’étendre à tout le continent.

Or, elle a justement trouvé à s’exercer depuis une quinzaine d’années dans le sens d’une croisade contre la mainmise et l’envie de l’Europe ; elle s’est manifestée sans souci des frontières, dans un mélange d’indignation, de mépris, de jalousie et de colère. C’est ce qui explique que M. Ossendowski ait pu prononcer cette phrase citée par M. Maurice Muret dans Le Crépuscule des Nations blanches, page 53 et incompréhensible à première vue : « L’unité asiatique existe dès maintenant, elle a seulement besoin d’un chef ». Il faut évidemment tenir compte de la part de « littérature » qui entre dans l’expression d’un homme de lettres qui nous disait textuellement en 1924, en nous offrant son merveilleux ouvrage Bêtes, hommes et

dieux : « Certains ont critiqué le « roman » contenu dans mon livre, mais que voulez-vous ? j’ai été auteur dramatique et en Mongolie, du roman, il n’y avait qu’à se baisser pour en ramasser… » Mais quand Ossendowski nous dit : « L’unité asiatique existe dès maintenant », en même temps qu’il nous révèle sa vision de poète, il exprime une vérité profonde. Dans les faits, il brûle les étapes ; mais c’est qu’il a senti battre le cœur asiatique partout où il est et saisi mieux que quiconque le dessein des Russes de donner à l’Asie ce chef dont elle a besoin.

S’il faut en croire nombre de philosophes et de sociologues, « l’évolution des sociétés humaines subit de plus en plus la prépondérance des masses », de sorte que l’on entrerait dans « l’ère des masses[12] » et qu’il en découlerait une civilisation nouvelle, celle de masse, c’est-à-dire une civilisation où, suivant l’expression de M. André Siegfried, sont sacrifiés « certains privilèges de l’individu que le vieux monde comptait justement parmi les conquêtes les plus essentielles de son effort civilisateur ».

Dans la civilisation de masse en effet les hiérarchies n’existent plus, l’inégalité des valeurs se fond dans un type d’homme qui n’est plus qu’un rouage utilisé pour un rendement défini remplissant au mieux les conditions d’un programme d’entr’aide sociale sans développement individuel. Bref, l’homme de la civilisation de masse devient un être collectif.

On peut se demander si l’idéal de l’humanité est là et si les progrès d’une telle civilisation contenteront les esprits désintéressés et curieux comme il y en aura heureusement toujours, et si enfin les hommes renonceront jamais à la création d’œuvres sans utilité immédiate. « Le phénomène de la mise en exploitation du globe, se demande M. Paul Valéry, le phénomène de l’égalisation des techniques et le phénomène démocratique, qui font prévoir une deminutio capitis de l’Europe, doivent-ils être pris comme décisions absolues du destin ?[13] ».

Mais la question pour nous n’est pas là. Elle est de savoir, si vraiment le monde va vers une civilisation de masse, quelle est la position de l’Asie en face de cette éventualité et d’abord si elle y est prédisposée.

Une des différences essentielles qui existent entre l’esprit européen et l’esprit asiatique, c’est que le premier invente et que le second imite. Certains, avons-nous dit plus haut, ont qualifié l’esprit européen de « génie de composition ». N’est-ce pas assez dire quelle valeur humaine il faut lui accorder ? Le génie de composition mesure et équilibre toute chose, mais il commence par équilibrer l’homme lui-même et le met à l’abri des excès de la pensée et des divagations de l’imagination. Il lui insuffle le sens de la norme, de l’harmonie universelle et le prédispose ainsi à l’invention que limite la raison, la seule qui ait une réelle valeur, qu’elle soit d’ordre pratique ou d’ordre abstrait, et qui profite à l’humanité.

Or, l’invention a toujours été le fait de l’homme d’élite et jamais de la masse. Le jour où l’esprit européen ne pourrait plus se manifester en ce qu’il a de plus précieux, il serait ramené au même plan que l’esprit asiatique ; il serait amputé de sa qualité propre, diminué en face d’une multitude prédisposée par ses facultés d’imitation à s’imprégner d’une civilisation qui, supprimant toute émulation, correspondrait à son état permanent de réceptivité. Cette civilisation qui serait pour l’Europe une régression n’en serait donc pas une pour l’Asie. Au reste, la civilisation chinoise ne fut-elle pas à sa manière une civilisation de masse ? Il n’y eut pas chez les premiers Chinois établis dans le bassin du Fleuve Jaune de race dominante ; c’étaient des agriculteurs formant des clans sans classe et sans castes. Leur civilisation, au lieu d’être aristocratique, fut populaire et le demeura. On est frappé lorsqu’on parcourt la Chine, du haut degré de civilisation des paysans, si l’on entend par là une expression humaine de toutes les vertus d’une terre.

D’autre part, la civilisation de masse est fille de l’égalité, ce besoin morbide qu’engendre, à notre époque, la démocratie. Les peuples de l’Asie suivent-ils la même pente ? Jusqu’à un certain point et sous réserve de ce qu’on lira plus loin, cela n’est pas douteux. L’idéologie démocratique s’est emparée de leur cerveau et les porte à louer des principes qui, par certains côtés, restent pour eux lettre morte.

Par conséquent, autant par prédisposition que par tendance à suivre l’esprit du jour, les Asiatiques se posent dans une civilisation de masse en concurrents directs des Européens et, naturellement, leur nombre leur donne sur ces derniers un avantage immédiat.

(Notons que la démocratie au sens le plus large du mot peut prendre les formes les plus variées. Jadis un chef d’État ne se préoccupait guère des exigences populaires ; aujourd’hui, au contraire, celles-ci agissent profondément sur sa volonté consciente et inconsciente, fût-il monarque ou dictateur.)

Mais avant que les peuples de l’Asie soient intoxiqués par la démocratie, certain d’entre eux au moins, saura maintenir chez lui l’esprit hiérarchique qui stimule la formation des élites indispensables à la direction des forces collectives. Nous avons nommé le peuple japonais. En outre, sa vitalité spirituelle le garde d’une folle précipitation vers les satisfactions matérielles qu’a pour but la civilisation de masse. (Lorsque nous pensons à lui, nous le trouvons loin du schéma que Gobineau a fait de la race jaune. Il est vrai qu’à l’époque où celui-ci écrivait, les Japonais ne s’étaient pas manifestés comme ils l’ont fait depuis lors et c’est aux Chinois surtout qu’il pensait.)

Ainsi, il apparaît que la civilisation de masse, si elle est à l’horizon de l’humanité, favorise les Asiatiques au détriment des Européens, non seulement parce qu’elle oppose le nombre à l’individu, mais parce qu’elle laisse sur un point de l’Asie au moins subsister le souci d’une élite.

De l’ensemble de ces observations découle cette conclusion que l’unité d’ordre moral particulière à l’Asie repose sur tout autre chose qu’une qualité de l’esprit comme l’unité que l’on peut reconnaître à l’Europe ou sur une doctrine comme celle de l’Amérique. Elle est fondée — et cela ressort de plus en plus de l’observation des événements contemporains — sur une sorte de compromis entre l’esprit d’imitation à tendances matérialistes et une volonté arrêtée de défense raciale d’essence spirituelle.

  1. Voir notre ouvrage La Chine et le Pacifique, p. 167 et suiv. (Fayard).
  2. Défense de l’Occident, p. 203 (Plon).
  3. « Le destin de l’Europe », par Th. Ruyssen. Revue de Métaphysique et de Morale. Juillet 1935, p. 440.
  4. La religion des Chinois, p. 193 (Gauthier-Villard)
  5. La Pensée chinoise, pp. 586, 587. (La Renaissance du Livre.)
  6. Li ki I, 403.
  7. La Chine antique, p. 270. (E. de Boccard, Collection Histoire du monde, tome IV.)
  8. On lit dans Essai sur la Mythologie japonaise, par Nobuhiro Matsumoto, p. 76 (Geuthner édi., Paris) : « La grande déesse Amaterasu possède incontestablement le caractère de prêtresse. Les notions de Dieu et de prêtre sont confondues dans le shintoïsme. Les prêtres ou les prêtresses lorsqu’ils se déguisaient en dieux pendant une fête, étaient véritablement des dieux… Ainsi le dieu est un être qu’on a déguisé pour la célébration des rites. »
  9. La société japonaise, par André Bellessort, p. 193 (Perrin).
  10. Les Idéaux de l’Orient, p. 260 (Payot).
  11. Nous savons que pour les Russes une remarque s’impose que nous ne saurions mieux formuler qu’en citant M. Alexandre Soltykoff, auteur d’un article intitulé : « Le problème de la religiosité russe » paru dans Le Monde slave d’octobre 1934. « La Russie, écrit-il, a toujours évolué entre ces deux pôles, celui d’une foi religieuse ardente et celui d’une irréligiosité non moins persévérante et on eût dit instinctive. Certes, les slavophiles ont fait fausse route en proclamant la religiosité innée du peuple de Russie. Et pourtant leur conception n’est point mensongère sur tous les points… Nous pensons que la disposition d’esprit religieuse qui s’est manifestée çà et là parmi le bas peuple de Russie au XIXe siècle, n’a nullement été un produit du milieu ethnique environnant et de sa mentalité particulière. Nous sommes porté à croire que ces foyers de religiosité se sont formés plutôt à l’encontre des caractères primitifs de ce milieu, c’est-à-dire sous l’influence d’un courant venu des sommets de la nation. » L’ auteur souligne que les courants antireligieux remarqués à certaines époques en Russie « peuvent revêtir eux-mêmes des formes religieuses ». Il conclut : « En somme, quand on parle de la religiosité russe, on voit s’opposer deux tendances, l’une ethnique, primitive, qui est naturellement irréligieuse, et une nationale, surajoutée, qui est essentiellement religieuse. »
  12. Qui sera le Maître ? par Lucien Romier, p. 9 (Hachette).
  13. Variété, « La crise de l’esprit », p. 32 (N. R. F.).