Une vieille maîtresse/Partie 1/4

Alphonse Lemerre (tome 1p. 70-83).


IV

UNE MAÎTRESSE-SÉRAIL


L’appartement dans lequel Oliva-la-Rousse fit pénétrer M. de Prosny ne ressemblait guères à un appartement de femme. Si on en croyait les récits du vicomte à madame d’Artelles, la señora était peut-être d’un ordre un peu plus élevé que toutes celles qui font tomber des sequins en agitant leurs jupes ; mais, après tout, disons le mot, le monde, qui ne veut que des situations expliquées, l’appelait une courtisane. Eh bien, l’aurait-on dit en entrant dans cet appartement si fier et si sombre et qui ressemblait plus à un cabinet qu’à un boudoir ?… Là, nulle mollesse, nul mystère dans le jeu des glaces, nulle combinaison scélérate dans le jeté des draperies, nul parfum provocant ou révélateur. Les lambris, sans aucun ornement, étaient revêtus de cuir de Russie doré. D’immenses rideaux à l’Italienne en velours froc-de-capucin étaient retenus par des torsades, or bruni et aurore. Sur la cheminée, tout bronze. Une assez belle glace de Venise s’y penchait. Des fauteuils en chêne sculpté étaient couverts d’un velours semblable au velours des rideaux, et le tapis, d’une épaisseur inaccoutumée, n’avait non plus que les deux sérieuses couleurs, brun et aurore. Du reste, pas de meubles attestant la présence d’une femme. Point de chiffonnière, point de corbeille. On eût pu se croire chez un homme, mais quel homme ? Un homme d’action ou un penseur ? Il n’y avait ni pipes ni armes contre les lambris, ni table à écrire, ni bibliothèque. Le seul meuble qui fût remarquable au milieu de cette nudité simple et ferme, c’était une espèce de lit de repos en satin vert, soutenu par deux images d’hippogriffes, aux ailes reployées, et que l’artiste avait sculptés avec la plus ivre fantaisie.

Un tel appartement avec ses couleurs sévères n’était pas trop éclairé par le feu de la cheminée et deux lampes, dont les globes de cristal colorié répandaient un jour à reflets changeants et incertains.

« C’est M. le vicomte de Prosny, señora, — fit Oliva à sa maîtresse, couchée à terre, en face du feu, sur une magnifique peau de tigre, et qui se souleva sur le coude pour dire bonjour au vieux vicomte.

— Eh quoi ! c’est vous ! C’est vous ! » — dit-elle avec un peu d’étonnement, comme Oliva. Et elle lui tendit la main avec une cordialité vive. Le vieux galant, qui venait de baiser celle de ses anciennes amours et qui avait la lèvre humide encore de la liqueur des Îles de Mme  d’Artelles, serra cette main, mais n’osa l’embrasser.

L’historien de Mme  d’Artelles, M. de Prosny, n’avait rien exagéré. La señora Vellini n’était plus jeune et n’avait jamais été jolie. Oliva n’était donc point comme un degré de lumière, placé là par l’Orgueil enivré, pour monter d’une femme belle à une femme plus belle. Au contraire, on descendait à une femme soudainement laide quand on regardait Vellini, l’œil ébloui par Oliva. La comparaison avait alors toute la surprise du contraste. Vellini était petite et maigre. Sa peau, qui manquait ordinairement de transparence, était d’un ton presque aussi foncé que le vin extrait du raisin brûlé de son pays. Son front, projeté durement en avant, paraissait d’autant plus bombé que le nez se creusait un peu à la racine ; une bouche trop grande, estompée d’un duvet noir bleu, qui, avec la poitrine extrêmement plate de la señora, lui donnait fort un air de jeune garçon déguisé ; oui, voilà ce qui paraissait, aveuglait d’abord, ce qui choquait au premier coup d’œil, ce qui faisait dire aux yeux épris des lignes de la tête caucasienne, qu’elle était laide, la señora Vellini ; surtout quand on la voyait — comme ce soir-là la voyait le vicomte — hâve d’ennui, indolemment couchée sur sa peau de bête, réveillée de sa pesante rêverie comme un enfant fiévreux qui interrompt une sieste morbide dans la Maremme. Sa tête, trop penchée sur son cou flexible et qui semblait emporter le poids de son corps, lui donnait quelque chose d’oblique et de torve. Elle se repliait sur elle-même avec une espèce de pudeur farouche, défiante et orgueilleuse, et qui jetait des redoublements d’ombre sur sa laideur. Telle elle apparaissait… mais, disons tout : pour peu qu’une passion ou un caprice la fît sauter debout ; pour peu qu’un invisible coup de trompette, un accent réveillé des sentiments engourdis, lançât le frisson dans sa maigreur nerveuse et l’arrachât au sommeil de sa pensée… elle n’était pas belle, non, jamais ! mais elle était vivante, et la vie, chez elle, valait la beauté dans les autres ! L’Expression — ce dieu caché au fond de nos âmes — la créait par une foudroyante métamorphose. Alors, ce front envahi par une chevelure mal plantée, ce front d’esclave, étroit, entêté, ténébreux, grossissait, grandissait et commandait au visage. Ce nez, commencé par un peintre Kalmouk, finissait en narines entr’ouvertes, fines, palpitantes, comme le ciseau grec en eût prêté à la statue du Désir. Les coins de la bouche allaient mourir dans des fossettes voluptueuses. Les yeux, emplis par des prunelles d’une largeur extraordinaire, noirs, durs, faux, espionnants, tisons ardents d’un vrai brasero sans flammes, s’avivaient d’une clarté qui brûlait le jour. C’étaient des yeux infernaux ou célestes, car l’homme n’a guères que ces mots-là qui cachent l’Infini, pour en exprimer la puissance. À coup sûr, c’étaient des yeux pareils qui avaient inspiré le distique klephte : « Un de tes cheveux ! que je m’en couse les paupières pour ne plus regarder d’autres yeux que les tiens ! » Ah ! dans ces moments-là, quelle revanche la señora prenait sur les femmes toujours belles ! Mais l’émotion ne durait pas. Tout s’éteignait quand elle était envolée ; et la nuit de sa laideur ressaisissait, redévorait Vellini en silence, et restait sourdement sur elle, — comme un froid basilic se couche à la place où il a tout englouti…

Pour aimer cet être changeant, beau et laid tout ensemble, il fallait être un poète ou un homme corrompu. Le vieux vicomte n’avait pas en lui un grain de poésie. Aussi ne comprenait-il rien aux éclairs de passion qui passaient sur Vellini ; mais, comme il était corrompu, blasé et vieux de civilisation et de sens, il s’expliquait très bien qu’on pût s’arranger de toute cette laideur.

« Eh bien ? comment allons-nous, déesse du caprice ? — fit-il, avec une aisance familière, en s’asseyant dans un grand fauteuil pendant qu’Oliva disparaissait.

— Vous êtes aussi capricieux que moi, monsieur le vicomte, — dit la señora, comme un enfant gâté qui s’éveille. — Vous veniez me voir autrefois. Vous veniez souvent. Vous aviez l’air de tenir à moi, mais baste ! un beau jour, vous disparaissez on ne sait pourquoi, et on ne vous revoit… qu’aujourd’hui.

— J’ai été aux Eaux, ma petite, — reprit le vicomte, — de manière que… — Aux Eaux, sans bouger, pendant deux ans ! — interrompit la señora en éclatant de rire. — Vous vous moquez de moi, vicomte ; ou c’est une excuse d’après dîner !

— D’après dîner ! Comment cela ? — dit le vicomte, rondissant ses yeux verts, l’air étonné, poussant sa joue avec sa langue. Voulez-vous dire que je suis gris ?

— Non, vicomte, je vous sais prudent, si ce n’est sage. Vous avez une jambe malade qui vous interdit de vous griser, — dit-elle férocement, car elle s’ennuyait, et, pour passer le temps, elle eût jeté Prosny au tigre sur lequel elle était couchée, si l’animal avait vécu.

— Attends, drôlesse, — pensa le vicomte, — je vais te payer tout à l’heure tes réflexions sur ma jambe ! »

Mais la señora continuait :

« Non, mon cher vicomte, vous êtes en état de lucidité parfaite ; mais vous avez dîné, bien dîné, peut-être chez quelque ancienne maîtresse, et, après avoir eu toutes les jubilations de la table, l’ennui de l’intimité vous prenant, vous vous êtes dit qu’il serait drôle et nouveau de monter chez moi, et vous êtes venu. Le vin stimulant les réponses et donnant de l’esprit, quand il n’en ôte pas : Je lui dirai que je suis allé aux Eaux — avez-vous pensé — si elle me fait quelque reproche de mon absence ; et — autre illusion produite toujours par les influences du dessert ! — elle le croira. »

La Vellini serrait de près la vérité, mais elle ne la tenait pas. Elle ne se doutait point de la mission dont s’était chargé le vieux renard qu’elle venait de blesser, et qui, impatient de lui rendre dans sa vanité le coup qu’elle avait porté à son amour-propre en lui parlant de sa jambe, se tut une minute… puis entra résolument en matière par la question directe :

« Est-ce que vous voyez toujours M. de Marigny ?

— Certainement, — fit la señora avec nonchalance.

— Mais y a-t-il longtemps qu’il n’est venu chez vous, señora ? » reprit M. de Prosny, en plongeant sur elle des yeux avidement cruels.

Il la dominait puisqu’il était assis sur le fauteuil et elle à terre. Elle était changée depuis deux ans. Elle avait vieilli. L’égoïste, blessé par elle dans le sentiment de ses infirmités physiques, vit que la raie des cheveux s’était élargie, que quelques fils d’argent apparaissaient dans le miroir noir des bandeaux. Elle avait une espèce de blouse de soie sans corset, fixée par une ceinture. Ses pieds nus, aussi bruns que sa joue, étaient au large dans des pantoufles de velours brodées de perles. Traître costume qui montrait bien qu’elle n’avait plus ses vingt-cinq ans ! La seule chose immortelle était la grâce indolente et jeune avec laquelle elle posait sa petite main sous la griffe d’or de sa peau de tigre, en écoutant M. de Prosny.

« Mais il y a une huitaine, — répondit-elle ; — il vient quand il veut ; il est libre. Qui se voit tous les jours après dix ans ?…

— Et dix ans qui n’ont pas été — dit le vicomte — d’une fidélité parfaite. » C’était le premier coup de dent de sa rancune ; il allait passer au second.

Cela ne l’irrita point. Elle ne répondit pas comme une prude : « Qu’en savez-vous ? » mais placidement, et avec cette mélancolie qu’ont les femmes qui ont cherché le bonheur et qui n’ont trouvé que l’amour :

« Lui ni moi, n’avons été fidèles. Notre liaison a été singulière, — ajouta-t-elle en rêvant tout haut ; car pourquoi aurait-elle dit ces choses au vieux Prosny ? — Nous nous sommes plus haïs qu’aimés !

— Alors, tant mieux ! — dit le vicomte, — car voici le dénoûment qui arrive, et je ne voudrais pas vous voir malheureuse. Vous savez sans doute le mariage de M. de Marigny ?

— Je le sais, vicomte, — fit-elle gravement, — mais pas par lui. »

Le vicomte étudiait cette tête de bronze. Un sillon de la foudre de beauté qui partait de l’émotion du cœur, y passa. Mais ce fut trop rapide pour être aperçu d’un observateur sans portée comme l’était M. de Prosny.

« Oui, je le sais, — reprit-elle, en portant vivement à sa bouche la main qu’elle avait mise sous la griffe d’or de la peau de tigre. La griffe acérée, trop durement appuyée par elle, avait trouvé le sang, qui coulait et qu’elle suça tranquillement. — Ils sont venus de partout me dire que Marigny allait se marier. À chaque femme qu’il a eue dans votre monde ou dans le mien, ils sont venus m’en avertir ! Ne l’ai-je pas toujours su d’avance, la veille même du jour où ces femmes se donnaient à lui ? Moi-même, ne l’ai-je pas souvent renvoyé vers elles lorsqu’il s’en revenait vers moi ? Aujourd’hui, au lieu d’un amour, c’est un mariage…

— C’est un amour et un mariage, — fit l’implacable vicomte.

— Eh bien ! c’est un amour et un mariage, si vous voulez, — répondit-elle ; — mais ce n’est pas un dénoûment. De dénoûment à la liaison qui existe entre Marigny et moi, il n’y en a pas, monsieur de Prosny !

— Ma foi, señora, — dit M. de Prosny d’un ton de plaisanterie, mais dépité, au fond, de trouver cette femme invulnérable, — l’orgueil est une superbe chose et vous savez mieux que moi pourquoi vous en avez… mais votre Oliva est moins belle que mademoiselle Hermangarde de Polastron, la fiancée de M. de Marigny, et, le diable m’emporte, il en est fou… de manière que

— … De manière que Vellini, qui est vieille et laide, — interrompit-elle avec ironie, — n’a plus qu’à se jeter par la fenêtre si elle aime encore M. de Marigny ? »

Il y avait de l’amertume dans sa voix en parlant ainsi au vicomte, mais nulle colère n’enflammait ses yeux noirs, profonds comme le velours qui absorbe la lumière sans la renvoyer. Ils étaient ternes, las, ennuyés, mais calmes, comme ils étaient quand le vicomte était entré. Et le pauvre homme était si ébahi de ce calme imprévu, qu’il n’avait jamais poussé plus laborieusement contre sa joue une langue réduite à manquer de réplique. Il s’attendait à une colère cramoisie, et il en aurait joui en amateur et en connaisseur véritable. Au lieu de cela, il se trouvait que la señora avait le caprice du plus beau sang-froid… C’était désappointant !

« La conclusion serait un peu dure… — dit de Prosny qui ne savait que dire.

— Si ! — fit-elle, en changeant de ton et de posture. — Mais, heureusement ou malheureusement, — reprit-elle d’une note moins sonore, — il n’y a point de conclusion. »

Elle fit un petit mouvement d’une impertinence adorable et jeta en l’air du bout de son pied sa pantoufle, qui, après deux tours vers le plafond, alla retomber sur le lit. Son mouvement découvrit une délicieuse jambe de promesse et de perdition qui donna comme un soufflet du diable dans les yeux alléchés du vicomte de Prosny. C’était une de ces jambes tournées pour faire vibrer, dans les plus folles danses de l’amour, le carillon de tous les grelots de la Fantaisie, et autour desquelles l’imagination émoustillée s’enroule, frétille et se tord en montant plus haut, comme un pampre de flammes monte autour d’un thyrse. L’Espagne avait autrefois failli d’être perdue pour une jambe pareille, lorsque la voluptueuse Cava mesurait la sienne avec des rubans jaunes aux yeux fascinés du roi Rodrigues, embusqué derrière sa jalousie.

« Pécayère ! — fit le vieux Prosny, en flûtant sa voix libertine.

— Eh bien, après ? — dit-elle d’un ton sec, en roulant d’un revers de sa main les plis de sa robe autour de ses chevilles, et avec une expression d’yeux à rappeler au vicomte Chastenay de Prosny qu’il n’était pas le roi Rodrigues, mais un diplomate en fonctions.

— Vous voilà maintenant le pied nu, — reprit le vicomte rentré dans le sentiment de son rôle, mais resté sous l’empire de la grâce physique qu’elle avait ; — vous voilà le pied nu comme une magicienne qui va faire son charme… — il se souvenait du mot de talisman employé par Mme  d’Artelles, — et vraiment il faut que vous en ayez un bien puissant et bien subtil pour n’avoir pas peur de la belle Hermangarde de Polastron.

— J’en ai un ! » dit-elle d’un air mystérieux et fin, en mettant son doigt sur sa bouche, comme une des sorcières de Macbeth.

Se moquait-elle de lui ? ou, comme les femmes de son pays méridional, avait-elle quelque superstition à laquelle elle rattachait son union avec Marigny, et qui, pour elle, en sauvegardait la durée ? Elle avait, avec son front ténébreux, je ne sais quoi de sauvage, de bohémien, d’étrange. Elle chantait souvent une espèce de ballade en prose, qu’étant grosse d’elle sa mère avait entendue, un jour qu’elle avait donné l’aumône, sous le porche d’une église, à une Gitana accroupie qui la fixa de ses longs yeux de feu, tout en lui tendant sa main sèche. Elle ressemblait beaucoup à cette femme, lui avait répété sa mère. La ressemblance était-elle aussi à l’âme ? Et, comme la peuplade vagabonde à laquelle appartenait cette mendiante, l’amour des croyances merveilleuses asservissait-il sa pensée ?

Mais le vieux débauché du xviiie siècle ne vit rien de cette poésie muette, qui, par hasard, se rencontrait rue de Provence, numéro 46, au sein de la plus spirituelle et de la plus prosaïque des villes de la terre. Il ne vit dans tout cela que des réalités piquantes, l’esclavage des plaisirs dépravés. Il interpréta avec son imagination corrompue le mot et l’air de la señora :

« Vous êtes deux grands scélérats ! — dit-il, avec une gaieté qui n’excluait pas la convoitise, en pensant à Marigny et à elle. — Pour tenir si bien l’un à l’autre, il faut qu’il y ait des crimes entre vous ! »