Une vieille maîtresse/Partie 1/3

Alphonse Lemerre (tome 1p. 60-69).


III

UN ANCIEN CAVALIER SERVANT


Plusieurs jours après la révélation qui avait rembruni le front ouvert de la marquise, le vicomte de Prosny buvait son dernier verre de liqueur des Îles chez son ancienne reine, la comtesse d’Artelles, qui lui avait donné à dîner.

Elle l’avait traité en vieille qui veut séduire un vieillard, et qui le prend par la seule anse qui reste, — la passion suprême, celle qui ferme la porte à toutes les autres, — le péché capital qui est, hélas ! aussi le péché final !

Elle lui avait donné un dîner des dieux : un petit repas, substantiel, savoureux et fin, calculé de manière à ce qu’il excitât sans irriter et communiquât une activité suffisante… Dire comment elle savait le degré juste d’animation qu’il fallait au sang transi du vieux pécheur, ce serait répéter les mauvais propos d’un autre âge, et d’ailleurs, règle générale, les femmes savent toujours à merveille ce qu’il leur importe de savoir.

« Ce sont les délices de Capoue que votre dîner, ma chère comtesse, » dit le vicomte avec la tendre reconnaissance d’un estomac heureux depuis une heure et demie.

Car le bonheur avait commencé à la première cuillerée d’un excellent potage, et le vicomte, qui n’avait plus de dents et qui avait des principes, mangeait fort lentement.

« N’est-ce pas… — fit la comtesse comme une femme qui sait sa force, — mais il ne faut pas qu’Annibal s’endorme dans ces délices-là. »

Le trait était doublement historique : le vieux Prosny s’endormait presque toujours après son dîner.

« Non, je vais à Rome à l’instant même, — reprit le vicomte. — C’est-à-dire, — ajouta-t-il, — rue de Provence, 46, chez la señora Vellini.

— C’est donc ainsi que cette espèce s’appelle ? — dit Mme  d’Artelles avec un mépris de grande dame, — le plus insolent des mépris.

— Oui, c’est comme cela, — répondit le vicomte ; — elle est Espagnole, née à Malaga en 1799, de manière que… de manière que…

— De manière que… elle a trente-six ans ! » dit vivement la comtesse, fort impertinemment pour la señora en question et pour le vicomte, qui, très souvent, l’impatientait avec la forme habituelle sous laquelle il cachait, assez mal, l’absence du mot qui le fuyait.

Ici, une parenthèse. Le vicomte Éloy de Bourlande, Chastenay de Prosny, avait été destiné à la magistrature dès sa jeunesse. Il appartenait à une ancienne famille de Parlement. Sa vie de jurisconsulte avait été fort courte. Avant la Révolution, il était ce qu’on appelait alors avocat de sep heures, avec M. Roy, depuis ministre, et beaucoup d’autres devenus fameux. Les avocats de sept heures étaient, comme on le sait, les jeunes avocats au début qui plaidaient aux audiences du matin, quand les illustres de l’Ordre, les chanoines de la grand’manche, les hommes à position et à réputation, dormaient encore aux pieds de leurs sacs. Né pour être conseiller de grand’chambre, la Révolution tua son avenir, mais, du moins, respecta sa personne. Et pourtant il n’avait pas émigré. Il s’était caché pendant la Terreur comme beaucoup de nobles dans certaines provinces. Sa famille était du Nivernais. Il avait été très beau, comme on pouvait en juger par un portrait fort ressemblant accroché à la glace de son entresol, rue Louis-le-Grand, et qui le représentait coiffé en cadenettes, avec le collet de velours vert, tel qu’il était quand il se maria. Cette belle tête, aux yeux d’outremer, à la bouche fine, si romanesque et si féodale en même temps, on n’en reconnaissait guères le galbe dans le vicomte de Prosny actuel. Le nez busqué s’était allongé, la bouche dégarnie de ses dents était rentrée et avait un faux air de celle de Voltaire sur son déclin. Le menton impérieux avait suivi le nez dans son mouvement en avant, et le menaçait. La peau du visage était jaune comme un parchemin d’antique noblesse ; les yeux gonflés comme ceux de tous les hommes sensuels et qui ont pratiqué la vie, mais ils dardaient toujours leur flamme verte avec cette énergie de curiosité insatiable qui ressemble à de la pénétration, mais qui n’en est pas. Le front, on n’en pouvait juger, caché qu’il était par une perruque châtain clair, très frisée et posée perpendiculairement sur les yeux. On ne compte plus maintenant que deux perruques de ce style-là dans tout le faubourg Saint-Germain. Tel était devenu le beau Prosny, le plus agile danseur et la plus forte lame d’épée d’après Thermidor. Il s’était battu pour le petit Capet et les dix-huit boutons à l’habit[1], autant que s’il avait été élevé, avant les désastres de la monarchie, pour entrer dans la Maison Rouge au lieu d’entrer dans les Enquêtes. Il avait été le poing le plus sur la hanche de cette époque de bretteurs, et la fleur des pois des muscadins. À cette époque, il avait tourné la tête à une héritière avec le muscle de son mollet. Il s’était marié richement et avait vécu sur ses terres. Très poli pour les autres, mais très pointilleux, très despote chez lui, très colère, il avait été dans sa campagne le plus violent des juges de paix. Libertin, mais galant et discret ; égoïste comme Fontenelle lui-même, sans cet esprit qui excuse tout, mais avec l’excellent ton qui le vaut presque, il avait fait mourir sa femme de chagrin, planté une magnifique croix sur sa tombe, et sur sa mémoire une phrase convenablement mélancolique qu’il répétait toujours quand on lui en parlait, et… tout avait été dit. Difficile à satisfaire, quinteux en diable, parlant toujours de dégainer quand on le contrariait, et l’ayant fait très volontiers tout vieux qu’il fût (il s’était battu juvénilement, lorsque les alliés étaient venus en France, avec un colonel de Cosaques qui logeait chez lui et qui avait trouvé que les infusions de marjolaine qu’on lui servait le matin n’étaient pas du thé hyson et souchong, et il l’avait blessé), très mécontent de son gendre, qui était encore plus mécontent de lui, il était revenu vivre à Paris, en garçon, touchant ses fermages chez son banquier, et se moquant de l’opinion publique de sa province, qui l’appelait un vieux dénaturé, parce que, disait-il, il voulait la paix dans ses derniers jours.

Il était de haute taille, droit et sec comme un bambou, dont il avait les nœuds dans l’humeur. Il aimait autant le trictrac que la liqueur des Îles. Né pour être juge, il ne bégayait pas comme Bridoison, mais souvent il cherchait ses mots. Et comme dans la conversation il n’y a point de dictionnaire, pour se donner le temps de les trouver il avait pris, en vieillissant, la risible et déplorable habitude de répéter à chaque bout de phrase la locution de manière que… Quand on lui parlait, il avait toujours l’air attentif et très étonné, quoiqu’il fût bien loin d’être naïf, et il poussait avec sa langue sa joue creuse, en vous regardant.

« Allez donc, vicomte ! — fit Mme  d’Artelles. — Tâchez de m’avoir des détails ; tâchez de savoir par quel diabolique talisman cette femme, qui n’est ni jeune, ni belle, dites-vous, a pris sur M. de Marigny un ascendant qu’elle n’a jamais perdu, tandis que cette pauvre madame de Mendoze, par exemple, tue sa jeunesse et sa jolie figure dans les larmes, pour un homme qui a la monstrueuse ingratitude de ne pas même s’en apercevoir.

— C’est difficile, c’est difficile, — répondit le vicomte. — La drôlesse est insaisissable. Elle ne répond à aucune question et elle échappe à l’observation la plus aiguisée. C’est du feu grégeois ou du vif-argent incarné… de manière que… de manière que…

— … Vous ne voyez rien à travers vos lunettes, mon cher contemporain ? — interrompit la comtesse, jouant l’incrédulité avec une câlinerie perverse. — Dois-je croire cela de votre ancienne sagacité ?

— Oui, ma chère, croyez-le, — fit le vicomte, obligé, acculé à être vrai. — J’ai su les femmes autrefois. J’ai connu leurs mille diableries pour nous faire, quand ça leur convient, marcher à quatre pattes comme feu Nabuchodonosor. Mais, voyez-vous ! la Vellini n’a pas d’analogue dans mon répertoire de souvenirs. On ne comprend rien à celle-là ! C’est un logogriphe, c’est un hiéroglyphe, c’est un casse-tête chinois, et peut-être est-ce tout cela qui fait sa puissance ! Depuis quelque temps, j’ai cessé de la voir, mais je l’ai vue beaucoup autrefois, de manière que je puis bien la revoir encore. Seulement, je ne crois pas avoir à vous donner les détails dont vous êtes friande et que vous avez promis à madame la marquise de Flers.

— Hypocrite ! — fit encore l’astucieuse comtesse, en lui lançant deux regards d’une date reculée, presque tendres, et qui prenaient en écharpe la fatuité de l’ancien cavalier servant. — Est-ce que vous ne découvririez pas la pierre philosophale, si vous le vouliez ?

— Enfin, j’essaierai ! — dit le vicomte, divinisé par l’idée que la comtesse avait de lui. — Dans tous les cas, du reste, j’apprendrai à la señora le mariage prochain de mademoiselle de Polastron et de M. de Marigny, et je compte sur un fier tapage.

— Si le tapage — reprit la comtesse — peut empêcher le mariage, vous m’aurez donné mon dernier plaisir. » — Et elle lui tendit la main, en appuyant sur ce mot, que la discrète délicatesse du vicomte n’osa relever, mais qu’il comprit. Il baisa cette main avec la douceur du souvenir, prit sa canne et s’en alla chez la señora Vellini.

Il faisait un clair de lune perçant et glacé. Le vieux vicomte, qui aimait à marcher après son repas, arriva, tout en chantonnant, rue de Provence. Il monta les quatre étages, qu’il connaissait bien, avec une jambe rajeunie à la fontaine de Jouvence de l’excellent dîner de la comtesse, et sonna à la double porte en tapisserie, qu’une jeune fille splendidement belle vint ouvrir.

« Ah ! c’est monsieur de Prosny ! — dit la jeune fille, un peu étonnée de revoir un ancien visage probablement oublié.

— Lui-même ! — repartit le vicomte. — Comment te portes-tu, mon enfant ? — ajouta-t-il, en passant la main sous le menton royal qui n’appartenait qu’à une soubrette, mais qui n’en était pas honteux. Comme toutes les personnes de son temps, M. de Prosny tutoyait les domestiques. — La señora est-elle visible, ce soir ?…

— Oui, monsieur, » — dit Oliva en débarrassant le vicomte de son manteau. Cette belle soubrette, à la taille de déesse, étalait une beauté étrange et une mise plus étrange encore. Elle avait les cheveux d’un rouge flamboyant, largement tordus sous un peigne d’écaille blonde, les bras nus et une robe de soie. C’était mauvais ton peut-être que cette mise, pour une fille de service chez qui rien n’indiquait la femme de chambre, si ce n’est le tablier blanc consacré. Elle éclaira, de son bougeoir de cristal, M. de Prosny et lui fit traverser plusieurs pièces. Elle marchait d’un pas résolu et voluptueux tout ensemble, et l’on entendait craquer sur les tapis le satin turc de sa bottine. Son ondoyante taille profilait d’alliciantes ombres sur les draperies qu’elle éclairait en passant. Il fallait que la señora Vellini eût une grande idée de sa beauté pour garder chez elle une camériste de cet air-là. Il fallait qu’elle eût l’orgueil immense qui naît de la force éprouvée. La plus altière du faubourg Saint-Germain aurait renvoyé haut la main une femme de chambre au port si princesse, et qui, en tendant un plateau ou une lettre, prenait tout naturellement des attitudes à exposer ses amies et soi-même aux plus écrasantes comparaisons.

Quand on voyait Oliva, l’idée venait : si c’est là la soubrette, qu’est donc la maîtresse ? Mais le vicomte de Prosny ne pouvait se prendre à une telle préface. Il connaissait la señora Vellini, et il devait la retrouver avec quelques années de plus.



  1. Historique. Le petit Capet (chapeau) voulait dire Louis XVII ; les dix-huit boutons, Louis XVIII. Cette époque fut magnifique d’héroïsme individuel. La monarchie de Richelieu, ingrate dans le passé pour la noblesse de France, avait trouvé moyen de l’être dans l’avenir. Les derniers combats de la noblesse française pour la royauté ont été des duels.
    (Note de l’auteur.)