II


— Ne trouvez vous pas qu’Anna paraît souffrante, mon général ? dit Raymond au comte Roverella quelques semaines après cette conversation que nous venons de rapporter… Ses joues sont moins pâles, mais le rouge foncé qui les colore est plus alarmant que leur pâleur… elle est triste… Souvent je la surprends dans notre cabinet d’études, assise devant une table, tenant un livre qu’elle ne lit pas ou bien un pinceau dont elle ne se sert pas. Son état mélancolique n’a jamais eu pour moi cette couleur alarmante : j’ai cru devoir vous en parler.

— Eh bien ! qu’y puis-je faire ? dit avec humeur le général ; que veut-elle ? que demande-t-elle ?… est-ce que tout ce qu’on peut avoir avec de l’or lui est refusé ?… Que se passe-t-il donc dans cette tête savante pour que vous-même, mon cher Raymond, vous en soyez ainsi tourmenté ?… Peut-être, après tout, est-ce quelque nouvelle parure arrivée de Paris et qu’elle ne peut avoir !… quelque envie de femme, quelque jalousie bien petite… bien haineuse !…

— Monsieur ! s’écria Raymond indigné.

Le général se retourna.

— Eh bien ! qu’est-ce ? lui dit-il froidement…

— Votre fille est un ange, monsieur…

— J’ai très-peu de foi aux anges du ciel, comte Vanina et encore moins à ceux de la terre… les femmes qu’on est convenu d’appeler ainsi ont toutes des voix douces, des yeux bleus et une peau blanche, et voilà tout ce qu’elles ont souvent de leur brevet d’anges… Quant à ma fille, je ferai prévenir le docteur Trivulci, et il verra ce qu’on doit faire pour elle.

Raymond s’éloigna cette fois de l’hôtel Roverella tristement affecté… Il aurait voulu, avant de s’engager dans des arrangemens qui allaient prendre une partie de son temps, fixer le sort d’Anna, afin qu’il fût à l’avenir moins rude à supporter ; il voulait amener le général à permettre à sa femme et à sa fille d’aller habiter un château que possédait la famille sur les bords de l’Arno, entre Florence et Pise ; mais la façon brutale dont le comte Roverella avait accueilli sa première communication l’avait arrêté. Et pourtant il éprouvait une inquiétude réelle sur l’état de sa sœur adoptive, et ce fut avec douleur qu’il fut contraint d’abandonner ses projets sur elle, pour suivre des intérêts dont l’exécution était d’une haute importance pour le bonheur de sa propre vie.

Anna était, en effet, triste et souffrante ; son goût pour la solitude prenait chaque jour un caractère plus marqué… Lorsqu’elle n’était pas auprès de sa mère, elle était à l’église de Sainte-Radegonde, et là, solitairement agenouillée dans une chapelle écartée, elle recevait la bénédiction du soir dans un profond recueillement ; on entendait seulement sortir, des longs plis du voile qui l’enveloppait, des sanglots et des plaintes étoufés, lorsque la prière se prolongeait au-delà du temps fixé…

Un soir, après avoir fait une lecture pieuse à sa mère, Anna descendit au jardin pour respirer un moment l’odeur des dernières fleurs de l’année. On était alors à la fin de l’année 1825 : quelques chrysanthèmes jaunes et violets diapraient encore les masses d’une verdure pâle et jaunissante ; les allées étaient comblées de feuilles sèches, qui criaient sous les pas de la promeneuse solitaire, et donnaient alors une odeur forte, particulière aux bois à cette autre époque de l’année, et dont le parfum est à la fois solennel et enivrant… il serait difficile de parler et de dire d’oiseuses paroles en marchant ainsi entourée de cette dernière parure de la nature qui se détache pièce à pièce de la couronne pour se faire fouler aux pieds… une rêverie profonde est imposée à l’âme, et c’est même sans trop souffrir alors que l’on s’arrête quelquefois sur une pensée douloureuse.

Mais, cette fois, rien ne venait alléger le poids de la triste rêverie d’Anna ; elle souffrait, et sentait en elle comme un mouvement qui la portait à fuir le lieu où elle était. Quelque malheur allait venir l’y trouver… il lui semblait accourir à elle du sein de ces nuages noirs et orageux, dans lesquels grondait sourdement la tempête… l’atmosphère était lourde… l’hirondelle rasait la terre, et le silence de mort, qui précède toujours l’orage, régnait sous les arbres séculaires qui formaient les beaux ombrages du jardin de l’hôtel Roverella.

Anna subissait l’influence de ce moment pénible ; elle ne pouvait marcher, et ressentait une oppression qui lui semblait comme un augure sinistre. Elle s’appuya contre un arbre qui était sur un tertre élevé dominant non seulement la ville de Milan, mais toute la campagne environnante. De là elle vit au loin l’horizon tout noir terminé par une bande de feu.

— Mon Dieu ! se dit la jeune fille, pourquoi donc éprouvé-je aujourd’hui ce que je sens ?… qu’ai-je à craindre, mon Dieu ?… rien, n’est-il pas vrai ?… Hélas ! quel mal ai-je jamais fait ?… et pourtant ils me font tous souffrir !…

La pauvre enfant fondit en larmes, et des sanglots déchirans sortirent de sa bouche… Oh ! c’est que son cœur était brisé !… c’est que, depuis six jours, elle n’avait pas vu Raymond ! lui, qui depuis dix ans n’avait pas laissé passer un jour sans la venir trouver, en avait laissé écouler six sans lui donner une marque de souvenir !… Déjà, depuis quelques semaines, Anna avait eu à souffrir d’une peine inconnue jusqu’à alors à son cœur de femme. Raymond était distrait auprès d’elle, et ne donnait que des leçons inattentives ; il venait plus tard et s’en allait plus tôt !… répondait à peine aux questions de sa pauvre sœur, qui souffrit au cœur de ce changement si douloureux pour elle ; mais elle sut se contenir… Raymond ne vit sur son front plus pâle que de la souffrance, mais jamais un reproche, car elle l’aimait toujours, elle ! et la pauvre petite comprit son malheur, sans savoir ce qui la rendait malheureuse… Elle pleura, mais seule ; ne prit aucune nourriture ; ne dormit plus que de ce sommeil agité qui donne la fièvre au lieu du repos… Mais ce fut son visage qui révéla tout ce qu’elle souffrait sans que sa bouche osât seulement murmurer… Ce fut alors que Raymond, frappé, malgré ses distractions, du changement d’Anna, parla d’elle au général… Voilà quel était l’état de la jeune fille, lorsque tout-à-coup Raymond cessa de venir la voir.

Couverte de larmes qui tombaient sur ses joues froides et pâles ; immobile, les yeux attachés sur l’observatoire de la terrasse, où s’étaient écoulées les plus douces heures de sa vie, Anna ne sentait pas la tempête qui venait de s’élever dans toute sa violence : les feuilles sèches tourbillonnaient autour d’elle ; les branches se brisaient sous la bourrasque, et de larges gouttes de pluie tombaient sur sa tête nue, sans qu’elle parût le sentir. Réveillée, cependant, par un coup de vent qui faillit la renverser, Anna revint à elle et retourna à la maison, sans toutefois trop hâter sa marche… elle trouvait une sorte de charme dans ce bouleversement de la nature : il était en harmonie avec elle-même… et puis, dans cette tempête, elle voyait une excuse pour l´absence de Raymond :

— Il aura craint de m´alarmer en sortant par ce mauvais temps, se disait-elle.

Mais ensuite elle pleurait car elle ne pouvait repousser la pensée que depuis six jours le ciel avait été bien pur !…

Tout-à-coup Anna s’arrête et tressaille !… son pied venait de heurter les débris du vase de porcelaine du Japon dans lequel étaient ses belles violettes favorites ! Ses pauvres fleurs étaient, cette fois, complètement déracinées, et le vase en mille pièces.

J’ai déjà dit qu’Anna était superstitieuse… elle l’était comme une Indienne, et, comme elles aussi, elle portait aux objets de prédilection, qu’elle marquait d’un nom aimé, une adoration voisine du fétichisme… En voyant ce vase brisé et ces fleurs souillées par l’orage, Anna prévit une douleur !

En rentrant dans la maison Anna apprit que sa mère l’avait demandée… elle passa dans son appartement pour changer de vêtemens, car les siens étaient trempés puis, ayant composé son visage et essuyé ses yeux, elle entra chez sa mère avec un front pâle et triste, mais du moins calme en apparence…

— Anna, lui dit la pauvre infirme d’un ton de gaîté qui ne lui était pas habituel, voici de quoi te rendre joyeuse !… vois le beau présent qu’on vient de t’envoyer !…

Et sa mère lui montrait de la main un objet qui était derriere elle, et, que recouvrait un voile turc de couleur brune, magnifiquement brodé en or et en soie de plusieurs couleurs.

— Eh bien tu ne devines pas ?… poursuivit-elle, amusée par le regard curieux d’Anna.

— Non, en vérité, ma mère ! et la jeune fille, souriant malgré sa tristesse, montrait ses dents perlées, si blanches et si égales…

— Allons, ma mère, montrez-moi mon présent…

— Mais alors tu devineras.

— Eh bien ! ne faut-il pas que je le connaisse ?… Et, donnant un baiser sur le front de la malade, elle découvrit ce qu’elle cachait malgré sa résistance.

— Ah ! que c’est beau ! s’écria-t-elle…

Et la jeune fille, tout émue, toute rouge d’une joyeuse surprise, se penchait vers le beau présent pour le voir de plus près.

C’est qu’en effet c’était une magnifique chose… Sur une petite table de porphyre élégamment montée en bronze doré, était un vase en vermeil de forme Médicis… Le corps du vase en or bruni recevait un nouvel éclat d’une guirlande de pampres et de raisins en or mat, qui formait la bordure et les anses ; dans l’intérieur du vase étaient les plus beaux fruits confits, des poncires, des oranges, des ananas, et tout ce que le taxe de la sucrerie italienne[1] put fournir de plus excellent. À côté du vase était une corbeille toute simple en paille jaune, contenant les plus belles fleurs des serres de Monza.

— Mon Dieu ! que tout cela est beau !… dit enfin Anna. Mais, ma mère, puis-je accepter un tel cadeau ?

— Comment, enfant ! tu ne devines pas encore qui t’envoie toutes ces belles choses ?… tu ne le devines pas, toi ?…

— Oh ! s’écria Anna palpitante à la seule pensée d’un nom !… serait-ce Raymond ?…

— Eh !… qui donc, dans tout Milan, aurait songé à t’envoyer ainsi ce qui peut te plaire ?… Eh bien qu’as-tu donc maintenant ?… Anna !… Anna !…

C’est que la pauvre enfant, en voyant la preuve de l’affection toujours constante de Raymond, avait été saisie d’une joie si vive au cœur, qu’elle se sentait défaillir et trembler… et, pour trop vivre, elle ne vivait plus !… Ainsi donc elle n’était pas oubliée de ce frère qu’elle aimait tant ! Oh ! comme elle était confuse de l’avoir soupçonné !… comme elle s’en accuserait à lui-même !… À mesure que toutes ses pensées s’éclaircissaient, elle sentait la vie courir dans ses veines, plus jeune et plus active… ses mains furent moins glacées, son front moins brûlant, ses joues se colorèrent et sa bouche put sourire !…

En un moment, elle redevint la joyeuse jeune fille de l’année précédente.

— En vérité, ma mère, dit-elle en prenant un ananas confit pour le couper par tranches, Ramond a deviné votre goût !… aussi vous serez la première à juger de la bonté de son beau présent… Mais pourquoi n’avoir pas écrit en l’envoyant ?…

— Ah ! mon Dieu ! j’oubliais, dit la mère… il y a un billet pour toi… j’ai oublié de te le donner.

— Vous avez une lettre pour moi, et vous ne me la donnez pas, ma mère !…

Et Anna tendait une main tremblante, tandis que l’autre tenait à peine le fruit à moitié coupé. Mais la mère ne pouvait trouver le billet perdu dans les plis de son couvre-pied.

— Enfin la voilà cette lettre ; dit la mère en la donnant à la jeune fille, qui la saisit aussitôt et l’ouvrit !… mais, à peine en eût-elle lu les premières lignes, qu’elle devînt fort pâle, ses yeux fixes s’arrêtèrent sur cette feuille terrible qui lui disait la mort… et elle tomba sur une chaise, laissant échapper de ses mains la lettre, le couteau et le fruit à peine coupé.

Dans ce moment la porte s’ouvrit… c’était son père… Incapable de soutenir sa présence dans un pareil moment, elle rassembla ce qui lui restait de forces, ramassa la lettre de Raymond, et, s’élançant rapidement hors de la chambre, elle parcourut en courant la galerie qui la séparait de son appartement, en ferma la porte au verrou… et là, une fois seule, elle tomba sur le carreau, épuisée, mourante et criant à Dieu de l’appeler à lui !

Voici ce que Raymond lui écrivait :

« Anna, pardonnez-moi de vous avoir fait un mystère de l’action la plus importante de ma vie !… mais le secret que j’ai gardé ne m’intéressait pas seul… et j’ai dû me taire… même avec vous, ma sœur, ma meilleure amie, après celle qui va devenir ma compagne ; car je me marie, Anna ! … je me marie demain !… Pensez à moi à dix heures du matin… priez alors pour votre frère adoptif… mon bonheur sera sanctifié par les prières d’un ange. Adieu, ma sœur… adieu pour quelque temps : je pars pour Vérone en sortant de l’église ; mais, à mon retour, vous serez la première personne que je verrai… Soyez heureuse maintenant, et je n’aurai plus rien à demander à Dieu !…

« Je vous envoie le présent d’usage[2] ; j’y joins quelques-unes de ces fleurs que vous aimiez tant !… et je partage avec vous celles que j’ai moi-même été chercher à Monza pour former le bouquet nuptial de ma fiancée… »

En relisant cette terrible lettre, que d’abord elle n’avait pas achevée, Anna poussa des cris inarticulés.

— Oh ! s’ëcria-t-elle enfin, c’est une trahison !… une horrible perfidie !… Raymond ! lui !…

Dans ce moment ses yeux tombèrent sur la dernière ligne de la lettre… Un cri perçant lui échappe !… Ces fleurs, dont le parfum l’enivrait tout-à-l’heure, ce sont les mêmes que celles qui seront sur le cœur de la femme de Raymond dans quelques heures !… À cette pensée, celui d’Anna se sent brûler par celles qu’elle porte… Elle les arrache de sa ceinture, les brise, les foule sous ses pieds, et, cet effort ayant ouvert la source des larmes que la violence du désespoir retenait, elle pleure avec sanglots, elle gémit, et, tombant épuisée sur la terre, elle croit qu’en effet Dieu la prend en pitié et qu’elle va mourir !

Pendant plusieurs jours Anna fut comme frappée de folie, surtout aux yeux de ceux qui l’entouraient, pour qui son désespoir déchirant était un profond mystère. Nous avons fait connaître sa mère et son père. La tendresse de l’une était aussi aveugle que la dureté de l’autre… Anna pleurait, et pleurait solitaire sur une couche qui devait être pour elle un lit de mort, et sur laquelle, pendant plusieurs semaines, elle souffrit tous les maux de l’âme et du corps… Mais elle était jeune et devait apprendre cette vérité douloureuse, c’est que le chagrin le plus violent ne tue pas : il devient notre hôte et notre bourreau de chaque jour, mails il ne donne pas la mort… Ce serait un bien… et, quand le malheur vous a choisi pour victime, il faut bien souffrir !… et vivre !…

Le silence qu’elle était contrainte de garder était peut-être la plus cruelle de toutes les peines qui lui brisaient le cœur !… c’est une si puissante consolation que de pouvoir montrer la profondeur de l’abîme de souffrance dans lequel on est tombé !… On souffre tant qu’on espère en la pitié de l’ami qui vous écoute ; on croit qu’il vous dira comment s’endorment ces douleurs qui donnent la mort !… Oh ! l’amitié, et l’amitié confiante, n’aurait-elle à nous donner que ce seul bien, l’espérance de moins souffrir, elle serait encore un grand bien pour nous !…

Mais Anna était seule !… seule au monde !… sa mère était mourante… son père !… son père ne la comprenait pas… la pauvre enfant était de nouveau orpheline, entre une mère et un père !… elle retombait dans cet isolement qui avait fait le malheur de son enfance et de sa première jeunesse !… L’isolement à elle ! la pauvre enfant, avec les vertus d’un ange, était punie comme le méchant !…

Son confesseur était le seul, dans Milan, qui connût la véritable cause de son état ; mais sa main n’était pas assez légère pour toucher à une plaie aussi vive que celle qui saignait dans l’âme de la jeune fille pieuse, il est vrai, mais profondément passionnée. Le confesseur comprit mal sa mission… il parla de devoir à celle qui n’avait que des vertus, et l’effraya lorsqu’il n’aurait dû que la consoler. Aussitôt que le mariage de Raymond lui fut connu, il ne vit plus dans l’affection d’Anna qu’un amour adultère et fulmina sur cet amour.

— Cet homme est mort pour vous, lui dit le moine, et vous seriez criminelle de l’aimer encore. Aimez-le, mais comme un frère en Jésus-Christ.

Anna courba la tête sous la parole de l’homme que, depuis son enfance, elle était habituée à respecter comme l’interprète de Dieu. Seulement elle demanda la permission de confier son secret à sa mère… Il lui fallait parler de Raymond… car ne plus parler de lui, ne plus le voir !… ne plus prononcer son nom ! c’était la mort !…

— Non, dit le prêtre, votre mère vous aime, elle est faible… elle vous bercerait et endormirait dans un lâche repos… Ma fille, il faut, au contraire, vous lever et combattre !… vous le devez à vous-même, à votre propre dignité !… Raymond n’est-il pas votre ennemi ?…

— Mon ennemi !… Raymond !…

— Ne vous a-t-il pas trompée ?…

— Lui ! jamais ! C’est ma propre folie qui m’a perdue !… mais Raymond ne m’a jamais parlé d’amour.

— Eh bien ! donc, alors il est coupable de dureté envers vous, et jamais il ne vous aima, même d’amitié…

— Oh mon père ! s’écria Anna d’une voix déchirante… ayez pitié de moi !…

— Non, répéta le moine, il n’eut même jamais d’amitié pour vous… S’il vous eût aimée de cette affection qu’il disait si profonde, elle lui aurait donné la connaissance de la vôtre ; jamais une vraie tendresse n’est méconnue quand celui qui l’inspire n’aime pas ailleurs… Et Raymond n’aime la femme qu’il a épousée que depuis quelques semaines…non, vous dis-je, cet homme ne vous a jamais aimée !…

Cette parole montrait que le moine avait un cœur qui n’avait pas toujours battu sous le froc, et que les passions et leurs orages lui avaient ëtê revélés… car il avait raison ; Raymond n’avait eu pour Anna qu’une amitié bien faible, puisque son regard était demeuré voilé devant la passion profonde de la jeune fille… Anna le comprit enfin !…

— Oui, se dit-elle, le père Jean a raison ; Raymond ne m’a jamais aimée.

Mais, lorsque la réflexion, toujours victorieuse d’une première pensée, lui rappela tout le bonheur qu’elle avait dû à la tendre affection de Raymond, alors son cœur s’attendrissait et, toute repentante, elle bénissait son frère d’adoption et priait Dieu pour son bonheur.

Cependant elle avait encore parfois des momens où elle maudissait cet amour qu’elle avait au cœur. Alors elle relevait sa tête souffrante, et voulait regarder avec mépris, du haut de sa dignité de femme, cette passion méconnue qui décolorait sa vie, et elle n’avait que dix-huit ans !…

Vers cette époque, l’état de la comtesse Roverella prit un caractère encore plus alarmant. Anna se montra alors ce que Dieu l’avait faite, un ange ! S’oubliant elle-même pour adoucir les souffrances de sa mère ; supportant l’humeur fantasque et brutale de son père, privée de la présence de l’ami qui, depuis dix ans, lui aidait à supporter tous les maux de son intérieur, Anna, loin de le maudire, recueillit dans son cœur comme en un sanctuaire tous les souvenirs de leur sainte amitié, et s’y réfugiait lorsque ses douleurs devenaient trop lourdes à supporter. Il lui semblait alors voir Raymond lui sourire, et cette seule illusion était une consolation. Et cela, sans amère pensée, sans reproche… elle conservait ainsi son amour en son âme… il y vivait toujours aussi pur !… aussi entier !… nourri de ses larmes et de ses souvenirs…

Au bout de quelques semaines, Raymond écrivit à Anna. Il était à Vérone, patrie de sa femme ; mais il allait revenir à Milan pour s’y fixer avec elle. Il disait à Anna :

« Bientôt je vous conduirai une sœur… une sœur que vous aimerez pour l’amour de moi… et puis aussi pour l’amour d’elle, Anna, car comme vous elle est bien belle et bien bonne !… »

En lisant cette lettre, la malheureuse fille ressentit une de ces douleurs poignantes qui n’ont aucun nom.

— Oui, dit-elle, je l’aimerai pour l’amour de lui !… S’il l’aime… ne dois-je pas aussi l’aimer ?

Elle voulut sourire à cette pensée… mais la blessure était trop vive… elle ferma les yeux pour cesser de voir Raymond aux pieds de sa rivale, la remerciant du bonheur qu’elle lui donnait… mais la vision était de feu, et faisait flamboyer devant elle comme des personnages fantasmagoriques… la malheureuse enfant se sentit mourir et demanda grâce à Dieu… son âme était plus forte que ses forces.

Un jour, on vit un grand mouvement dans la cour de l’hôtel Roverella : c’étaient les équipages du général, qui le précédaient en Grèce où décidément il voulait se rendre.

— Si la mort doit m’atteindre avant le temps, avait-il dit, j’aime mieux la recevoir d’une balle turque que par une suite de souffrances casanières.

Et il partit, sans avoir pitié de sa femme mourante, et sans donner un regard aux joues pâles et aux yeux creux et brûlans de sa fille… de son unique enfant !

Après son départ, la vie d’Anna fut aussi triste, mais plus calme : elle pouvait au moins pleurer en liberté lorsqu’un souvenir trop palpitant la contraignait de fuir la chambre de sa mère… mais cette vie de liberté, toute de larmes, de douleurs et de fatigues, devint mortelle pour Anna, et les suites en furent promptes et terribles.

Un soir, elle était auprès du lit de sa mère, occupée à lui faire une lecture pieuse : la malade était si faible, qu’Anna était obligée de baisser sa douce voix pour ne pas la fatiguer, et le vent qui soufflait des Alpes apportait dans ses rafales de longs bruits qui gémissaient en se brisant dans les arbres dépouillés du jardin… la terre était couverte de neige ; le ciel avait cette teinte uniformément grise que le nord a plus particulièrement, et qui se retrouve dans cette partie de la Lombardie comme il pourrait être dans une province russe[3] : toute cette tristesse parut d’abord faire impression sur Anna… puis elle se rappela ces belles soirées d’hiver où la pureté du ciel lui permettait de longues études astronomiques avec Raymond… Ce souvenir domina les pensées tristes, et bientôt Anna rêva doucement de son bonheur passé, mais avec une mélancolie presque heureuse !… En ce moment on lui remit une lettre… elle en regarda la suscription et pâlit… c’était l’écriture de Raymond.

Il y a dans la vue de l’écriture de la personne aimée un bien grand charme d’attraction qui ne peut être compris que par ceux qui l’ont éprouvé…Tout ce qu’on peut dire sur cette noble faculté du cœur ne paraîtrait qu’un niais enfantillage à ceux qui ne voient dans une adresse que le nom d’une rue et d’un chiffre… et pourtant il y a, dans les caractères qui forment cette adresse, tout un mystère qui unit une âme à une autre âme… ce mystère est solennel comme tout ce qui tient à l’amour, mais à cet amour du cœur, cet amour saint et pur qu’il faut aussi avoir éprouvé pour le comprendre.

Raymond annonçait son retour à Milan, et demandait la permission de se présenter chez la comtesse… Cette différence dans leurs rapports frappa aussitôt Anna.

— Autrefois, se dit-elle, il ne m’eût pas demandé s’il pouvait venir… il serait venu.

Elle lui répondit :

« Si vous ne craignez pas la triste solitude d’une maison où la douleur est sans espoir, venez… vous y trouverez une amie toujours heureuse de vous revoir. »

Elle passa la nuit en prières pour obtenir de Dieu la force nécessaire pour supporter le lendemain… il y avait trois mois qu’elle n’avait vu Raymond !

En apprenant son retour, la pauvre infirme fut toute joyeuse. C’était pour elle un fils rentrant sous le toit maternel… C’était le frère d’Anna, il est étrange qu’elle aussi… elle, si bonne mère… elle n’ait jamais eu que cette pensée…

C’est une puissante protection contre la faiblesse du cœur que la conviction d’être digne de sa propre estime dans l’âme d’une femme noblement née… Anna le prouva. Et, lorsque le lendemain Raymond entra dans la chambre de sa mère, il ne trouva que la jeune fille qu’il avait élevée, heureuse de son retour, mais les tortures de son âme demeurèrent voilées devant celui qui les causait.

Il n’en fut pas ainsi de l’altération de ses traits, qu’elle ne put lui cacher. En la voyant si pâle et si maigre, Raymond fut alarmé, car il aimait Anna !… Il attacha sur elle le regard du cœur, et sa crainte redoubla… Il crut voir qu’une peine profonde la conduisait à la tombe, et que la sienne pouvait se refermer sur elle avant qu’elle n’eût vingt ans.

Il en parla à la pauvre infirme… Elle aussi n’avait que trop remarqué ce terrible changement…

— Mais comment cela ne serait-il pas ? lui dit-elle : elle passe auprès de moi une partie des nuits… mon état la désole… son père est absent… peut-être pour toujours… Oh ! Raymond…je vous recommande Anna ! elle est votre sœur… ne l’oubliez jamais…

— Jamais ! s’écria Raymond avec feu… jamais !…

Anna s’était éloignée pour donner quelques ordres. Lorsqu’elle rentra, Raymond la fixa d’un œil plus rassuré… il comprenait parfaitement les causes données par madame Roverella : elles étaient suffisantes à ses yeux pour produire ce changement qui l’avait effrayé ; il n’y voyait plus un motif de terreur, et se promit bien de l’entourer de tant de soins, que le malheur d’être orpheline, s’il lui arrivait, ne fît du moins, sur elle, qu’une impression que ses forces pourraient supporter.

— Anna, lui dit Raymond lorsqu’elle fut de nouveau assise auprès du lit de sa mère, je réclame de vous de ne recevoir aucune nouvelle de Morée que celles que je vous donnerai ; me le promettez-vous ?

Anna tressaillit… puis sourit ensuite avec une douceur ineffable… elle venait d’entendre la même inflexion de voix qu’aux jours de son bonheur, et le regard qui venait de s’appuyer sur le sien lui rappelait les plus douces heures de sa vie… elle tendit la main à Raymond, et lui dit :

— Raymond, mon cœur est habitué depuis long-temps à vous devoir toutes ses joies, vous le savez.

Raymond sortit ; mais qu’importait à Anna ? il était revenu, il était à Milan, il venait de passer toute une soirée avec sa famille adoptive… comme avant l’événement qui le lui avait enlevé. Mais tout-à-coup Anna tressaillit et fut affectée par une vive douleur… c’est que, seulement en ce moment, elle venait de penser à cette femme que Raymond avait ramenée avec lui, comme pour mettre une barrière entre lui et ses amis ; dans sa joie de revoir Raymond, Anna n’avait vu que lui, et maintenant encore, malgré cette vision, il était pour elle comme l’espoir du reste de sa vie. Cette chambre de malade, ordinairement triste et sombre, venait de s’éclairer d’un jour tout lumineux aux paroles de Raymond. Non seulement les souvenirs renaissaient aussi doux, mais l’espérance venait tout embellir, et si elle avait dit avec les larmes du regret :

— Il était là !… — Elle disait à présent, avec une douce émotion : Il sera là demain !

— Bientôt, en effet, une nouvelle vie commença pour Anna. Cette vie était heureuse, malgré les vives inquiétudes qu’elle éprouvait, parce qu’une vive affection est un appui contre toute infortune ; mais cette vie trop active brûlait et dévorait son sang. Son âme allait tout entière s’unir à celle de cet homme qu’elle aimait, comme on aime dans un premier amour qui devait être l’unique de la vie d’une femme comme Anna… Quelquefois elle attachait son regard sur le sien… Alors il se perdait, se fondait dans son âme !… c’était une fascination à laquelle rien ne venait donner l’éveil… Anna s’endormait dans son bonheur… accablée par les douleurs qui l’avaient précédé, et trop pure ensuite pour rien craindre d’elle-même, elle ne demandait à la sécurité et à ce silence qui l’enveloppait que de la laisser dans l’état où elle était ! pauvre fille, pauvre abusée ! comme si tout sommeil n’avait pas un réveil !… et celui des passions est le plus terrible de tous !…

Lorsque Raymond arriva à Milan, on fut étonné de ne pas voir sa femme, elle ne fit aucune visite… et le bruit courut qu’elle avait la prétention d’être prévenue par les personnes les plus notables de Milan et des familles autrichiennes qui y sont établies… une grossesse pénible fut un prétexte pour la vie retirée qu’elle menait… elle était, disait-on, d’une beauté parfaite, et son esprit, ses talents, une grâce admirable, répondaient à d’autres dons que Dieu lui avait faits et qui complétaient tout ce que pouvaient souhaiter les amis de Raymond dans sa femme… Quant à lui, il parlait peu de sa femme, et seulement, dans l’hôtel Roverella, il laissa voir quelquefois que son intérieur n’était pas aussi heureux qu’il méritait de l’être. Une nouvelle qui circula rapidement alors dans Milan confirma les conjectures du monde. La comtesse Vanina douairière, mère de Raymond, se sépara de son fils et se retira dans un hôtel à elle, où elle prit son établissement particulier. Comme la comtesse Roverella ne voyait personne, qu’Anna n’avait aucune communication avec le dehors, elle fut quelque temps sans savoir cette nouvelle. Raymond lui en apportait de la Grèce, seul intérêt qu’elle eût en ce monde… elle le voyait… son univers n’allait pas au-delà… mais, un jour, elle vit venir la mère de Raymond chez la comtesse Roverella, et apprit d’elle qu’elle avait quitté la maison de son fils pour céder la place à une femme qui n’était qu’une étrangère pour le foyer des Vanina !… pour la couche des seuls descendans des Galéas !…

— Et Raymond ? murmura en tremblant la douce voix d’Anna…

— Oh ! Raymond !… Raymond donne tort à sa vieille mère pour donner raison à sa jeune femme ! c’est le train du monde d’aujourd’hui, mon enfant…

— Mais ce n’est pas pour lui que de telles manières sont faites, s’écria la pauvre Anna stupéfaite et glacée d’entendre la mère de Raymond accuser son fils !…

La comtesse Vanina secoua tristement la tête.

— Non, dit Anna, je ne puis le croire… on vous a trompée…

— Mon enfant, dit la vieille dame en souriant tristement, on voit bien que vous n’êtes pas encore mère… nous ne croyons jamais une voix étrangère quand elle accuse notre enfant ; nous ne pleurons que sur une preuve acquise par nous-même ; et cette preuve, c’est toujours une douleur.

Quand Anna revit Raymond, elle fut contrainte avec lui. Cette pensée qu’il avait laissé partir sa mère pour contenter un caprice de sa femme lui causait une peine qu’elle ne pouvait elle-même comprendre… elle ne pouvait s’expliquer comment la mère de Raymond n’était pas aussi chère à sa femme que sa propre mère ?… Comment ne l’aurait-elle pas aimée, surtout en écoutant Raymond lorsqu’il en parlait ? Comme il était beau alors ! comme son regard doux et pur devenait éloquent lorsqu’il peignait les qualités, les grâces, l’esprit de sa mère ! C’était un culte dignement rempli… On ne trouvait rien de trop dans ce que cette âme filiale accordait à une mère digne de tous les éloges… et cette vénération, cette tendresse, cédaient à l’empire d’une femme !… L’homme qui avait été, pendant trente ans, un fils dévoué… devenait un esclave imberbe qu’une main de femme châtiait ou récompensait, sans même lui accorder un sourire… Et voilà ce qu’Anna ne savait pas !…

Elle ne put retenir quelques mots qui révélèrent l’amertume de sa pensée. Raymond pâlit en l’écoutant…

— J’ignore de quel côté sont les torts, dit Anna ; mais je sais qu’une mère n’en a jamais.

— Et surtout la mienne !… Vous avez raison !… Et Raymond laissa tomber sa tête dans ses mains et sanglota.

À la vue de ses larmes, en entendant le bruit de ses soupirs, Anna devint insensée, et, s’élançant auprès de Raymond, elle l’entraîne auprès du lit de sa mètre, tombe à genoux sur l’estrade, et d’une voix étouffée :

— Mère, dis-lui donc que je n’ai pas voulu l’affliger ! que j’ai tort ! qu’il a raison !… Raymond ! Raymond !… Je n’ai jamais douté de votre cœur… pardonnez-moi ! pardonnez-moi !…

Et, le visage couvert de larmes, les mains jointes, elle était à genoux sur la peau de tigre qui était devant le lit de sa mère, les yeux élevés vers Raymond et lui demandant sa grâce… Oh ! comment un tel amour put-il être méconnu ?

— J’ai tort en apparence, Anna… j’ai tort, mais je le réparerai… votre frère ne peut être indigne de vous, croyez-le bien !… Et, prenant ses deux mains dans les siennes, il attachait son regard attendri sur cette ravissante créature dont l’âme angélique avait une enveloppe d’ange. Quelle riche et belle nature que celle qui faisait ainsi concevoir l’affection à cette jeune fille ignorante du monde et de ses ruses !… Comment se résoudre à jeter dans cette âme toute d’amour et de paix une peine amère, une de ces peines qui font tant pleurer des yeux de femme !… Hélas ! il avait, en ce moment même, sur lui une nouvelle qui allait mettre en deuil une mourante au bord de sa fosse…il apportait la mort.

Le général Roverella avait été tué au siége de Missolonghi… il avait conduit une partie des travaux de cette glorieuse et mémorable défense, et l’on voyait dans les journaux « Le général Roverella, ancien aide-de-camp de l’empereur Napoléon, est tombé en combattant tant, à Missolonghi, pour la cause de la foi et de la liberté. »

Le général avait toujours été un tyran pour tous les siens ; mais telle était la nature angélique de ces deux femmes, qu’elles pleurèrent leur père et leur mari avec des larmes dont la vérité rendait quelques vertus, à l’homme qui inspirait de tels regrets. Il était le père d’Anna… c’était lui qui, pendant vingt-six ans, lui avait prêté son appui et sa protection… Non seulement sa femme le regretta vivement, mais, déjà marquée comme devant faire partie du troupeau condamné à partir cette année, elle subit sa sentence quelques semaines après, et Anna se vit orpheline avant d’avoir déposé le deuil de son père.

Anna demeura donc seule sur la terre… elle se voyait dans un isolement qui lui semblait plus odieux que la mort. Raymond lui répétait en vain qu’il était et serait toujours son frère, son meilleur ami… Anna frémissait en l’écoutant. C’était de l’amitié qu’il avait pour elle, lui !… mais Anna, c’était de l’amour !… un amour passionné !… un amour tellement insensé, qu’il lui donnait de la joie même auprès d’un cercueil… car elle s’abusait en écoutant Raymond, et, dans son délire, satisfaite d’entendre sa voix lui dire avec émotion  : « Anna, je t’aime !… je t’aimerai toujours !… » la jeune fille ne se demandait plus si c’était l’amour qui lui avait parlé ; mais elle rentrait dans sa léthargie et demandait de ne jamais s’éveiller.

C’est ainsi que s’écoulérent les premiers mois de son deuil…

Le père Jean était à Rome pour les affaires de son ordre ; mais il était instruit de ce qui se passait à Milan. Une lettre n’eût peut-être pas été lue ; il demanda et obtint un congé et, trois mois après la mort des parens d’Anna, il était à Milan.

En le voyant entrer dans son appartement le premier mouvement d’Anna fut de courir à lui ; mais un sentiment indéfinissable la retint à sa place, et, baissant les yeux, elle attendit que le moine lui parlât.

Il fut sévère et peut-être injuste.

— Pourquoi ne pas m’avoir appelé aussitôt après la mort de votre mère ?…

— Parce que je vous savais occupé des affaires de votre maison, mon père, et que je n’osais vous en distraire.

Le père Jean sourit dédaigneusement.

— Voilà une grande sollicitude pour notre ordre !… mais dont je ne suis pas dupe. Vous êtes demeurée seule pour éviter mes conseils, pour demeurer sans appui contre votre folle passion.

— Mon père ! s’écria Anna indignée !…

— Et pourquoi, si ce n’était à cette fin, seriez-vous ici, seule, à vous laisser aller au courant de cet amour qui vous entraîne vers la haute mer où vous périrez ?… Ne vous ai-je pas ordonné le combat, malheureuse enfant ?… qu’espérez-vous donc ? perdre le comte Vanina… l’entraîner à l’adultère ?…

— Oh mon Dieu … ! mon Dieu !…

— Mais savez-vous qu’une fois que vous aurez failli tous deux, savez-vous qu’il méprisera sa complice, et qu’il aura de la haine pour sa séductrice ?…

Anna tomba à genoux sans pouvoir parler.

— Je n’ai aucune pitié de vos larmes… les femmes savent pleurer … je suis dur devant leurs démonstrations de douleur, que ne suit aucune action positive.

— Mais que faut-il faire ?

— Ne plus voir le comte Vanina.

— Je ne puis, dit Anna défaillante.

— Alors ne le voyez qu’en présence de sa femme !

— Plutôt mourir ! s’écria l’orpheline d’une voix forte, qu’une violente indignation fit seule trembler !…

— Eh bien donc ! offrez ce sacrifice à Dieu… il a plus souffert que vous !… soyez docile ; à ce prix, je puis encore vous bénir.

Anna demeura anéantie sous cette voix d’anathème qui lui criait ainsi le malheur sans espérance… cependant elle se soumit. Ses affaires étaient un prétexte suffisant pour excuse : elle le prit, et Raymond ne la vit plus qu’à des intervalles éloignés. Elle obéissait donc ; mais son cœur se brisait sous ce devoir… et, comprenant enfin qu’elle ne pouvait vivre ainsi, et cependant qu’elle ne pouvai mourir, elle prit un parti qu’elle accomplit dans le plus grand secret.

Déjà, à cette époque, la faiblesse de sa constitution se ressentait de cette vie toute de malheur qui l’éprouvait… et malheureusement la souffrance fit la blessure plus avant que l’œil le plus exercé de l’affection ne pouvait l’apercevoir. Elle fut chez le notaire de sa famille, lui donna ses instructions… elles étaient pleines de raison… il les sentit, Anna avait alors vingt-deux ans, et demeurait, par la mort de ses parens, maîtresse incontestable d’une des plus belles fortunes de l’Italie. Le notaire suvit ses ordres, et un mois n’était pas écoulé qu’il la prévint qu’ils étaient remplis. Anna fit aussitôt demander le père Jean.

— Je pars, lui dit-elle… je quitte l’Italie. Je ne puis demeurer dans la même ville que lui, n’être séparée de sa maison que par quelques rues, respirer le même air enfin, et ne pas le voir !… cela m’est impossible… Je pars : il ignorera, comme tout le monde, le lieu de ma retraite, et, dans Milan, nul que vous, mon père, ne le saura… Ne me demandez rien au-delà… la force d’une femme, voyez-vous, est insuffisante pour accomplir une chose impossible… Priez pour moi !…

— Dieu ne peut regarder en pitié une âme aussi faible !… Comment osez-vous demander son appui quand vous n’avez rien tenté pour votre délivrance… quand vous vous manquez à vous-même ?

— Vous êtes bien dur envers moi, mon père ! car je ne suis pas coupable.

— N’est-ce donc pas l’être que d’accueillir, de caresser une passion adultère ?… vous n’êtes pas coupable ! quand vous n’avez pas même pour excuse d’être aimée follement de l’objet de cette passion… il ne vous aime pas, lui… il en aime une autre, et cette autre, c’est sa femme !…

— Grâce ! grâce ! murmura faiblement Anna en tombant sur ses genoux… grâce ! mon père !

— C’est sa femme, poursuivit le moine sans l’écouter, une femme jeune et belle, que vous voulez donc qu’il abandonne pour venir à vous !… et vous n’êtes pas coupable, dites-vous !…

— Et bien ! dit Anna en pleurant, si j’ai été coupable, je vais l’expier dans la prière et la retraite !… je vais partir !… et, ajouta-t-elle en pleurant avec sanglots, me séparer du seul bien qui me restait en ce monde… de respirer le même air que lui !… — Ma fille, dit le prêtre, ému par l’expression vraie et simple d’une grande douleur, ma fille, je suis bien sévère avec vous ; mais c’est que le langage austère de la force et de la raison n’a rien de celui de la faiblesse… et vous êtes faible, malheureuse enfant !… vous l’êtes au point de bénir votre blessure.

Anna pleurait toujours aux genoux du prêtre.

— Comment pouvez-vous douter de mon courage lorsque depuis six mois je supporte devant Raymond des tortures plus cruelles que celles des criminels ?… quand je le quitte enfin, que voulez-vous donc de moi ?…

— Ce n’était pas la fuite qu’il fallait offir à Dieu… il fallait combattre et demeurer victorieuse.

— Mais je ne le puis, je n’en ai pas la force : combattre en sa présence m’est impossible… c’est une œuvre au-delà des bornes d’une pauvre femme épuisée par une longue et pénible lutte… Oh ! si vous saviez ! mais vous n’avez jamais aimé, vous !… si vous saviez ce que c’est que de voir un être qu’on aime… comme j’aime Raymond, et de le voir avec contrainte, de lui cacher ses larmes, ses soupirs, les palpitations d’un cœur que son seul regard soulève dans votre poitrine…et ne pouvoir serrer sa main, poursuivit-elle avec un accent bref, un regard brillant qui accusaient la fièvre, qui la brûlait !… et ne pas lui dire : Raymond, je t’aime d’amour… et c’est ainsi que je t’ai toujours aimé. Cette tendresse que je croyais fraternelle, ce dévouement fanatique que tu acceptais de moi, eh bien c’était de l’amour… oui, de l’amour ! et un amour comme jamais cette femme que tu appelles la tienne n’en donnera à ton âme.

— Je ne puis entendre de telles paroles, s’écria le prêtre en se levant… Malheureuse femme ! vous êtes donc en délire, pour blasphémer ainsi !… taisez-vous, taisez-vous ! ne voyez-vous pas que le démon parle par votre bouche ?

— Je souffrais, vous m’avez dit de prier, et que je ne souffrirais plus… j’ai prié… eh bien ! j’ai toujours souffert !… je ne veux plus prier… laissez-moi, laissez-moi, vous dis-je… si je meurs, eh bien ! je mourrai en aimant Raymond, en le lui disant : je veux…

— Silence ! cria le moine d’une voix tonnante… silence, femme, silence !… encore une de ces paroles qui souillent vos lèvres chrétiennes, et je vous maudis au nom de Dieu !

Il leva le bras, et Anna pétrifiée pousse un cri et tombe de nouveau à ses genoux en tendant vers lui ses mains… Les momens de délire étaient courts, mais le réveil était affreux !…

— Eh bien ! je partirai… je prierai… je ne veux rien de Raymond… je ne veux de lui ni malheur ni bonheur ! mais laissez-moi le fuir, laissez-moi quitter Milan et aller chercher le repos dans un lieu où j’espère le trouver, laissez-moi quitter l’Italie même… son ciel si beau, sous lequel je suis née, sous lequel j’ai vécu malheureuse !… mais aussi bien heureuse !… car, pour oublier Raymond, il me faut oublier toute ma vie.

Le père Jean aimait Anna, il voulait la guérir ; mais, pour accomplir cette œuvre, il n’employait pas les bons moyens, et brisait d’une main malhabile ce qu’il aurait fallu dénouer ; il comprit néanmoins que le départ d’Anna était une condition voulue pour atteindre le but, et lui-même fixa le jour et l’heure où l’orpheline, à qui il ne restait plus qu’un ami et une patrie, les quitterait tous deux pour aller vivre seule dans une terre étrangère…

Le soir qui précéda son départ elle demanda à Raymond de l’accompagner dans une promenade qu’elle voulait faire jusqu’à Monza. Ils y furent en calèche découverte ; le temps était admirable, comme il peut l’être en effet en Italie, vers le milieu d’un beau mois de mai.

Jamais deux êtres qui étaient liés l’un à l’autre par une profonde affection ne furent moins sensibles, en apparence du moins, au charme inappréciable d’une promenade faite vers le soir, dans un pays ravissant, avec un objet aimé… Raymond était sombre, et paraissait néanmoins vouloir parler à Anna d’une chose qui l’oppressait avec douleur… Cet état n’était pas nouveau chez lui ; mais, absorbée elle-même dans ses souffrances, Anna n’avait pas eu d’attention pour son frère malade… peut-être aussi lui malade de cœur ! mais l’amour est égoïste, même dans les âmes les plus belles ! et Anna n’avait rien vu… Ah ! c’est qu’elle souffrait bien, elle aussi !…

Leur promenade fut donc silencieuse et triste…La lune n’était pas encore levée lorsqu’ils revinrent à Milan, et le ciel brillait de ses millions de globes de feu, suspendus dans l’espace sur un rideau de lapis… Anna fut tirée de sa rêverie par une exclamation de Raymond qui considérait le mouvement du premier satellite de Saturne.

— Regardez, Anna… et de la main il lui indiquait l’objet de son attention. Anna sourit tristement, et, se penchant hors de la calèche, elle fixa son étoile du nord… Elle était, ce soir-là, plus claire et plus brillante qu’elle n’avait jamais paru à Anna.

— Comme Arthur est beau ce soir ! dit-elle.

Raymond sourit :

— Enfant ! serez-vous aussi long-temps petite fille ?

Anna sentit son cœur se serrer… et Raymond ne put voir deux larmes qui roulèrent sur ses joues…

— Voulez-vous que nous écrivions votre découverte à M. Arago, Anna ?

Anna ne répondit pas… le mot du père Jean revint à sa pensée :

« Il ne vous a même jamais aimée d’amitié, car sans cela il vous eût devinée. »

— Comme vous voudrez, lui dit-elle enfin froidement.

Le retour fut plus sérieux que le reste de la promenade : Anna, sous le prétexte du froid, s’était enveloppée dans ses voiles noirs et ne dit pas une parole jusqu’au moment où elle descendit de voiture devant le vestibule de son palais. Alors seulement ce qu’elle allait consommer s’offrit à elle dans toute la solennité d’une grande action… elle se sentit faible comme un enfant devant cette séparation volontaire de sa part avec tout ce qui lui restait en cette vie… Au moment de dire adieu à Raymond, le cœur lui faillit.

— Bonsoir, Anna, lui dit-il en lui serrant la main… reposez bien… à demain !…

Felice notte dolce riposo. Raymond ! adieu[4] !…

Et elle appuyait sur ce mot.

— Pourquoi donc adieu ?… plus de ce mot-là !… Quant à moi, je ne vous quitterai plus… c’est vous qui, maintenant, m’abandonnerez pour suivre un mari… le vieil ami aura tort devant un amant aimé, jeune, beau, séduisant… mais peut-être trouverons-nous ce phénix dans Milan, n’est-il pas vrai, Anna ?…

— Anna frappa violemment la dalle de marbre de son pied.

— Raymond ! s’écria-t-elle avec un accent de colère qu’il ne lui avait jamais connu, Raymond ! je vous ai déjà dit que vous me faisiez mal en me parlant ainsi ! l’oubliez-vous toujours ?…

Il y avait dans son accent une solennité qui fit tressaillir Raymond… Il s’approcha d’elle pour lui prendre la main : à la clarté de la lampe du vestibule, il vit qu’elle pleurait.

— Pardon, lui dit-il… pardon !… bonsoir… à demain.

Il lui baisa la main et sortit pour cacher son émotion ; car il venait de recevoir une nouvelle conviction d’une pensée qui souvent l’avait bien occupé : c’est qu’Anna avait un sentiment profond pour un homme qui lui était inconnu et qui probablement n’existait plus.

— Pauvre Anna ! murmurait-il en s’en allant !…

Tant qu’Anna le vit, tant qu’elle entendit le bruit de ses pas retentir sur les larges dalles de marbre de la cour, elle respira, quoique péniblement… mais lorsque le silence eut remplacé ce bruit, qui était devenu à peine un son que l’oreille d’une femme qui aime pouvait seule recueillir, alors elle comprit ce qu’on peut éprouver de douleur au moment où l’âme quitte le corps, et elle demeura sans mouvement…

La voix du père Jean la tira de cette sorte de léthargie ; en l’entendant venir à elle, elle tressaillit, et, se levant du banc de marbre sur lequel elle était assise, elle marcha d’un pas rapide vers sa chambre à coucher, dans laquelle elle fit signe au moine de la suivre… là, s’approchant de lui et prenant sa main, elle le conduisit devant un grand crucifix d’ivoire, magnifique ouvrage de Benvenuto Celuni, et lui dit d’une voix grave :

— Avez-vous rempli votre mission ?… pouvez-vous me dire si le comte Vanina est ou n’est pas heureux dans son intérieur ? Songez que c’est ici une parole tout-à-fait hors de la confession, et que je veux savoir la vérité sans aucune des raisons qui peuvent me la faire celer.

Et son grand œil bleu-foncé, ordinairement si doux, pesait sur celui du moine de toute la force d’une interrogation de femme qui veut savoir ce qu’elle demande.

Le moine abaissa un moment ses yeux sous la prunelle brûlante de la jeune fille ; mais, convaincu qu’il remplissait un devoir, il releva bientôt la tête et dit à Anna :

— Le comte Vanina est heureux, je vous l’affirme !…

Anna continuait à avoir l’œil attaché sur le sien… car le souvenir de la physionomie sombre de Raymond, dans la soirée qu’ils venaient de passer ensemble, la troublait…

Mon père, dit-elle au moine, vous savez la nature de l’affection que j’ai pour Raymond… elle est au-dessus de toutes les considérations non seulement de ce monde, mais de celles d’une autre vie… Ne m’interrompez pas… je vous repète que cette affection est au-dessus de tout pour moi… Ainsi donc, si le comte était dans une telle situation que les consolations de l’amitié lui fussent nécessaires, si mon amitié de sœur pouvait lui émousser une épine, lui adoucir une amertume, je ne partirais pas… je resterais !… je resterais pour remplir un devoir sacré ; car je sais que je suis la meilleure amie du comte Vanina… il peut n’avoir pas d’amour pour moi… mais son amitié, sa confiance, sont entières dans mon affection… il peut n’en avoir pas deviné la nature ; mais il en connaît la force… il sait tout ce qu’il peut trouver en moi de sympathique à ses joies comme à ses douleurs… il le sait… et je tromperais cette confiance !… je le laisserais souffrir seul !… Non !… je le répète… s’il était vrai, comme ce jeune fou de Macerata l’a dit l’autre jour, que Raymond fût malheureux et souffrît de quelque peine que ce fût, je demeurerais pour lui donner l’assistance d’un cœur ami… je le ferais d’autant plus que j’aurais pour moi ma conscience… Ce serait la sœur et l’amie qui resterait, et non la femme amoureuse… répondez-moi donc avec la sainteté de la vérité… Le comte Vanina est-il heureux ?

— Je vous le répète… il est heureux !…

— Bien heureux ?

— Complètement heureux.

— Et ce que disait Macerata sur ses vaisseaux de Livourne ?

— Était complètement faux…aucun revers de fortune n’a atteint le comte Vanina… Je vous dirais d’autant mieux la vérité à cet égard que, connaissant l’étendue de votre fortune, je sais que vous pourriez venir à son aide, quel que fût son revers…

— Et certes ce serait mon devoir !… mais je bénis le ciel qu’il n’en soit pas besoin… Et sa femme !… vous a-t-on dit qu’elle fût heureuse… avec lui ? poursuivit Anna.

— Ils sont heureux…

— Ainsi vous m’avez dit la vérité ?…

— Je vous le promets…

— Devant Dieu !…

— Devant Dieu…

— Père Jean, si vous étiez faussaire…songez au tribunal qui vous jugerait !…

Le moine voulut répondre mais Anna n’avait plus de force pour l’entendre.

— Bon soir dit-elle… allez vous reposer… car je veux vous voir avant de quitter Milan demain matin et je pars avant le jour… votre bénédiction, mon père !…

Elle s’inclina et la reçut avec dévotion ; car, si un mouvement impérieux l’avait emportée quelquefois au point de lui faire braver le père Jean, elle le respectait depuis l’enfance avec une profonde vénération.

— Ainsi donc tu es heureux, Raymond, dit la jeune fille en regardant un portrait de lui, parfaitement ressemblant, qu’il lui avait donné… tu es heureux !… je puis donc partir, m’éloigner de toi… et pourquoi ?… Pour tuer ton souvenir !… frapper de mort tout le passé, sans même recréer un avenir !… Oh ! poursuivit-elle en se jetant à genoux devant le portrait en sanglotant, partir pour toujours ! ne plus voir Raymond ! oh ! je ne pourrai pas !… je ne pourrai jamais !… grâce et pitié… mon Dieu !…

Sa tête et ses mains étaient comme du feu… sa raison s’égarait par intervalles ; effrayée elle-même de la puissance qu’exerçaient sur elle ses esprits mutinés, elle pria Dieu de lui donner la force pour contenir ses passions en révolte. Mais que peut une simple volonté contre un désespoir qui prend sa source dans le cœur ? il faut souffrir jusqu’à ce que la lime du temps ait rongé la chaîne qui nous attache à lui…

Le moment où Anna quitta son appartement fut douloureux. C’était comme une nouvelle peine, à chaque adieu, à chaque meuble qu’une destination particulière lui faisait plus spécialement regarder… Lorsque nous avons habité long-temps un lieu, dans lequel notre vie s’est écoulée heureuse et a été partagée par un autre… si cette existence cesse, soit par la mort ou la séparation, alors quittez cette chambre, quittez cette maison, tous ces souvenirs vous y seront hostiles… rien n’y sera doux, rien n’y sera plus heureux pour vous ; car tout y prendra une voix pour vous rappeler un temps qui ne doit plus revenir.

Anna n’avait pu résister à dire adieu à Raymond : « Raymond, lui écrivit-elle, pardonnez-moi, pardonnez à votre sœur de vous avoir fait un secret de la détermination qu’elle a prise. Je m’éloigne de vous, mon ami, et je m’en éloigne peut-être pour toujours !… Je suis malheureuse, Raymond !… vous n’avez pu le voir du sein du bonheur dont vous jouissez, vous n’avez pas vu le malheur qui frappe aujourd’hui votre amie !… et, telle est la nature de ce malheur, mon frère, que nul sur la terre ne peut plus rien pour moi ! Rien !… Comprenez-vous l’immensité de douleur qui est renfermée dans cette seule parole ?… Adieu… je m’éloigne… je pars… je vais loin de l’Italie, porter un malheur dont l’influence s’étendrait peut-être jusqu’à vous… car je veux ménager votre bonheur, Raymond !… Je sais que vous êtes complètement heureux. Sans cette certitude, je ne serais pas partie…je ne vous aurais pas quitté…

« Adieu, mon frère… priez pour moi… regardez souvent Arthur, notre chère étoile… et dans votre bonheur ne m’oubliez pas entièrement.

« Anna. »

En recevant cette lettre, Raymond éprouva d’abord de la colère… Elle aussi, s’écria-t-il !… elle aussi !… Anna n’est qu’une femme ordinaire !… Elle, que je croyais supérieure aux autres !… partie… et pourquoi ?… Elle me croit heureux, dit-elle !… Heureux !… moi !… Oh !… c’est une dérision cruelle !…

Et il tordait la lettre dans ses doigts crispés ; il avait un sentiment amer qui le portait en ce moment à maudire et à blasphémer… même sur Anna. Ce départ lui confirmait un doute qu’il avait eu long-temps : c’est qu’elle aimait un homme dont elle ne pouvait avouer ni le nom ni l’état.

— Et, tandis que je me croyais l’unique objet de ses affections de jeune fille, s’écriait-il avec colère, je partageais son cœur avec un autre qui peut-être en est indigne…

Et un rire amer contractait sa bouche… pauvre Anna !… et il l’accusait !… quand la jeune fille l’avait aimée de l’affection pure et sainte pour laquelle le nom d’amour est une injure, car c’est ainsi qu’on aime au ciel…

Mais quel est l’homme qui n’est pas injuste en nous jugeant ? Il existe dans un cœur de femme des secrets au-dessus de la compréhension de celui d’un homme ; il est peut-être quelques-unes de nos joies qui sont à leur portée, mais, dans ces mêmes joies, et surtout dans nos douleurs, il est des mystères qui jamais ne leur sont révélés.

C’était en Suisse qu’Anna s’était retirée : la propriété qu’elle y avait fait acheter était située dans une vallée, près de celle de Chamouny. Le château, récemment habité par une famille anglaise, avait été presque reconstruit par eux, et l’on y trouvait réuni le confortable de l’Angleterre, l’élégance française et la magnificence italienne. Admiratrice passionnée des beautés de la nature, idolâtre d’un beau pays, Anna ne put retenir un cri d’admiration lorsque, de la terrasse de son château, elle découvrit la vallée dans laquelle elle était, et qu’au-delà des montagnes qui la forment lui apparut le géant des Alpes, le mont-Blanc, qui, en ce moment, mettait son chaperon d’or couronné de roses, tandis que l’Argentiere et les autres pics qui semblent former sa cour se diapraient de mille couleurs, aux derniers rayons d’un beau soleil couchant du mois de juin. Anna était transportée…

— Oh !… disait-elle, si Raymond était ici !… Et sa pensée poétique transportait aussitôt sur ces plaines de neige d’une pureté vierge, que nul pied humain n’a foulées jamais, et qui tout éclatantes encore de leur primitive nature, montrent à l’homme le lien qui l’unit vraiment à Dieu. Ce fut là, au milieu de ces solitudes sauvages, que cette révélation se fit vraiment à l’âme d’Anna. Elle devint aussitôt plus soumise à sa destinée, comme si la voix de Dieu lui eût commandé cette résignation. Bientôt le feu sombre de son regard fut remplacé par une expression mélancolique et rêveuse, mais calme et pure. Sa santé, qui était languissante à son arrivée à Belmont, ranimée par l’air vivifiant des montagnes, devint florissante et belle. La vie circula de nouveau dans ses veines de jeune fille : elle éprouva une élasticité morale et physique dont elle se ressentit immédiatement. Pour donner un aliment à cette activité, elle voulut parcourir non seulement Chamouny et ses glaciers, mais la Suisse tout entière. Elle prit des guides et partit de Belmont, dans le printemps qui suivit son arrivée, pour faire le tour de sa nouvelle patrie ; elle fut dans tous les lieux qui sont renommés, et ses guides lui montrèrent des sites inconnus aux étrangers, qui, voyageant seulement pour voir en courant quelques vallées bien connues, ne connaissent jamais bien l’intérieur de la Suisse. Ce n’est pas ainsi qu’Anna la parcourut ; elle ne fit aucun projet, aucun arrangement pour régler sa vie comme elle se trouva naturellement arrangée. On ne sait rien prévoir quand on est malheureux au point où l’était Anna… alors les jours suivent les jours, les mois suivent les mois ; les années se succèdent, et le chagrin qui menaçait votre vie est devenu votre hôte, a trouvé même sa place dans votre cœur… on est aussi à plaindre, et pourtant on le sent moins… C’est la position dans laquelle se trouvait Anna au bout d’un an de séjour à Belmont ; mais une autre cause que sa résignation passive l’avait amenée au point où elle existait !… nous l’apprendrons plus tard.

Admiratrice passionnée des beautés de la nature, dévouée à son étude depuis son enfance, Anna fut d’abord comme étonnée par ce qui l’entourait. La Suisse est un beau pays pour tous ceux qui y voyagent ; pour Anna, c’était un paradis dont la porte venait de s’ouvrir devant elle. Elle comprit à l’heure même ce que ce paradis serait pour sa vie si elle le savait parcourir. Les oreilles fatiguées de noms sans cesse répétés de vingt endroits très-beaux sans doute, mais que la gravure, la peinture, les narrations de toute espèce et les voyages fréquens qu’on a faits soi-même en Suisse, nous ont rendus familiers au point d’en être sinon fatigués, au moins on a le désir de voir si dans ce même pays il n’est pas d’autres contrées aussi belles, quoique moins connues. Elle parcourut cependant d’abord le canton de Berne pour voir le Grindelwald, le Staubach, le Rheinchembach, ensuite le pays de Vaud et le lac de Thun, le lac de Bienne, et cette dernière course pour inscrire son nom comme cent-millième à la suite d’une foule de sottises plus absurdes les unes que les autres. À Chamouny il en va de même aussi ; partout enfin, dans ces beaux sites il a fallu que l’homme gâtât toutes ses jouissances et fût lui-même l’artisan de l’ennui, de ses joies. Anna, dont le goût merveilleux et le tact de l’âme savaient deviner ce qu’il lui fallait chercher, comprit que la nature, toute grande, toute majestueuse qu’elle existât au mont Blanc et dans les lieux les plus remarquables de la Suisse, devait offrir des découvertes à faire dans cette partie peu parcourue par les curieux qui, un livre à la main, voient une vallée et une ville, parce que le guide des voyageurs le leur commande[5]. Elle le pensa, et fit plus : elle exécuta son projet ; elle s’élança sur les traces du chamois, dans les parties les plus solitaires des Alpes. En allant voir la Jungffraw, elle se fit faire des souliers ferrés, des crampons, tout l’attirail d’un guide de Chamouny, monta sur les plus hautes cimes, et pénétra dans les plus profondes vallées ; elle vit à Chamouny quelques voyageurs qui partaient pour les glaciers ; elle fit ses préparatifs, dans lesquels elle mit encore plus de soin que de luxe, ainsi que sa fortune le lui permettait, et partit pour entreprendre et exécuter la plus belle course dans les glaciers de Savoie que, de mémoire d’homme, une femme y eût faite… On lui parla de la source de l’Aveyron. J’irai, dit-elle… Quand elle fut dans cette vallée sombre et délabrée, où nulle végétation ne se fait voir, où des glaces éternelles, des torrens et des neiges sont recouverts comme par un linceul !… — Ah ! que c’est une nature triste et morte ! s’écria-t-elle ! mais bientôt elle comprit que rien n’est mort dans la nature… tout existe et se renouvelle… tout prend une forme pour parler de Dieu et raconter ses merveilles… Cette vallée de l’Aveyron elle-même, qui d’abord, aux yeux italiens d’Anna, avait paru frappée d’un sceau de réprobation, cette vallée se vint offrir à elle sévère sans doute, mais comme principe et source fécondante, comme l’urne versant la vie aux terres au-dessous d’elle… Naturellement triste et rêveuse, Anna se plaisait ensuite à cette nature sévère, et retrouvait Dieu dans tout ce qui était vraiment grand et parlant à l’âme.

Si quelquefois Anna se rapprochait de la Suisse mondaine, c’était pour faire ses stations au couvent de Notre-Dame-du-Rocher[6], elle retrouvait son Italie !… Que de fois pendant ses pélerinages, tandis que de la terrasse élevée de l’abbaye elle plongeait sur le lac tranquille et pur de Lucarno, elle se disait : Pourquoi ne pas me retirer dans un couvent ? pourquoi ne pas prendre le titre d’épouse du Seigneur ? — Moi !… Oh ! non. — Je ne le puis ni ne te dois, n’est-ce-pas, Raymond ?… Et paraissant écouter une réponse… elle souriait doucement… — Elle avait raison, elle ne pouvait ni ne devait prendre le voile… Il est des natures pour lesquelles ce serait un sacrilège…

Vers cette époque, une contrée tout entière de la Suisse, jusqu’alors presque inconnue par la difficulté d’y voyager, devint accessible à ceux assez courageux pour affronter non seulement des périls, mais l’apparence d’un danger presque continuel. Je veux parler du pays des Grisons qui, depuis long-temps avec ses défilés du Splügen était un des pays le plus heureusement partagés pour faciliter le passage en Italie. Déjà, en 1798 et en 1800, le général Lecourbe pour défendre la France contre l’invasion russe, et le général Macdonald pour aller attaquer l’Autriche en Italie lors de Marengo, tous deux avaient passé, mais avec des peines qui avaient laissé dans la pensée des paysans qu’il y avait en effet quelque chose d’infernal dans le Via Mala et l’horrible gorge de Kardivel. — Anna, déjà aguerrie avec les périls des montagnes, connut bientôt tous les détours du pays des Grisons, ou, comme ils disent, Granbündien. Depuis le val Levantine jusqu’au pont de la Moësa… les Alpes Rhétiennes furent explorées par la jeune fille avec une ardeur qui était récompensée par le bonheur qu’elle éprouvait à voir se déployer à ses regards de nouveaux points de vue, des beautés nouvelles… Ce pays des Grisons, encore ému des convulsions qui le déchirèrent et dont les vestiges sont encore frappans, avait pour Anna un attrait tout particulier… elle entrait toute charmée dans ces régions presque vierges, dont les tableaux ravissans et harmonieux dans leur sublimité élevaient l’âme, exaltaient l’imagination et touchaient le cœur… La vallée de Misocco surtout fit sur elle une impression qui peut-être influa plus que le reste sur sa destinée…

La vallée de Misocco ne ressemble à rien de ce que j’ai vu dans mes voyages, les traits caractéristiques de ce paysage ne se peuvent rendre, même par la peinture et encore moins par la parole. Cette vallée n’a plus le style italien, et ce n’est pas encore ce ton sévère qu’on trouve et dans la vallée de la Roffla, dans quelques défilés du Splügen. Ce sont des ruines pittoresquement jetées sur des collines, et à moitié cachées par des bois séculaires ; ces bois sont des châtaigniers auxquels se mêlent des amandiers, des mûriers et des figuiers ; sur des coteaux cultivés, on voit des chaumières, tout cela, sans art, comme dans quelques vallées de la Suisse où les moulins et les chalets sont placés comme des décorations ; et sur la troisième région de la vallée de Misocco, on voit, comme couronnant cette belle contrée de noires forêts de sapins, dont les branches frangées se découpent sur des cascades, qui tantôt tombent d’une grande élévation, d’autres fois coulent en nappes argentées du haut d’un rocher à côté duquel sont de vertes et solitaires pâtures… De l’autre côté de la vallée, en suivant le cours de la Moësa, on voit un rideau non interrompu de vignes en guirlandes, de vergers, dont les teintes variées se mêlent à l’éclat d’une verdure fraîche et embaumée, formant le fond d’un magnifique tableau animé par des troupeaux gardés par des jeunes filles et des pâtres au costume pittoresque ; et, pour compléter cet ensemble, les glaciers du Saint-Gothard et tous les géans qui l’entourent se montrent comme une couronne étincelante au-dessus de cette vallée, qui présente à la vue un spectable d’une nature telle que Dieu l’accorde rarement à une même contrée.

Un seul village de cette vallée suffirait pour en faire recommencer le voyage, c’est celui de Soazza. Sa position toute pittoresque est encore embellie par une cascade belle sans étonner, et dont le volume d’eau est assez considérable pour en faire un objet de curiosité ; et comme si une décoration féodale manquait à toutes celles que la nature et l’art ont données à cette vallée, le château de Misocco, construit, comme ceux du moyen-âge, sur un pic élevé, domine la vallée, entouré de rochers, de cascades, de bois de sapins, et comme retiré dans un lieu impraticable ; au fond du roc sur lequel il est bâti, coule la Moësa avec grand bruit. Cet endroit de la vallée est un des plus remarquables.

La première fois qu’Anna parcourut cette vallée, elle fut tout le jour dans un état d’étrange agitation ; le lendemain, elle fit à cheval le chemin que la veille elle avait fait en char-à-banc, et, le jour d’après, elle le fit à pied… Tout la frappait également : c’était une nature comme elle n’en avait jamais rêvé une dans ses songes les plus délirans… il lui restait à connaître une dernière partie de cette contrée toute étrange, et elle consentit à remonter la vallée pour aller au lac où la Moësa prend sa source.

Elle partit de bonne heure ; à mesure qu’elle remontait vers la partie supérieure, elle s’étonnait elle-même de la rapidité avec laquelle s’effaçait la décoration que la veille elle admirait encore… — Est-ce donc que je rêvais ? s’écria-t-elle…

Plus de vignobles… plus de guirlandes de pampre se rattachant aux mûriers ; les mûriers eux-mêmes sont remplacés par les sapins, les rochers et les lavanges pierreuses couvrent la terre, sur laquelle on voit rarement quelque verdure, bientôt même cette verdure disparait. Dans les crevasses de quelques rochers, on entrevoit, seulement par intervalles, quelques tiges de rhododendrum et quelques petits sapins avortés. Tout est changé avec une effrayante rapidité, et pourtant quelques heures seulement se sont écoulées !… tout est renversé, tout ! jusqu’au bruit doux et régulier des cascades et du balancement des arbres, qui est changé en mugissement des vents, en fracas éclatant des cataractes tombant avec violence sur des rochers nus… la Moësa elle-même, qui, dans la vallée inférieure, n’était qu’un torrent sans colère, est maintenant un fleuve tombant en cascade bruyante du haut d’un rocher à pic. Ce site est sombre et sauvage, la nature animée se retire de ce lieu comme elle le fait toujours près des régions glacées[7]… Le voisinage en est tellement redouté qu’une galerie couverte a été construite pour protéger les voyageurs contre les avalanches. En y entrant, Anna ne put retenir une exclamation de vive surprise, et cette surprise était presque douloureuse. Pour elle, ce changement avait quelque chose de fantastique… Les guides venaient de lui apprendre une particularité extraordinaire, c’est que le lac dans lequel la Moësa prend sa source, ne contient dans ses eaux aucun animal vivant… elles lui donnent la mort dès qu’elle le touchent[8]… sur ses bords, on ne voit aucune herbe, ni une fleur, ni un arbre… rien qui rappelle la vie. Et pourtant les mêmes eaux de ce lac, dont le froid donne la mort à tout ce qui a vie, ces mêmes eaux donnent la fertilité à cette ravissante vallée de la Moësa, qui n’est pas à la distance d’un demi-mille de ce nouvel Averne !…

Anna venait de visiter cette partie de la Suisse qui avait été jusque là dérobée par les soins de ses guides, qui ne voulaient pas prendre sur eux la responsabilité d’un péril dans lequel sa vie eût été compromise… Mais, les chemins étant praticables quoique encombrés, dangereux, ils lui proposèrent de faire cette route, et la jeune enthousiaste puisa de nouvelles forces dans cette excursion d’une nouvelle nature, qui devait oculairement exalter son imagination déjà si impressionnable.

Mais, quelque plaisir qu’elle trouvât dans cette course, il la fallut suspendre pour revenir à Beaumont. Anna n’avait jamais eu de sœur, mais sa sœur de lait lui en tenait lieu par l’affection, et aussitôt qu’elle apprit à Moësa même qu’elle était malade, le voyage fut suspendu. Toutes les découvertes demeurèrent sans attrait devant le danger d’un être qui l’aimait. Anna dit adieu au nouvel Éden qu’elle avait découvert, et retourna à Beaumont… Elle y retourna trop tard, Benedetta était morte.

En apprenant cette nouvelle, Anna fut vivement affligée. Elle eut de plus à consoler sa nourrice, qui pleurait son enfant. Elle restait seule en ce monde, que pouvait-elle demander à Dieu ?… de rejoindre ceux qui l’avaient précédée ?… Mais non… n’avait-elle pas un ami ?… hélas ! ne l’avait-elle pas abandonné ?…

Benedetta était morte quelques heures seulement avant son arrivée ; elle lui fit rendre les derniers devoirs et suivit son convoi… Maintenant, dit-elle en joignant les mains et paraissant parler à voix basse à quelqu’un qui aurait été près d’elle… maintenant ne nous quittons jamais !…

Les semaines, les mois, s’écoulèrent : Anna reprit ses courses aventureuses, et parcourut ainsi tout le pays des Grisons. Mais l’été se passa et l’automne vint suspendre les voyages d’Anna, et elle devint plus sédentaire. Ce fut alors qu’elle devint encore plus étrange pour les personnes qui l’entouraient… mais nulle n’osait élever son regard jusque dans l’intérieur de leur noble dame. Elle faisait beaucoup de bien et était adorée dans tout le pays dont elle était maîtresse. Un soir, c’était dans l’automne, le jour avait été beau, Anna était assise devant une fenêtre. Elle lisait, mais sans regarder dans son livre ; seulement, de temps en temps, elle regardait au loin ; ses yeux souriaient au tableau ravissant qui se déroulait devant elle ; Anna abaissait ses paupières, et elle paraissait se recueillir en elle-même dans une douce contemplation… Tout-à-coup la porte s’ouvre avec bruit, un homme s’élance auprès d’Anna… elle tourne la tête, et, sans paraître étonnée de cette vue inattendue :

— Bonjour, Raymond, dit-elle en lui tendant la main, vous avez été bien long-temps dans votre promenade, je croyais que vous m’aviez oubliée !… Oui, Raymond, Raymond, qu’elle n’avait pas vu depuis deux ans, et qu’elle semblait n’avoir quitté que depuis une heure…

— Anna s’écria le jeune homme.

Elle le fixa avec le plus doux regard, et lui tendant la main :

— Eh bien ! que veux-tu, mon Raymond ? veux-tu que nous allions dans le vallon maintenant ? la lune vient de se lever, et il fait si beau !

— Oh ! s’écria Raymond ; folle ! folle !… Et l’homme devint un faible enfant !… sans force et sans courage devant un tel malheur…

La jeune fille se leva, et, posant sa main sur le bras de Raymond :

— Qu’as-tu, mon ami ? tu pleures… toi !… Vierge sainte !… dis-moi donc ce que tu as ?…

Raymond demeure anéanti… Anna paraît le reconnaître, puisqu’elle le nomme et qu’elle lui parle comme si elle l’avait perdu de vue depuis quelques heures.

— Anna, lui dit-il, ma sœur, c’est moi, c’est Raymond.

— Oui, je vous reconnais bien, Raymond, c’est vous, c’est mon frère, mon ami, mon seul ami… ah ! comment pouvez-vous croire que je ne vous reconnaisse pas ?

Raymond s’avance, prend la main d’Anna, elle serre la sienne, lui parle avec amitié, mais sans trouble. Raymond voit que l’infortunée est tout-à-fait folle.

— Mon Anna, ma sœur, s’écrie-t-il en sanglotant avec larmes !

Il s’assied près d’elle. Il lui prend la main de nouveau, il la presse sur son cœur, il la serre avec cette tendresse fraternelle qui l’avait toujours animé, et, ne sachant plus comment parvenir à ce cœur qui paraît le méconnaître tout en le nommant, il la prend dans ses bras et la presse contre sa poitrine.

— Anna, répétait-il, Anna !

Et la belle statue demeurait immobile ; seulement elle souriait et répondait par des paroles simples et pourtant empreintes d’une sorte de tendresse.

— Raymond, mon ami, comme vous avez été long-temps dans votre promenade !

— Anna ! tu me fais mourir, s’écria le jeune homme désespéré.

Et, saisissant Anna dans ses bras, il la serra convulsivement contre sa poitrine, et l’approchant de lui, ses lèvres se posèrent sur son front et sur ses joues pâles ; à ce contact des lèvres de celui qu’elle aimait, Anna frissonna. Ce baiser lui rend l’intelligence ; mais il lui ôte peut-être la vie. Il n’est maintenant au pouvoir de personne de donner le bonheur à la malheureuse enfant qui vient de subir le plus douloureux des supplices, celui de rentrer dans la vie réelle.

Rappelée à elle-même par l’empreinte des lèvres brûlantes de Raymond, Anna se demande d’où elle vient, où elle est… elle reconnaît les lieux qu’elle habite, mais comment s’y trouve-t-elle avec Raymond ? comment est-il là ?

— Raymond, combien de jours as-tu passés loin de moi ?… combien d’heures ?

Et sa main se pose sur son front… puis, rappelant ses idées, elle recule devant la réalité.

— Raymond était marié… à Milan… mais où est sa femme ?… depuis deux ans il ne l’a donc pas vue !… Anna ! mais elle a toujours été loin de lui, elle aussi !… et qu’est-ce donc alors que cet homme qui la suivait dans ses courses lointaines ? qui donc la guidait de son bras et de son courage au-dessus des glaciers et des précipices ?… Frappée d’une terreur que chaque instant accroit, Anna n’ose qu’en tremblant lever les yeux sur Raymond… Il lui semble que ce Raymond que sa folie lui a fait aimer pendant ces deux années est une infidélité à Raymond lui-méme, celui qui est devant elle, celui qu’elle aime. Elle pleure… elle souffre, mais elle se dit que tout doit être ainsi, que la volonté de Dieu est qu’elle souffre. C’est ainsi que son pélerinage doit s’accomplir sur la terre, c’est ainsi qu’elle doit vivre et mourir. Raymond est heureux, lui, voilà son vrai bonheur ! Elle le regarde avec amour, elle cherche dans ses yeux l’expression du bonheur mais elle frissonne en voyant des larmes rouler dans ses paupières, et ses joues pâles et maigres révéler un malheur certain… Anna, tremblante, lui prend la main et lui dit :

— Mon ami, mon frère, répondez-moi !… qu’avez-vous éprouvé ? avez-vous un bonheur qui puisse me consoler de la perte du mien ? répondez à votre sœur ! qu’avez-vous ? êtes-vous heureux ?

Raymond regarde Anna quelque temps en silence ; puis, lui prenant la main, il lui dit :

— Non, je ne suis pas heureux, je suis, au contraire, bien malheureux, Anna ! j’ai une douleur qui me ronge le cœur, et dans peu de temps j’espère aller prendre mon lieu de repos dans le sein de mon créateur.

Anna poussa un cri terrible.

— Vous malheureux, Raymond, vous ! et à qui donc ai-je sacrifié mon bonheur ? dit-elle ensuite, se parlant à elle-même, et dans sorte d’égarement… Comment ! Raymond n’est pas heureux ! Ô mon frère ! où donc va le bonheur ? à qui Dieu le donne-t-il ?… est-il une âme plus noble que la tienne ! ah ! Raymond !

Et elle pleurait en baignant le front de Raymond de ses larmes brûlantes !… Il lui sourit doucement.

— Ces larmes me soulagent et me font du bien, dit-il à Anna. Comment se priver d’un tel bienfait de la Providence quand on souffre ? Je ne veux plus mourir, Anna ! je veux demeurer avec toi et être désormais ton consolateur, à toi aussi, pauvre fleur frappée de la foudre dans l’orage des passions… pauvre Anna ! Comment ! tes larmes coulent encore pour le malheur d’autrui  !… pauvre fille ! toi, si malheureuse aussi ! car la mort a fait ton malheur à toi, n’est-ce pas ?

Anna frissonna devant cet appel à son cœur. Elle ne répondit pas d’abord… puis elle dit d’une voix tremblante :

— Oui, celui que j’aimais est mort ! mort pour moi du moins !… Mon Dieu ! que cela fait mal de perdre celui qu’on aime !… Mais toi, Raymond, comment as-tu perdu celle que tu aimais ? omment as-tu connu le malheur ?… je t’ai laissé si heureux !

— Je ne le fus jamais !

— Jamais !

— Non… Lorsque j’épousai ma femme, elle me dit qu’elle n’aimait rien, et que l’amour lui était inconnu : je la crus, et moi je l’aimai avec passion, avec délire, comme tu as dû aimer, Anna, celui que tu as perdu…

Anna ferma les yeux et fit signe à Raymond de suspendre.

— Ah pardon ! mais il faut que je prenne un point de comparaison, et celui de ton noble cœur !… Anna… est tout ce que je puis trouver de plus élevé !… oh ! pourquoi ne t’ai-je pas rencontrée dans cette route ! pourquoi nos âges nous ont-ils éloignés l’un de l’autre… !

— Assez ! assez ! dit Anna… tremblante et pâle, tu me fais mal !…

Et, joignant les mains, elle parut prier… Poursuis… dit-elle enfin… eh bien donc ! cette femme…

— Eh bien ! cette femme, qui me disait n’avoir jamais aimé… eh bien ! elle aimait depuis l’enfance un cousin élevé avec elle. Ce cousin, elle l’aimait !… comme on aime d’amour avec passion !… et moi !… elle me haïssait !… moi !… moi, qui l’adorais avec un tel délire que ma vie lui était dévouée !… oh ! que j’ai souffert !… Ces trois années se sont écoulées pour moi dans une continuelle torture !… une jalousie de toutes les heures, de toutes les minutes ! et jamais de repos !… jamais une de ces reflexions qui vous disent : tu seras plus heureux ! Enfin je n’ai pas pu supporter plus long-temps le malheur de voir un regard que je cherchais toujours fuir le mien !… une main repousser la mienne, et mon enfant, un enfant innocent… détesté parce qu’il était le mien ! Justice éternelle !… Cette femme a été plus féroce que les bêtes sauvages !… Oh ! ma sœur ! Anna ! si tu pouvais savoir quelles tortures on éprouve dans une lutte semblable, lorsque les passions sont aux prises dans le cœur de l’homme !… tu as souffert, toi, mais non pas d’un amour malheureux… la mort a enlevé celui que tu aimais, sans t’enlever son cœur ; son souvenir t’a toujours été sacré… tu as été malheureuse, malheureuse enfin, mais non pas trahie !… mais moi ! moi !…

Et il pressait sa poitrine avec force de sa main convulsive… Ses joues étaient pâles, Anna craignit qu’il ne s’évanouît.

— Et qu’est-elle devenue ? demanda-t-elle timidement.

— Elle est à Milan, dans mon hôtel, je l’y ai laissée seule avec cet homme !… mon fils est avec son aïeule ; je n’ai pas voulu que cet enfant malheureux, repoussé, détesté, reçût un baiser de haine au lieu des caresses d’une mère.

Anna demeura anéantie par cette révélation inattendue. Raymond avait été malheureux !… Raymond avait été privé depuis deux ans des consolations d’une amie… lorsqu’elle pouvait les lui donner !… ainsi donc le père Jean l’avait trompée !… cette pensée lui troublait l’esprit ; elle regardait autour d’elle avec un air égaré, et Raymond craignit que la raison ne la quittàt encore, et cette fois pour ne plus revenir :

La journée s’écoula péniblement pour tous deux ; car Anna savait le secret de Raymond, et Raymond ne savait pas le sien : elle donnait cependant du baume à cette âme souffrante ; mais elle ! elle ne recevait que de l’amertume… Enfin, vers minuit, elle demanda et obtint de Raymond qu’il irait prendre du repos. Il la quitta plus heureux qu’il ne l’avait été depuis bien des mois et même des années… La nuit qui suivit cette journée mémorable dans l’existence de ces deux êtres faits l’un pour l’autre, et que tout séparait sans qu’ils eussent mérité leur malheur, cette nuit le fut encore plus peut-être que tout ce qui l’avait précédé. Elle fit naître un nouveau sentiment dans le cœur de Raymond, et révéla à Anna toute l’étendue de la passion qui dévorait sa vie… En la revoyant si belle, uniquement préoccupée de lui, pendant les deux années qu’elle avait passées dans sa solitude, tout lui révélait qu’il y avait un mystère dans l’existence d’Anna auquel il n’était pas étranger… l’aimait-elle ?… À cette pensée, son cœur se dilatait comme sous une pensée heureuse et inattendue ; mais il rejetait bientôt cette Idée et retombait dans celle, toute de malheur, que lui donnait sa jalouse tendresse.

Le lendemain, il était levé avec le jour ; il descendit dans les jardins : partout il vit des souvenirs de la première jeunesse d’Anna !… Il était encore incertain, et il ne pouvait cependant mettre en doute ces preuves vivantes d’un souvenir qui ne se rapportait qu’à lui !… Les fleurs qu’il aimait étaient les seules cultivées ; les plantes qu’il préférait, jusqu’aux fruits, tout le rappelait ; et son nom lui-même était aussi connu aux gens de la maison que celui du bien-aimé que tous ignoraient.

— C’est Arthur, disait cependant le jardinier.

— Arthur, répétait Raymond : c’est le nom de l’étoile chérie… Ô Anna ! pourquoi t’ai-je quittée !…

En rentrant au château, il ne rencontra que des figures bouleversées, l’inquiétude agitait chaque domestique : Anna venait de s’éveiller avec une fièvre très-forte, et le délire commençait à se déclarer… On venait d’envoyer à Salanches pour chercher le meilleur médecin. Raymond se précipita dans la chambre d’Anna ; elle le reconnut encore.

— Raymond, lui dit-elle en lui tendant sa main brûlante, ne me quitte plus… tu n’auras pas long-temps à attendre… pour moi, je t’ai attendu pour mourir.

Désespéré, Raymond se mit à genoux pour recevoir cette main, dont la pression le faisait tressaillir…Il était là comme devant un lit mortuaire.

Le médecin arriva : la malade n’avait plus sa tête ; il la trouva très-mal et le dit à Raymond. Il ne lui cacha pas que la manière extraordinaire dont elle avait vécu, depuis deux ans, avait attaqué sa santé jusque dans les principes vitaux.

— Il faut un grand calme… pas d’émotions vives, dit le médecin, et peut-être pourrons-nous la sauver…

La maladie fut longue. Pendant un mois, Anna, continuellement disputé à la mort par la jeunesse et la force, donna quelque espoir ; ce ne fut que vers la fin de la maladie que le médecin s’aperçut que la force vitale avait été usée par une continuelle et incessante douleur. Il le dit à Raymond.

— Je ne puis plus rien, lui dit-il un matin, après avoir passé la nuit entière auprès d’Anna, je retourne à Salanches. Si vous voulez lui parler, faites-le, car elle est fort mal.

Raymond, plus pâle que la mourante, rentra dans sa chambre et demeura tout le jour penché sur son lit, sans faire un mouvement pour ne pas troubler le repos dont elle paraissait jouir… Vers le soir, au moment où le soleil se couchait, Anna ouvrit tes yeux, et regarda autour d’elle : elle appela Raymond, qui était caché par les rideaux, et pleurait sans qu’elle l’entendît.

— Mon frère, lui dit-elle dès qu’elle le vit, je vais mourir, je le sens, car je souffre moins !… Dieu m’appelle donc à lui, adieu !… La douleur de vous quitter est la seule qui me fasse sentir la vie en ce moment… qu’était-elle pour moi ? une souffrance continuelle, une souffrance que l’enfer m’avait envoyée… à moi… à moi, qui n’aspirais qu’au ciel !… Mon ami, ajouta-t-elle, il faut que vous me promettiez de vivre quand vous m’aurez perdue !… Pauvre Raymond, qu’allez-vous devenir quand vous n’aurez plus votre sœur ?

Raymond sanglotait, la tête penchée sur les mains froides et pâles d’Anna, qu’il réchauffait de ses larmes ; il ne pouvait parler… Il était oppressé par une douleur qui le tuait en même temps que son amie… il croyait la suivre… Hélas ! en ce moment, sans le savoir, il apprenait à connaître son cœur ! il apprenait à savoir aimer… il avait eu de la passion… à présent, il avait de l’amour !…

Vers le milieu de la nuit, Anna demanda son confesseur et les sacremens. Raymond fit venir le Viatique et le reçut à l’entrée du château, comme l’aurait fait le père ou le frère d’Anna. Les prêtres furent aussitôt introduits dans la chambre de la mourante. Elle s’entretint quelques momens à voix basse avec son confesseur. Hélas ! son âme d’ange n’avait que des pensées pures à lui montrer !… Le malheur qui brisait sa vie avant vingt-deux ans n’était plus un crime devant la mort… Tous les domestiques furent introduits, et les prières commencèrent… Anna répétait les versets à voix basse, et ne pouvait qu’à peine redire une prière assez haut pour qu’on l’entendît… Il était alors deux heures du matin… tout dormait dans cette vallée où l’arrivée d’Anna avait amené le bonheur et la paix… tout y était calme, excepté cette maison où veillaient la douleur et la mort !…

Vers le matin, quand le jour parut, Anna se ranima. Elle appela Raymond.

— Je voudrais voir le jour se lever, dit-elle en souriant, c’est une fantaisie de malade…

On ouvrit la fenêtre, et le plus superbe spectacle s’offrit aux yeux de la mourante, comme pour lui dire un dernier adieu… De la hauteur où était le château, on apercevait les glaciers de Chamouny, éclairés par les premiers feux du matin, et le sommet du Mont-Blanc se colorait d’une teinte fraîche et pure, comme si l’on eût jeté sur lui des touffes de roses… La vallée demeurait dans l’ombre, mais, à mesure que le jour montait en force, la vallée s’éclairait aussi, et devenait visible avec ses torrens, ses prairies, ses chalets, et toute l’admirable décoration que la nature a donnée à ce lieu du monde plus riche[9] en beautés que tous les pays du nord, placés par la colère de Dieu sous ce degré terrible qui ne permet au sol ni la fertilité ni l’abondance.

Anna fit approcher son lit de la fenêtre.

— Je veux voir jusqu’au dernier moment la nature dans sa pompe, dit-elle d’une voix faible… Que le ciel est pur ! que la verdure est belle !… que ces neiges sont blanches et pures !… Que de fois j’ai admiré ce merveilleux spectacle, Raymond ! je l’ai admiré avec toi, car long-temps, mon ami, je croyais être avec vous. Que cette illusion m’a été douce !… c’était un rêve, un rapport peut-être que le ciel établissait entre nous, mon frère, et elle appuya sur ce mot comme si elle eut craint de laisser échapper son secret même dans la mort… et maintenant nous allons nous quitter, mais non pour toujours. Au ciel, nous nous réunirons ! nous aurons pour habitation ma planète chérie, Oh ! Raymond, Raymond !…

Sa voix faiblit !… ses yeux se voilèrent,… Elle prit la main de Raymond et la serra dans la sienne, en mettant dans cette action la dernière force de sa nature mourante…

— Raymond, dit-elle au désolé jeune homme, Raymond, je vais mourir ! je te charge de tous les soins qui seront nécessaires…

Elle se fit apporter une cassette en lui recommandant de ne l’ouvrir qu’après sa mort…

Elle y renfermait ses papiers et quelques trésors précieux pour elle : c’étaient des dessins ébauchés, des fleurs séchées, des coquillages ramassés avec Raymond, des fleurs cueillies avec lui, des dessins commencés avec lui, et des violettes cultivées avec lui et pour lui, car il les aimait ces violettes, qui furent pour elle le premier bonheur et la première peine de l’amour… tout ce qu’elle avait conservé depuis sa séparation d’avec Raymond enfin était dans cette cassette. Elle la lui remit, fermée d’une petite clef d’or qu’elle portait au cou…

— Cette cassette contient mes dernières volontés : je vous laisse aussi ma fortune, Raymond, à la charge, par vous, de fonder un hospice sur cette montagne pour les voyageurs qui viennent de la Savoie et n’ont pas facilement de gîte… c’est ici que je vous ai revu !… Après ma mort… ne pleurez pas, Raymond !… j’étais bien malheureuse… après ma mort, vous ferez mettre avec moi, dans ma tombe, ce que renferme cette cassette, ainsi que ce médaillon…

Elle sortit avec peine de son sein un médaillon fermé par deux plaques d’or bruni et tenant à une chaîne de Venise… Elle le baisa, et, le montrant à Raymond, elle lui dit :

— C’est mon trésor !… c’est l’image de celui que j’ai tant aimé, et qu’en ce moment encore j’aime plus que tout ce que j’ai pu aimer ! Promettez-moi d’exécuter ma dernière volonté, Raymond !

— Je le jure !

— Maintenant prions encore !… prions devant ce beau soleil.

Et, joignant ses mains débiles, elle pria avec une ferveur qui venait du cœur… Tout-à-coup ses yeux s’ouvrirent avec force, sa tête se releva et sa main chercha celle de Raymond.

— Raymond, murmura-t-elle…

Il s’approcha et la prit dans ses bras. Sa tête de mourante retomba sur la poitrine de Raymond.

— Oh ! oui !… ainsi… toujours ! dans le ciel… maintenant… adieu, Raymond !…

Elle fut quelque temps sans faire de mouvement, Raymond se baissa sur elle… l’ange était remonté au ciel !… Raymond s’agenouilla après l’avoir déposée sur ses oreillers et fermé dévotement ses yeux ; après cette tâche douloureuse, il la baisa avec un saint amour :

— Repose en paix, toi qui emportes avec toi la seule joie qui me restait au monde !

Il pria long-temps : quand il se releva, il avait de la force pour accomplir son dernier devoir… Il se baissa vers le corps déjà froid de sa sœur d’adoption, et, écartant le mouchoir qui couvrait son sein, il détacha la chaîne d’or qui retenait le médaillon. Lorsqu’il fut dans sa main, il trembla violemment… qu’allait-il trouver ?… tout lui était également redoutable… il ouvrit le médaillon… c’était lui !… c’était son portrait !… Il tomba à genoux devant le lit mortuaire !

— Anna, ma sœur pardonne à ton meurtrier ! car je fus coupable, j’aurais dû reconnaître ce feu sacré qui ne vient que du cœur !… Oh ! que de souffrances inconnues tu as dû cacher ! Pardonne-moi !… Tu es assez vengée, puisque je te survis !…


  1. Confetti.
  2. En Italie, et surtout à Milan, il est d’usage, comme partout, d’envoyer un cadeau à ses plus intimes amis lorsqu’on se marie et surtout d’y joindre beaucoup de bonbons et de confetti, comme un emblème de la félicité future des mariés.
  3. Milan est très froid ; les hivers y sont excessivement rigoureux. Sa position entre les Alpes et les Apennins cause cette différence de température avec le reste de l’Italie.
  4. Bonne nuit… doux repos… Il y a une grâce parfaite de cœur dans ce mot de doux repos.
  5. Que je connais de voyageurs comme cela !… d’hommes ayant de la fortune qui voyagent… pour voyager… pour tuer l’ennemi, comme une femme qui ne savait que faire appelait toujours le temps ! Ces hommes-là, dans le nombre desquels je place des femmes partent de Paris à des époques réglées. Ils vont dans telle ville dans telle province ; ils doivent faire six cents lieues, huit cents lieues, mille s’ils ont du temps ; ils les font ; et notez que quequefois ces voyageurs-là vous écrivent leurs voyages, et que souvent ils voyagent la nuit, et sont tellement dormeurs en voiture, qu’ils dorment même le jour. Il ne leur reste plus que la ressource de faire comme l’Anglais qui disait que toutes les femmes de Blois étaient rousses et bavardes, parce que l’hotesse de son auberge l’était. Aussi voyez-vous M. Ed*** D*** qui écrit un voyage ?… Dans le nombre des hommes qui voyagent et qui écrivent, il en est un qui, certes, n’est pas de ceux-là : c’est Alexandre Dumas ! quel coloris ! quel charme de diction ! C’est lui qui parle et quand il parle on sait avec quelle ravissante puissance il domine l’attention, et s’en empare au point de vous faire une vraie peine quand il la rend libre.

    Non, non, Alexandre Dumas n’est pas de ces voyageurs qui font des voyages en dormant comme M. E*** D***… Aussi comme on lit ce qu’il fait1 !…

    Pourquoi cette puissance n’est-elle pas toujours celle du talent ? Voilà M. de Chateaubriand qui me captive avec une force magique, lorsqu’il me fait parcourir l’Orient avec lui. Je ne suis plus à Paris, je ne suis plus dans ma bibliothèque avec un livre qui me plaît, je suis avec M. de Chateaubriand à Misytra, lorsqu’il cherche la Sparte antique, et je partage son indignation lorsque le guide ignorant ne sait rien lui répondre, il me communique les élans généreux de son âme lorsqu’il retrouve le tombeau d’un héros. Je le suis enfin dans toutes ses courses. C’est ainsi que je veux voir écrire un voyage…

    Eh bien ! en même temps il se trouvera un homme d’un rare mérite, qui écrit un voyage sur l’Orient ! je l’ai lu, je ne sais comment il a fait… mais je n’ai pu aller jusqu’au milieu du deuxième volume ; comment cet homme pense toujours de même ! jamais il ne se laissera avoir une fois seulement en robe de chambre !… toujours guindé, toujours à la glace, toujours sur ses gardes, il me dit aussi de prendre attention à moi-même et de regarder devant moi, afin de ne pas tomber ; aussi suis-je tellement fatiguée après quelques pages, que je laisse là le livre, le voyage et le voyageur, sans m’inquiéter de ce qu’ils deviennent tous. Il n’en est pas ainsi de la prose de M. de Chateaubriand, qui me donne un charme si doux !

    Ce charme dans ce qu’il écrit est une des plus belles parties de son talent… quelle que soit la chose qu’il traite, il la prend toujours par le côté le moins lumineux ; puis il lève doucement le voile, et en arrive enfin à montrer le brillant de l’objet qu’il avait su apercevoir parmi la foule et qu’il avait fait connaître. Cette stabilité est surtout remarquable dans le Génie du Christianisme ; il a fait de cet ouvrage un cours de littérature admirable sous beaucoup de rapports : tout y est traité avec un talent comme le promettait M. de Chateaubriand, mais qu’il a grandement justifié ; il y a surtout la partie des traductions qui est admirablement traitée. Tout ce qui est du Dante, de Milton surtout ! Milton, que plus tard il devait donner à la France, en l’enrichissant ; un nouveau poème… jusqu’à présent Milton nous était inconnu… nous ne le connaissions pas, et maintenant nous sommes initiés à son génie… mais quel présent il a fait à la littérature en y ajoutant cette belle dissertation sur la littérature anglaise !… il y a une foule de beautés qui nous étaient inconnues, et que nous connaissons si présent comme si nous avions lu Milton dans l’original. Honneur au chantre des Natchez ! honneur au chantre des Francs et des romains corrompus !… à celui qui fit René et Atala !… qui fit avec le même art Endoxe et Cymodocée, et Moïse à la voix divine ! un tel homme est l’homme qu’il faut admirer avec vérité, et le dire hautement ; il faut l’admirer avec le respect du cœur, lorsqu’il donne sa voix à notre Victor Hugo, à notre poète chéri ! salut à lui !… salut à son âme noble et généreuse, à son génie !…

    1. Voyez aussi les Voyages de M. le marquis de Custine ; c’est palpitant d’intérêt et frappant par la vivacité des couleurs avec lesquelles il colore ses tableaux.
  6. Nostra Signora del Sasso, dans le Tésin ?
  7. La hauteur de ce passage des Alpes Rhétiennes est de 6,030 pieds.
  8. C’est un fait réel.
  9. La vallée de Chamouny elle-même est sauvage, et triste ; mais celles qui l’environnent sont belles et les environs de Salanches sont ravissans.