I


On était à la fin de 1815 : les lois du congrès de Vienne, que les cent jours avaient frappées de nullité, reprenaient leur vigueur, et les journaux annonçaient aux nations quels étaient les maîtres qui allaient les gouverner. On ne leur demandait plus de donner leur sang pour la gloire, d’aller au loin chercher le droit d’appeler leur maître l’homme le plus grand du monde ; mais on leur disait Obéissance, silence et repos ! et on appelait cela du bonheur.

Dans le nombre des voix qui s’élevèrent contre l’injustice de disposer ainsi d’un peuple libre, la Pologne et l’Italie furent les plus éloquentes. L’Italie surtout, qui, depuis dix années, rêvait son émancipation par son système unitaire, l’Italie, qui avait sacrifié à ce rêve ses devoirs les plus saints, fit entendre des plaintes touchantes ; et les premiers momens de son esclavage durent faire penser qu’il ne serait pas de longue durée.

Ce qui devait le faire croire, c’est que le plus grand nombre de ses fils avait servi sous les aigles de l’empire : une même pensée leur donnait un même orgueil, et la couronne de fer des rois lombards avait repris sa force sur le front de Napoléon.

Parmi ceux qui furent le plus vivement atteints par la révolution de 1814, on remarquait le général Roverella. Sa naissance était noble et sa fortune considérable. L’empereur Napoléon ayant remarqué sa bravoure et son dévouement, l’avait attaché à son état-major. Pendant plusieurs années, le colonel Roverella crut qu’il n’était pas un homme plus heureux que lui, car sa passion dominante le portait, non seulement à vivre au milieu des camps, mais lui faisait trouver toute autre existence insipide… Il se maria, parce qu’un jour Napoléon lui dit :

Rovella, il faut que tu te maries…

Et, sans s’informer si sa femme lui plairait, sans savoir s’il pouvait la rendre heureuse, il épousa mademoiselle Chiramonte, ange de douceur et de vertu, qui, du jour de ces fatales noces, ne connut plus le bonheur.

Blessé à la bataille de Waterloo, le général Roverella ne put rejoindre sa famille qu’à la fin de 1815. À peine fut-il arrivé dans sa maison, que sa femme, qui ne le connaissait encore qu’imparfaitement, apprit de lui qu’elle ne devait point espérer dans l’avenir !… et cependant elle n’avait pas trente ans !… Elle recula d’abord devant cette longue suite de jours malheureux qui se présentaient à elle !… Mais elle était mère ! elle avait un enfant, une adorable fille !… elle devait vivre pour elle ! Que deviendrait la pauvre petite avec un tel père ? Je n’ai pas encore d’enfant, disait-il durement à madame Roverella… donnez-moi un fils qui soutienne le peu de gloire de mon nom… et alors je vous saluerai comme digne de le porter.

Des douleurs aiguës, suites de nombreuses blessures, redoublaient l’âpreté de son humeur, naturellement farouche. Personne ne pouvait aborder cet homme… sa fille elle-même en avait peur. Sa voix retentissante faisait fuir la pauvre petite, et puis elle ne revenait qu’en tremblant.

C’était pourtant une charmant enfant qu’Anna : on croyait voir un chérubin exilé sur la terre. Sur ses traits, dans toute sa personne, on trouvait une harmonie douce et triste, qui invitait tout à la fois à aimer, à pleurer et à prier … Jamais on ne voyait sur ce visage d’enfant aux traits gracieux le rayon d’un sourire, le reflet d’une joie. Si quelquefois on la voyait courir dans le jardin, c’était pour arriver plus vite près de sa mère ; aussitôt qu’elle l’avait atteinte, elle s’appuyait sur elle, l’entourait de ses bras ; et puis, posant sa tête sur sa poitrine, elle fermait les yeux, et paraissait dormir.

Sa naissance avait été funeste à sa mère. Et, quoique dix ans se fussent écoulés depuis ce moment, madame Roverella n’avait jamais recouvré sa santé, et voyait enfin s’approcher le jour qu’elle aurait béni comme celui de sa délivrance, puisqu’il la retirait du monde, si elle n’eût frémi de l’abandon dans lequel elle laissait Anna. Sa fille l’adorait !… voir souffrir cette mère, si douce et si bonne, lui causait souvent des mouvemens qu’elle ne pouvait réprimer, et qui lui donnaient ensuite des remords… car c’est une cause douloureuse pour le juge appelé à prononcer que celle d’une mère et d’un père venant au tribunal de l’affection d’un enfant !…

L’intérieur de cette famille, déjà si malheureux, reçut un accroissement de tourmens quotidien qui rendit la situation de la mère et de la fille intolérable, par ce qu’elles souffraient mutuellement l’une pour l’autre. Au commencement de l’hiver de 1820, le général ressentit les atteintes d’une sciatique chronique… de ce moment la maison devint un enfer où l’on entendait les grincemens de dents d’un damné se joignant aux gémissemens d’un ange proscrit : les tourmens les plus ingénieux furent essayés par le père sur son enfant, par le mari sur sa femme mourante, pour remporter une victoire sur leur patience inaltérable, en leur arrachant une plainte !… Pendant long-temps il n’obtint que des larmes silencieuses coulant sur les mains de la mère et le front de la fille… et, lorsqu’une parole suppliante s’échappa enfin des lèvres de l’une des deux victimes, ce fut la mère qui pria pour son enfant.

Quelqu’un avait pourtant trouvé grâce devant cet homme qui n’en accordait à personne : c’était le fils d’un de ses anciens frères d’armes, du général Vanina. Le comte Raymond, jeune noble milanais, âgé de vingt-six ans, possédant une grande fortune, avait été comme légué à la tendresse du général Roverella, par son père, lorsqu’il mourut devant Smolensk. Roverella avait noblement rempli sa charge de tuteur auprès du jeune comte, car il était homme d’honneur, et, quoique éloigné, il avait protégé la veuve de son ami. Depuis son retour il s’était également bien conduit envers le comte Raymond ; ce jeune homme, dont la vocation décidée le portait à suivre la carrière de son père, et qui aimait la guerre, avide de connaître tous ces temps lumineux de l’empire, venait-il aussi avec un plaisir qu’il ne cachait pas au vieux soldat, écouter les récits de ces grandes batailles auxquelles il avait assisté. Cette histoire de nos gloires, racontée par un aide-de-camp de Napoléon, avait une magie toute-puissante sur Raymond. C’était avec un recueillement religieux qu’il écoutait les paroles du général. Satisfait de l’attention qu’il lui donnait, le comte de Roverella lui en savait doublement gré, parce que la déférence et l’admiration d’un jeune homme aussi profondément instruit dans toutes les sciences que l’était Raymond, accusaient sa femme et sa fille : la première, pour les interruptions fréquentes que ses continuelles souffrances lui faisaient apporter à des récits qu’elle avait entendus d’ailleurs quelquefois bien souvent répéter, et Anna pour les distractions qu’elle ne pouvait retenir… Touché de la position de ces deux êtres faibles livrés à un maître sans pitié, Raymond voulut que l’empire qu’il avait sur le général leur devînt profitable, et il employa son crédit en faveur des deux victimes de cet homme, qui vraiment les traitait en tyran. Il le fit si ingénieusement, il agit si bien par le cœur, que leur sort devint plus doux, sans qu’un grand changement apparent toutefois se fît apercevoir dans cet intérieur, qui jusqu’alors avait été un enfer pour tous. La malade put souffrir et se plaindre en liberté, et la jeune fille eut enfin des heures de repos à donner à l’étude, sa passion dominante.

La nature d’Anna était toute d’élite, et formée de contrastes se combinant dans une admirable union. Aimante et expansive, elle avait appris de bonne heure, par une contrainte sévère, à être silencieuse et froide en apparence. Cette retraite en elle-même devint l’origine d’une autre vie dans sa vie réelle. Ce qui distrait les autres enfans lui était indifférent. L’heure de l’étude pouvait seule la faire sourire, et, même alors, les sujets les plus sérieux étaient ceux qu’elle préférait.

En découvrant une nature si généreusement dotée, Raymond voulut seconder la Providence : il demanda et obtint d’être le précepteur d’Anna. Attirée par la douceur et le charme de son esprit, l’enfant s’attacha à son maître, et lui fut dévouée comme à tout ce qu’elle aimait : le moment de sa leçon devint pour elle le plus heureux de la journée. Touché, de son côté, de l’angélique douceur de la jeune fille, Raymond s’attacha profondément à son élève, et voulut lui donner une éducation aussi remarquable qu’elle-même. Il partagea sa vie entre sa mère et elle. Elle aimait les sciences exactes, l’astronomie surtout ; il lui en facilita l’étude, et bientôt elle y fut aussi habile que lui-même.

Ce qui ravissait en elle, c’est qu’avec cette profondeur de pensée, on retrouvait toujours non seulement sa nature de femme, mais une nature toute d’amour et de douceur. L’extrême délicatesse de ses formes, la pureté de ses traits, une blancheur pâle, mais non une pâleur maladive, de longs cheveux noirs, fins et lustrés, lui donnaient une apparence exquise de grâce et de charme… En voyant une si ravissante créature frémir et trembler à la voix impérieusement tonnante de son père, on ne pouvait s’empêcher de la comparer à une belle fleur exotique hors de sa cloche de cristal fléchissant sous la bise du nord ; en elle tout était harmonie et douceur, car son âme était forte en même temps qu’elle savait aimer.

Raymond venait un jour de lui expliquer le mouvement d’une planète qu’elle voulait connaître, lorsqu’il remarqua sur le visage de la jeune fille une altération sensible : comme elle n’était encore qu’une enfant, et qu’une trop grande assiduité pouvait nuire au développement de ses forces, Raymond le comprit, et voulut l’entraîner dans les jeux d’autres enfans de son âge ; mais ce fut sans résultat, et, si quelques-unes de ses compagnes l’entraînaient au milieu d’une ronde, jamais le refrain n’en était redit joyeusement par elle, et bientôt on voyait la jeune fille s’échapper pour s’asseoir à l’écart, et, laissant tomber sa tête sur ses mains, regarder le ciel avec une attention mélancolique, comme pour correspondre avec sa patrie.

Raymond essaya d’une autre distraction. Elle aimait les fleurs ; il lui fit étudier la botanique, l’obligeant ainsi à de longues promenades dans la campagne, où l’air vif et pur des champs et des bois rendit de la force à son corps épuisé par l’étude. Mais elle aima bientôt celle des fleurs comme toutes les autres. Une serre fut construite dans le jardin de l’hôtel Roverella, et les plantes les plus rares y furent cultivées par la jeune fille, qui formait ainsi le lien qui unissait ses deux patries entre elles ; « car, disait-elle, en souriant, dans son langage poétique, les planètes ne sont-elles pas les fleurs du ciel ! »

Mais, si l’ingénieuse amitié de Raymond avait adouci sa vie, il restait encore bien des jours sombres et orageux dans cette existence au pouvoir d’un homme qui ne trouvait de bonheur que dans l’esclavage de ceux qui l’entouraient.

Un jour, des fermiers de l’Apennin amenèrent au comte Vanina une jeune chèvre blanche, d’une grande beauté. Il la donna aussitôt à Anna, qui fut ravie de ce présent. Sa mélancolie enfantine céda au plaisir d’exercer sa domination sur la jolie petite bête, de la faire courir, et de courir avec elle ; sa joie était pure, car elle était de son âge, et, pour la première fois, on entendit sortir de sa bouche le bruit d’un éclat de rire franc et joyeux… De son côté, la chèvre, toujours caressée et soignée, s’attacha à sa maîtresse : elle la suivait dans toute la maison, ne la quittait jamais, se nourrissait de sa main, et, lorsque Anna s’asseyait, la jolie bête se couchait à ses pieds… Aigri par la maladie, irrité contre un bonheur qui semblait braver sa souffrance, le général proscrivit l’innocent animal, et commanda qu’on le mît hors de l’hôtel :

— Elle te distrait des soins que tu me dois ! dit l’hypocondre en voyant pleurer Anna… je veux qu’elle sorte !

La chèvre mourut : en l’apprenant Anna crut, ce qui était possible, que la pauvre bête n’avait pu supporter son exil ; aussi fut-elle affectée au point de se livrer à une douleur sans mesure. Elle pleura avec un désespoir qui, dès lors, devait donner la mesure de ce que son âme aurait un jour de puissance pour aimer et souffrir. Sa mère et Raymond tentèrent vainement de la consoler ; c’était la première blessure faite à ce cœur tout amour, et cette leçon de douleur lui était donnée par son père !… et pourquoi ?… L’injustice de cette action en redoublait encore la cruauté, et les enfans comprennent si bien l’injustice !… aussi, lorsque, le soir, elle s’inclina devant son père pour recevoir la bénédiction de la nuit, le genou seul fléchit, mais la bouche demeura muette comme le cœur ! Ainsi torturée dans ses moindres plaisirs, privée des soins de sa mère, dont la santé, mortellement attaquée, réclamait, au contraire, les siens, Anna devint un être tout-à-fait à part au milieu de ce qui l’entourait, et y vécut comme dans une terre étrangère, dont elle n’aurait pas compris le langage.

Touché d’abord d’une douce pitié, Raymond, ainsi que nous l’avons dit, avait voulu adoucir son sort ; mais à cette pitié se joignit bientôt une admiration profonde, en voyant souffrir cette jeune fille avec la résignation d’une sainte. Il résolut d’être pour elle ce que la nature lui avait refusé : un frère, un ami. Ce n’était plus de la science qu’il voulait inculquer à un esprit précoce et avide, c’était du bonheur qu’il fallait donner à une âme d’ange, souffrante et malheureuse, et cette mission, que lui-même s’imposait, le noble jeune homme la remplit dignement.

Son premier essai fut heureux. Toujours seule et délaissée, Anna fut ravie en extase devant un être bon, dont la nature supérieure avait su comprendre son âme rêveuse, et trouver le feu de ses pensées sous la glace apparente de son triste sourire… Cette union entre deux belles âmes produisit bientôt une alliance intime, et Anna fut soumise par une puissance qu’elle ne chercha pas même à connaître. Dieu l’avait exaucée : il lui avait accordé ce frère que d’ardentes prières lui avaient si souvent demandé… Bientôt elle connut un autre bonheur que celui d’être aimée et soignée par un cœur ami, et celui-là, peut-être, fut pour son âme de femme plus doux et plus entier. Ce fut le jour où Raymond lui dit qu’elle aussi, elle, pauvre jeune fille, jusque là méconnue, délaissée, elle était devenue le mobile et l’intérêt d’un autre ! et cet autre, c’était lui !… c’était Raymond !… Dès lors la vie de la pauvre enfant ne fut plus solitaire ! elle avait un frère !… Aussi, comme elle était obéissante ! comme les leçons la trouvaient docile !… Anna avait alors douze ans, et Raymond vingt-six.

J’ai déjà dit qu’Anna avait un goût très vif pour les fleurs : il se développa jusqu’à la passion en étudiant la botanique. Parfaitement savante en astronomie, elle devint bientôt aussi habile en histoire naturelle ; elle lut dans le grand livre de la nature, et chaque page tournée par elle lui dévoilait une nouvelle beauté. Elle buvait ainsi à pleins bords dans une coupe d’ineffables voluptés, qu’elle sentait sans les comprendre. Souvent elle se demandait si elle était bien la même personne dont l’entendement avait été au moment de faillir… elle se rappelait ses longues et tristes rêveries, ces heures malheureuses, où son cœur, abattu par un complet isolement, se sentait mourir pour être trop plein de vie… mais Dieu l’avait prise en pitié… l’avait sauvée… par la voix de Raymond !… c’était cette voix qui lui avait crié de s’arrêter au bord d’un abîme sans fond !…

Lorsque les pensées d’Anna prenaient cette direction, elle retombait dans ses anciennes rêveries, et devenait, comme autrefois, presque insensible à tout ce qui l’entourait ; mais il s’y joignait de nouvelles pensées qui, toutes vagues quelles étaient, l’étonnaient en la charmant !…

Bien des mois, des années même, s’étaient écoulés depuis le jour où Raymond avait été vainqueur de la mort auprès d’Anna. L’enfant avait été remplacée par la jeune fille, et son sauveur jouissait de son ouvrage : seulement, il cherchait à combattre cette exaltation, qui lui avait fait craindre pour sa raison ; il parla même avec sévérité à la pauvre Anna, qui, craintive et voulant obéir à son frère, chercha à dompter cette tendance à vouloir ce que Raymond désapprouvait. Souvent, depuis ce moment, lorsqu’elle avait la crainte de lui déplaire, elle se repliait sur elle-même pour cacher cette nature que le monde repoussait ; alors, comme aux jours de son enfance, elle redevint silencieuse et calme en apparence, mais avec tant de vérité, que son père en vint à lui reprocher son insouciance !… et que sa mère la crut résignée.

Raymond seul avait le secret de cette nature d’élite dont la jeune fille était formée. Seulement, tout en reconnaissant qu’Anna était passionnée, il se méprenait sur la destination qu’elle donnait aux éléments qui composaient son âme de feu. Aussi n’approuvait-il pas la profonde solitude dans laquelle vivait la jeune fille. Elle n’allait chez personne, n’acceptait aucune invitation et ne fréquentait aucun lieu public. Quoiqu’elle fût née à Milan, elle n’en connaissait que quelques rues et n’allait qu’à l’église antique de Sainte-Radegonde, parce qu’elle était près de l’hôtel de Roverella. Encore entendait-elle souvent la messe avec sa mère dans la chapelle même de la maison. Elle fréquentait aussi le jardin Brera, parce qu’elle y suivait un cours de botanique.

Et cependant elle était bien belle, Anna ! et sa coquetterie de femme devait lui faire souhaiter qu’on pût l’admirer ! Ce n’était plus une enfant au pâle et triste visage faisant craindre pour sa vie… C’était une femme dont la taille avait acquis les justes proportions d’une exquise élégance. Sans être réguliers, ses traits formaient une physionomie dont le charme était irrésistible. Son mélancolique et rare sourire, son regard voilé par de longues paupières que la faiblesse de sa vue fatiguée par l’étude la contraignait souvent de tenir baissées, ses membres délicats prenant toujours et naturellement une pose gracieuse, cet ensemble n’était peut-être pas au-dessus d’une beauté plus complète, comme régularité, mais composait un charme qu’on ne pouvait comprendre qu’en ayant vécu près d’elle. Elle avait surtout comme un sens vague qui semblait lui faire chercher au ciel ce qu’elle ne pouvait trouver ici-bas !… Et puis, comme obéissant à un autre instinct, elle reportait son regard vers la terre pour y rencontrer aussi des objets chéris… parmi ces fleurs qui l’avaient admise parmi elles… adoptée !… et dont elle avait étudié les mœurs, les amours et l’histoire ; car les fleurs ont aussi une vie presque intellectuelle… Et, dans son mysticisme, Anna avait donné encore plus d’extension à l’existence de ces êtres parfumés… Elle l’attachait dans sa pensée à ceux qu’elle aimait !… Elle était de même pour l’astronomie ; c’était avec cette candeur, cette première foi vive que les bergers de l’Orient mirent à interroger le ciel pour qu’il les guidât vers la crèche divine, qu’elle étudiait les étoiles… Une nuit, tandis qu’elle était encore enfant, elle découvrit au septentrion une étoile dont le nom lui était inconnu ; quoiqu’elle fût bien jeune, elle se dit : Cette étoile si pure et si brillante sera celle de mon frère, si Dieu l’accorde à mes prières, afin que j’aie un protecteur… un appui !…mais surtout un ami !… Et sa jeune tête, tout en rêvant, plaçait une image confuse sous son étoile[1] … Cette image s’établit vaguement dans son souvenir, comme objet matériel ; mais la pensée qui la rappelait fut profonde et ne la quitta plus. Elle n’était qu’une enfant lorsque son imagination poétique attachait ainsi une destinée future à cette lointaine étoile… C’était par suite de cette agitation d’âme, de ce besoin dévorant d’affection, qu’elle avait aussi cherché une relation de cœur parmi les plantes… Un jour, après un orage, elle trouva une touffe de belles violettes doubles arrachées de la terre et prêtes à mourir ; elle la releva, la replanta et la cultiva depuis avec soin.

— Mes violettes et mon étoile, disait l’enfant, me représentent toutes deux mon bonheur à venir. Comment le nommerai-je ce bonheur ?

Et elle souriait avec une douce innocence…

— Arthur !… Oui…mon bonheur s’appellera Arthur !… Et, de ce jour, l’étoile du nord fut plus observée qu’aucune autre de ses sœurs du midi. Si quelque nuage la couvrait, la pauvre Anna était triste tout le jour suivant… et si un orage courbait les pétales lapis de ses violettes, l’enfant pleurait !

Mais la jeune fille remplaça l’enfant ; et pourtant l’étoile continua toujours à s’appeler Arthur, et les violettes furent aussi soigneusement cultivées… Cette dévotion profonde, ce culte à un être imaginaire ne parurent jamais insensés à Anna… Seulement elle ne souriait plus, et s’abandonnait à l’attrait qui l’entraînait vers l’infini, où l’appelait sa nature… C’était avec joie qu’elle s’élançait parmi les sphères célestes, loin du monde… La jeune fille ne trouvait là ni cette froide élégance que la société lui demandait, ni les habitudes vulgaires de cette société avec ses petites noirceurs, ses perfidies et son funeste égoïsme. C’est ainsi que sainte Thérèse naquit, avec une âme toute Dieu et tout Amour, faite pour aimer et être aimée, pour le culte du beau et du vrai !… Pour ce culte, l’Espagnole quittait souvent le monde, où elle ne trouvait aucun de ces biens, pour aller les chercher et les demander à Dieu dans ces régions où la transportait une foi vive !… elle eut des visions célestes !… Sur de telles matières il faut garder le silence lorsqu’on est sceptique ; l’incrédulité insulte à toutes les croyances et brise tous les liens !… Et cependant que nous donne-t-on à la place ?

Dès son enfance, Anna avait beaucoup de rapports avec sainte Thérèse. Comme l’Espagnole, elle avait une âme de feu, silencieuse avec les hommes, éloquente avec le ciel… C’était en présence de Dieu et des anges que l’enfant, encore toute petite, se croyait transportée… C’étaient les rêves qu’elle faisait tout éveillée… Plus tard, lorsque l’âge régla son esprit tourmenté par sa propre force, le fantastique disparut mais l’âme, toujours agitée, demeura lancée sur cette route extatique où la portait un besoin auquel elle-même n’aurait su donner un nom. C’était une vague inquiétude avec un demi-repos, qui attendaient tous deux pour se régler qu’Anna fût dominée par un sentiment exclusif, passionné, mais surtout partagé !… Là seulement était le bonheur pour une âme comme la sienne.

J’ai déjà dit quelle était son existence au moment où Raymond était venu à elle comme un ange sauveur. Glacée d’une continuelle terreur par la voix tonnante de son père, qui ne savait lui adresser que des reproches lorsque la pauvre enfant se disait, en tremblant, que peut-être elle méritait une caresse ; frémissant de la crainte journalière de perdre sa mère, dont les souffrances lui brisaient le cœur, c’est ainsi qu’Anna avait vu s’écouler sa triste enfance. Ce fut cet enfer que Raymond sut changer en une existence presque douce et même heureuse !… Sans analyser le genre de reconnaissance qu’elle lui devait, Anna comprit que c’était sa vie !… de ce moment, elle l’aima comme elle pouvait aimer avec une âme comme la sienne !… ardente… pleine d’énergie… À cette reconnaissance se joignit une affection qu’elle accueillit, loin de la repousser, car elle sentait qu’elle avait enfin obtenu cet Arthur que, depuis son enfance, elle demandait à Dieu ! …

Un soir, elle était avec Raymond sur une terrasse élevée de l’hôtel Roverella, où son père lui avait fait construire un charmant pavillon qui lui servait d’observatoire pour ses études astronomiques ; naturellement pensive, Anna paraissait, plus qu’à l’ordinaire, absorbée dans des réflexions profondes. Appuyée sur le télescope, son corps à demi-penché, et sa tête soutenue par sa main, elle paraissait donner toute son attention à quelque objet invisible.

— Pourquoi donc regardez-vous toujours vers le nord, Anna ? lui dit enfin Raymond, dont les questions depuis quelques instans demeuraient sans réponse ; pourquoi ne pas étudier de préférence dans le ciel de notre belle Italie ?…

— Raymond, répondit Anna sans détourner les yeux de sa planète favorite, je vous ai raconté comment, une nuit, étant toute petite enfant, j’avais, en regardant au ciel, trouvé une étoile à laquelle j’avais donné un nom et attaché une pensée !… C’était celle de mon sort à venir. Cette étoile était au nord resplendissante et jeune parmi ses sœurs… Je la pris pour moi… depuis ce jour, je n’ai jamais manqué de suivre la marche d’Arthur

— Eh quoi ! s’écria Raymond en riant, car il savait l’histoire d’Arthur, c’est Arthur que vous suiviez tout-à-l’heure si attentivement ?… je croyais que vous l’aviez oublié !

— Moi ! s’écria Anna en se redressant vivement et joignant ses deux mains, qu’elle serra l’une contre l’autre en les levant au ciel… l’oublier !… moi l’oublier !… mon étoile !… mon Dieu !!…

Et la jeune fille s’arrêta en rougissant… un vague instinct de pudeur de femme lui fit craindre de parler avec Raymond de cet être fantastique, à qui l’étoile était consacrée… Elle s’arrêta, sourit, comme toujours, avec mélancolie, et poursuivit :

— Non, non, je ne l’ai pas oublié !… je ne délaisse pas ainsi les rêves de mon enfance !… Seulement, je voudrais changer son nom. Je l’appelais Arthur, espérant que Dieu m’accorderait un frère ou une sœur qui, alors, eussent porté l’un ou l’autre de ces noms…eh bien !… Dieu ne m’a-t-il pas exaucée, ajouta la ravissante créature en se rapprochant de Raymond ?… ne m’a-t-il pas donné un frère…non pas selon les lois du monde, mais un frère selon mon cœur… un ami ?… et cet ami, ce frère, c’est vous, Raymond, poursuivit Anna en prenant la main du jeune homme, tandis qu’elle pleurait de bonheur et que ses larmes roulaient doucement en perles sur leurs mains réunies…

— Oh ! disait-elle avec un accent du cœur profondément senti, comment exprimer ma reconnaissance envers Dieu pour un tel bienfait ? Car vous ne savez pas, Raymond, comme j’étais malheureuse lorsque vous vîntes ici pour la première fois, à votre arrivée d’Angleterre !… lorsque vous eûtes pitié de la pauvre enfant abandonnée !… malheureuse !… malheureuse au point…

Elle frissonna et ferma les yeux comme pour fuir une image terrible…

— Calmez-vous, Anna, dit Raymond, lui-même très-ému, calmez-vous ma sœur !…

Hélas ! si je vous ai fait quelque bien, je voudrais compléter mon œuvre ! vous rendre tout-à-fait heureuse !… car je vous entends, moi !… je sais que vous êtes une créature privilégiée de Dieu… mais les autres ne vous entendent pas, Anna… Ces hommes qui mettent leur bien dans la poussière du monde non seulement ne vous comprennent pas… mais, s’ils vous comprenaient, Anna, ils vous railleraient, loin de vous porter envie. Ils riraient à la vue de cette nature d’élite que j’admire et que j’ai reconnue aussitôt que je vous ai vue ?… C’est un beau don du ciel ! Savez-vous qu’une sensibilité aussi exquise que la vôtre, ma chère enfant… c’est une faculté qui rapproche la créature du Créateur ?… Oui, je vous le répète… vous êtes privilégiée de Dieu et cependant, Anna…vous ne serez jamais heureuse !…

— Jamais heureuse s’écria la jeune fille, et que suis-je-donc ?… Il est vrai que, pendant bien long-temps, j’ai douté de moi-même… Je n’aimais pas la vie, car j’y étais seule… mais, à présent !… à présent que j’ai un ami, je sens tous les biens que Dieu m’a donnés, et j’en jouis pleinement !… Ne sommes-nous pas deux maintenant pour étudier… pour suivre la marche des astres, chercher les plantes, en découvrir de nouvelles ?… admirer un beau pays ?… À présent enfin j’ai une oreille fraternelle pour écouter mes plaintes, recevoir mes secrets… car je vous dis tout, Raymond, et vous me voyez pleurer comme vous me voyez sourire… Mon Dieu ! être ainsi appuyée sur le bras d’un frère pour traverser la vie, Raymond, c’est être heureuse, croyez-le, et bien heureuse ! aussi le suis-je !

Raymond secoua la tête.

— Vous ne le croyez, pas ?

— Non.

— Et pourquoi ?

Raymond hésita un moment et ne répondit pas.

— Eh bien ! ne voulez-vous pas me dire pourquoi je ne suis pas heureuse selon vous ? dit Anna avec une expression enchanteresse de coquetterie féminine, qui cependant venait du cœur ?…

— Je ne puis vous l’expliquer, chère enfant… mais, poursuivit-il en souriant, un jour vous le saurez… rappelez vous alors cette conversation, et vous trouverez que j’ai raison.

C’est que Raymond pensait qu’Anna ne serait heureuse que par un amour profond et partagé… mais elle était encore trop jeune, selon lui, pour qu’il surveillât la jeune fille aussi attentivement qu’il l’avait fait pour son éducation.

Lorsque l’heure en sera venue se disait-il avec la sollicitude d’un père, quel trésor je donnerai à l’homme qui saura le mériter !…

Et il regardait Anna avec cette bienveillance du cœur, mais qu’il ressentait pour elle, et qui alors était, en effet, le premier intérêt de sa vie.

En l’écoutant Anna avait secoué sa tête avec une sorte de mutinerie toute gracieuse :

— Ainsi donc, lui dit-elle, vous, qui n’êtes contredisant pour personne, vous l’êtes pour moi !… vous ne voulez pas que je sois heureuse quand je vous répète que je le suis !… Mais laissons cela !… Voyons, je veux donner un nouveau nom à mon étoile … comment l’appellerai-je ?… il me semble, d’un autre côté, que lui enlever son ancien nom, c’est de l’ingratitude…

— Et comment voulez-vous la nommer ? demanda Raymond en souriant malgré lui de cette pensée enfantine au milieu des graves paroles du bonheur ou du malheur de toute une vie…

— Je voudrais la nommer Raymond, dit Anna en rougissant, mais d’une voix calme et le regard assuré.

— Chère petite !!…

Et Raymond fut touché de cette simple parole, qui lui disait toute l’affection de cette âme de jeune fille, mais que cependant il ne voyait que comme celle d’une sœur pour son frère… il ne pouvait être éclairé, au reste, car non seulement ses yeux étaient fermes, mais ils devaient l’être, comme nous le verrons plus tard.

Cette même année, la Grèce poussa un premier cri de détresse, que suivit aussitôt son premier chant de victoire !… les esclaves secouèrent et brisèrent leurs chaînes en demandant des armes pour punir ces tyrans qui depuis tant d’années faisaient ruisseler sur leurs membres décharnés et la sueur et le sang et les larmes !… Les Grecs se rappelèrent leur origine. Ipsylanti, Mavro-Michali, ces hommes qui donnaient leur vie pour la liberté de leurs frères, coururent aux armes, et crièrent : Au secours !… chrétiens !… au secours !… au nom de Dieu et de sa sainte mère[2] !…

Au nom de l’humanité devait suffire !…

En écoutant le récit des horreurs que les Turcs commettaient sous le nom de représailles, Raymond frémissait, et son cœur généreux palpitait d’une indignation si forte, que souvent le noble jeune homme se levait et étendait le bras pour saisir une épée !… Il voulait partir pour la Grèce !… il voulait porter aux Grecs des munitions, des armes, et son bras, et sa vie !

— Raymond, lui dit Anna la première fois que le jeune enthousiaste lui parla de son projet… que voulez-vous donc que je devienne si vous partez ?…

Ce ne fut pas la violence de son désespoir, la véhémence de son discours qui saisit Raymond… car la jeune fille lui dit ces paroles si simples avec une voix presque éteinte… mais, dans cette voix tremblante, dans cette pâleur qui couvrait son front, Raymond ne put se refuser à voir une douleur profonde… mais, toujours sous l’empire de cette même prévention qui le dominait, il ne vit dans la terreur d’Anna qu’une sollicitude fraternelle, et dans le cri d’une âme en détresse que la crainte d’une femme à la vue d’un danger… il fut touché de la peine d’Anna ; mais l’intérêt qui l’animait en ce moment plaçait leur affection, quant à lui, dans un rang secondaire ; il prit la main de sa sœur adoptive, et, la serrant dans la sienne, il lui dit de ces paroles banaes qui sont toujours prêtes pour les occasions comme celle où il se trouvait…. Anna ne comprit pas d’abord que Raymond lui répondait sans s’écouter lui-même, et, lorsqu’elle le sentit, son cœur se serra !… elle secoua la tête sans parler… elle était tremblante et pâle…

— Non, dit-elle enfin à demi-voix et comme pour elle-même… je ne le supporterais pas !…

Raymond ne vit dans cette résistance à sa volonté que la faiblesse d’une femme devant une idée de guerre et voulant lui opposer sa propre domination pour l’emporter sur la gloire… Raymond le voyait ainsi, parce qu’il jugeait Anna d’après une autre femme… Il sortit donc de l’hôtel Roverella, et pour la première fois avec une sorte de sentiment pénible et tout aussi déterminé à partir ; mais, lorsque, le même jour, il communiqua son projet à sa mère, et qu’elle aussi, de sa voix maternelle, elle lui dit : Raymond, que deviendrai-je si tu me quittes ?…

Il apprit qu’une âme de femme pouvait comprendre la gloire et l’apprécier dans toute sa beauté, mais cependant la repousser quand il faut lui abandonner une tête chérie… La comtesse Vanina était infirme et âgée, ses prières achevèrent ce qu’Anna avait commencé : Raymond ne partit pas…

Ah ! s’écria-t-elle avec un transport de joie d’autant plus remarquable qu’il était en opposition avec sa nature calme et silencieuse, oh ! comme je serai heureuse maintenant !…

— Et pourquoi ne l’étais-tu pas, enfant ? dit Raymont en souriant malgré lui de cette allégresse expansive de la jeune fille ?… Toi, si aimée !… si désirée !… hier encore, Anna, j’ai été chargé de présenter deux demandes à ton père pour qu’il t’accorde en mariage aux deux hommes les plus distingués de Milan… le comte Luigi Négroli et le marquis Giuseppe Maurata… dois-je lui en parler ?…

— Je vous prie, au contraire, de ne le pas faire, dit sèchement Anna ; ma volonté est irrévocablement arrêtée… je ne veux pas me marier…

— Mais quelles raisons puis-je donner à des hommes dont la fortune, la naissance et la personne sont également honorables et convenables ?

— Ne comprenez-vous donc pas, dit Anna avec une expression dédaigneuse, ne comprenez-vous pas que l’état de ma mère est un motif suffisant pour excuser une telle détermination ? si on la trouve bizarre, que m’importe d’ailleurs !… est-ce donc au monde que je sacrifierai mon repos… je ne veux pas le braver… mais je ne veux pas lui reconnaître le droit de jamais influer sur le sort de ma vie… Quelle serait la compensation avec laquelle il paierait le moindre de mes sacrifices ?…

Raymond écoutait Anna avec admiration ; car, en ce moment, elle était belle de cette beauté qui se communique de l’âme au visage, au travers du voile humain de la physionomie…

— Oui ! poursuivit-elle, ma mère ne peut être abandonnée par son enfant… mon père est peu susceptible de soigner une malade… il comprend peu ma mère, ajouta-t-elle d’une voix basse et craintive… il me faut donc rester !…

— Je t’entends, noble fille, s’écria Raymond… je t’entends et je t’admire !… oh ! tu es un ange, Anna !… Tu es un ange !…

Anna leva sur lui un regard où était empreinte une joie céleste… de grosses larmes tremblèrent entre ses longs cils et roulèrent sur ses joues… elle voulut parler… puis elle soupira et demeura silencieuse comme presque toujours lorsqu’une vive émotion l’agitait.


  1. Parce qu’Anna était encore une jeune fille. Car je déclare ici que je trouve parfaitement ridicule une femme qui, ayant passé vingt ans, prolonge les niaiseries de la jeunesse en disant et faisant des naïvetés qui sont doublement ridicules par leur inconvenance et par la fausseté qu’elles dénotent. Cela me rappelle ce vers de Gresset :
    …Tant de petites Grâces,
    Que je mets, vu leur date, au nombre des grimaces, etc.
  2. Les Grecs sont, en cela, comme les Espagnols et les Italiens : ils ont une foi peut-être plus entière en la vierge Marie (la panagia) qu’en Dieu… J’en ai vu des exemples frappans.