L’AURORE.


Les rivières sont des chemins qui marchent et qui portent
où l’on veut aller.
Pascal.

La vie est une fleur : l’amour en est le miel ;
C’est la colombe unie à l’aigle dans le ciel ;
C’est la grâce tremblante à la force appuyée ;
C’est ta main dans ma main doucement oubliée.
Aimons-nous ! aimons-nous !
Le Roi s’amuse.


XXIII.


Que c’est beau, le soleil qui se lève ! dit Georgina en ouvrant sa fenêtre ; car le bruit d’une voiture l’avait doucement réveillée à l’aurore, du premier sommeil de village qui eût encore rafraîchi ses sens ; et cette voiture n’emportait loin d’elle que le savant médecin dont une seule visite venait de produire un miracle. Oh ! qu’ils sont puissans, les médecins qui amènent avec eux l’espérance !

Comme elle cherche, soumise, l’air suave et pur du matin, qu’il lui est ordonné de respirer, et comme il coule sans effort au fond de sa poitrine dilatée ! que cette campagne est calme ! que la route est riante, et comme elle y voit loin ! Elle aperçoit encore, au milieu des arbres dont cette belle route est bordée, Ernest et Camille à cheval, accompagnant en triomphe le plus illustre, le meilleur et le plus gai médecin du monde ; et, quand elle ne les voit plus, elle ne trouve rien de triste à sa solitude qui va retentir tout à l’heure encore du pas des chevaux, des voix de leurs jeunes maîtres. Quelle joie d’écouter le bonheur qui nous cherche ! On n’a qu’à mettre alors la main sur son cœur, pour entendre, au milieu d’une foule d’idées fraîches et palpitantes, comme une nuée d’oiseaux mélodieux qui s’éveillent et chantent au-dedans de nous-mêmes.

Et la voilà plus tard qui discute gravement avec Sophie quelques points de sa parure : c’est par ordre du médecin. Jamais Sophie ne s’est montrée plus obéissante ni plus zélée. Comme elle répare avec un soin délicat le désordre de cette belle chevelure humiliée depuis un mois sous les dentelles qui la cachent ! Comme elle relève avec orgueil, sous les parfums oubliés, ces tresses brillantes qui semblent fières de reparaître au jour et d’en refléter l’éclat ; et cette robe de mousseline de l’Inde, qui semble un nuage répandu sur le dessous de satin d’une teinte à peine rosée :

— Voyez, madame, comme elle adoucit les traits ! Mon Dieu ! que ces ruches sont délicates et fraiches ! Madame n’est jamais si belle qu’en négligé.

— Je suis pourtant bien pâle, Sophie !

— Ah !… madame veut dire bien blanche, et puis, madame souffrait ; on ne sait pas comme ça va la poste ces maladies-là.

— Quelles maladies donc ? demanda Georgina prête à reprendre l’alarme, et rougissant de Camille dont l’image la regardait.

— Dame !… je veux dire… l’ennui, ce que j’ai, moi ; oh ! l’ennui casse bras et jambes. Madame peut voir : rien ne me tient, dit-elle en glissant sa main entre sa ceinture et sa taille un peu frêle ; mais ça revient si vite ! un temps qui ferait revivre un mort ! poursuit-elle en jetant un regard errant sur le grand chemin.

— Il y a des choses dont on ne revient pas, Sophie, dit Georgina pensive, et retournant encore une fois vers le passé qui s’infiltrait avec douleur dans cette heure ravissante de soleil et de franche émotion. La vie un peu factice des salons se remontrait comme un miroir à mille facettes qui raille le jugement et le corrompt ; elle y revoit tous les yeux de Paris scintillans de malice, curieusement attachés sur son retour, et elle s’accuse alors de lâcheté, parce qu’elle n’écoute enfin que la voix sincère de Camille, cette voix pleine de séduction et de tristesse. Sophie attache timidement la dernière agrafe de cette demi parure, car sa destinée, selon elle, en dépend.

— S’il y a en effet des choses dont on ne revient pas, je suis donc perdue, moi, dit en elle-même Sophie ; Charles s’en retournera avec M. le colonel, et nous nous trouverons mortes un jour, madame et moi, dans cette campagne.

— Écoutez donc ! dit Georgina prêtant l’oreille et penchant la tête du côté de la grande rivière, n’avez-vous rien entendu ?

— Rien du tout, madame, répond Sophie préoccupée, et cherchant les gants de sa maîtresse.

— C’est unique !

— Oh ! ils ne sont pas revenus, dit naïvement Sophie, à moins que ces messieurs n’aient tourné par le bois ; pour M. Charles il ramènera la voiture, et ne sera ici que demain.

— Chut ! taisez-vous donc ! interrompit madame de Sévalle en traversant des yeux l’immense jardin que bordait un large courant d’eau caché par une grande quantité de saules, de peupliers et de platanes.

— J’entends un bruit étrange.

En effet, tout-à-coup des cris d’homme, parmi lesquels elle distingue clairement le mot : au secours ! éclatent dans l’air, et percent jusqu’à elle. Le jardinier plein d’effroi court en jetant son rateau loin de lui ; quelques enfans effarés traversent les plates-bandes, en poussant des clameurs aiguës.

— Où sont-ils ? crie Georgina hors d’elle-même.

— Dans l’eau, madame, répond le jardinier courant de toutes ses forces.

Georgina, sans le savoir, a franchi l’escalier, elle s’arrête ; … l’immense jardin, le Havre, le monde tournaient autour de son cœur, où le sang a reflué avec violence ; et puis des ailes renaissent à ses pieds, n’obéissant qu’à une crainte sinistre, oubliant qu’elle est faible, qu’elle doit attendre et non s’avancer, elle se prend à courir, oublieuse et légère comme le vent, vers la grande eau profonde, d’où sortent ensemble Ernest tout trempé, et Camille sans l’élégant uniforme jeté aux bruyères et aux joncs du rivage. Que devient-elle lorsque dans une voix qui sort, à son insu, de sa bouche ouverte, elle entend sen cœur crier Camille ! Camille !… Et quand c’est en effet Camille qui la retient prête à tomber sur ses genoux !

— Il me l’a tout de même sauvé ! dit le jardinier, tenant dans ses bras son plus jeune enfant, qui s’était laissé choir en lançant des navires de papier sur le courant rapide en cet endroit. Le teint rouge de l’enfant n’avait point vacillé plus que sa vie. Il tenait ferme son navire un peu froissé, en regardant avec calme ce tumulte et l’eau d’où il sortait. Ernest dans les joncs faisait un peu le mort pour se laisser sauver par Camille, dont il savait toute l’adresse et l’agilité comme nageur. Georgina le regarde avec un saisissement, une douleur, une tendresse, qu’elle répand dans les baisers et les larmes dont elle couvre le visage rebondi de l’enfant immobile.

— Je crois qu’il m’a sauvé aussi la vie ! dit Ernest en secouant joyeusement sa tête, tandis que celle du jeune colonel s’élevait au-dessus d’eux tous avec le noble empire du sentiment et du courage. Georgina le regarde toujours, et lui, modeste, regarde Georgina ; et puis, sans se mouvoir, mais ravie, mais transportée, mais en tendant vers lui les nains par l’impulsion d’un remord passionné, elle s’écrie :

— Pardon ! j’ai eu tort ! oh ! j’ai eu tous les torts ! j’ai été orgueilleuse ! et j’ai menti !

Camille est à ses pieds, baisant ses mains qui tremblent, ses vêtemens et ses genoux.

— C’est moi qui suis un monstre ! oh Georgina ! grâce ! grâce !

— Grâce alors pour tous deux, répond-elle en cachant sa honte sur le sein mouillé, mais brûlant de Camille.

— Grâce pour tous trois ! interrompt Ernest qui voulut aussi se confesser à l’heure ou tout se pardonnait.

— Dis-lui donc que c’est moi seule, Ernest, mais que je voulais mourir pour m’en punir.

— Ma foi, ma sœur, puisque tu ne veux de coupable que toi, répond-il en la regardant prête à s’évanouir d’une impression si tendre et si profonde, tu auras la générosité de tout réparer.

— Comme vous voilà faits, messieurs ! dit madame Nilys presque accourue au bruit de cet événement.

— Nous sommes en habits de noce, ma tante, répliqua Ernest ivre de joie, en embrassant sa bonne tante, et la faisant valser dans les fleurs ; nous allons pourtant nous sécher un peu : tenez, madame ! faites revenir ma sœur qui n’est faible que de joie ; elle n’a rien à dire maintenant, … elle n’a plus qu’à signer.

— Est-ce vrai, Georgina ? dit-elle à sa nièce en les regardant aller.

— Ah ! ma tante ! que je vais l’aimer ! répond-elle épanouie d’amour.

— Méchante enfant ! fallait-il tant souffrir ? …

— Venez ! oh ! venez, dit-elle en l’entraînant, je ne lui ai pas encore demandé pardon comme je veux qu’il me l’accorde.

Un jour, près de là, quand elle eut signé, tout-à-fait signé, elle osa, souriante et tout bas, demander à Camille :

— Camille ! oh mon Camille ! … n’avez-vous rien prévu sur le divorce ?

Camille tressaillit ; mais il ne lui répondit que par un long regard, qui les mariait dans ce monde et dans l’autre.


FIN.