LE RETOUR.


Dans ces élégans coupés qui reviennent du bal entre minuit et deux heures du matin, que de scènes bizarres ne se passent-il pas ? en s’en tenant aux coupés dont les lanternes éclairent et la rue et la voiture.

M. de Balzac.

XV.


Vers une heure du matin, des coups précipités retentirent sur la porte de l’hôtel.

Madame de Sévalle très-pâle ramenait seule Nérestine effrayée ; leurs parures étaient foulées, leurs bouquets perdus et le cœur de Georgina dans un désordre plus grand encore.

— Ah ! ma tante ! suis-je assez punie, cria-t-elle tremblante et se jetant vers madame Nilys, qui avait fait promettre qu’on ne rentrerait pas sans l’embrasser. Elle voulait encore un reflet de la fête.

— Quoi donc ! mon enfant, ma fille ! dit-elle en l’attirant toute parée de fleurs sur son lit blanc et rangé comme elle.

— Ernest ! Ernest !…

— Eh bien ! où est-il notre Ernest ?

— Je l’ignore, répondit Georgina en versant un torrent de larmes. Je ne sais ce qu’ils ont dit, ce qu’ils ont fait, ils sont sortis du bal, lui et… les autres.

— Vous ne vous ressouvenez pas ? interrompit Nérestine qui brûlait de répandre sa douleur de jeune fille, pas assez profonde encore pour lui couper la voix, bien qu’elle sanglotât plus haut que la sérieuse terreur de madame de Sévalle.

— Vous ne vous ressouvenez pas ? il est sorti avec le colonel Folly, quand il entraînait un affreux magicien, qui vous avait effrayée : je vais dire, moi, poursuivit-elle avec la volubilité d’un enfant qui raconte pour faire peur, tandis que les mains de Georgina, dont la belle tête était penchée sur sa poitrine, pressait les mains de sa tante avec une anxiété convulsive. —

— Voilà ! tout-à-coup nous entrons au bal… Dieu ! que c’était beau en entrant ! Avez-vous vu ? Georgina, un brillant fandango de douze Espagnols comme on n’en voit pas de si riches en Espagne ? et la nouvelle mariée, encore avec sa couronne, et des diamans ! des diamans !

— Mais ce n’est pas cela, ma petite, interrompit madame Nilys effrayée.

— Ah ! c’est vrai ! c’était affreux ! car je ne pouvais retenir monsieur Ernest, moi ! reprit-elle en pleurant avec amertume ; il m’enlevait comme un oiseau par les ailes, quand nous avons vu tout-à-coup cette scène dont nous étions bien loin.

— Ma Georgina ! ne pouvez-vous éclairer un peu tout cela ? Je suis fort inquiète, dit madame Nilys en regardant la pâleur alarmante de sa nièce, qui paraissait de marbre.

— Je raconte, moi, madame, reprit Nérestine. Georgina qui n’avait pas voulu danser encore, était assise, pas gaie du tout ; et un magicien lui parlait et traçait des cercles autour de son front ; et quand il voulut s’approcher de son oreille, et prendre de force sa main qu’elle retirait vivement, monsieur Camille, que je croyais loin, s’est élancé tout-à-coup comme un lion, et s’est dressé entre elle et l’homme noir, gros et rouge, dont le nez était horrible ! Mais le colonel, oh ! qu’il avait l’air fier et brave, et méchant ! N’avez-vous pas vu ? Georgina ; on aurait dit l’empereur, quand il a crié : Assez, monsieur ! et qu’il l’a entraîné par le bras dans un coin, où je voulais suivre monsieur Ernest, qui me disait de me taire et d’être tranquille… Tranquille ! quand le magicien en riant avec insolence leur demandait à tous deux s’ils voulaient qu’il leur apprît à tirer l’épée ! Quand monsieur Camille, dont les dents étaient serrées, comme cela, répondit qu’il saurait la rompre sur le masque assez audacieux pour s’approcher d’une femme malgré elle ! Je n’ai plus rien entendu, plus rien vu ; j’ai défailli, je crois, car mon bouquet a coulé de mes mains ; le bal a tourné devant mes yeux ; toutes les lumières se sont éteintes ; on m’enlevait au-dessus de terre, et je me suis réveillée par un grand froid qui soufflait sur ma figure ; je croyais serrer fortement mon bouquet ; c’était la main de Georgina.

Georgina qui ne pouvait plus se contraindre, s’écrie : — Un duel ! horreur, un double duel peut-être ; le malheur me cherche. Ma tante, je vous l’ai dit, je le sens. Mais mon Dieu ! poursuivit-elle en élevant ses mains avec ferveur, qu’il ne tombe que sur moi ! Et un coup bondissant sur la porte de la rue les fit tressaillir toutes trois ensemble.

— Ah ! mon frère ! est-ce toi ? demande-t-elle du haut de l’escalier, où elle s’est élancée avec Nérestine.

— C’est monsieur, dit Sophie hors d’haleine, heureuse de calmer la première l’effroi visible de sa maîtresse.

— Oui ! c’est toi ! s’écrie-t-elle en se réfugiant dans les bras de son frère avec la dernière tendresse, mais non sans parcourir avec terreur l’escalier, où elle ne voit monter après lui que le vieux commandant. À l’air accablé dont elle se penche sur son épaule, il est évident qu’elle attend encore quelqu’un… qui ne paraîtra point, car la porte est retombée lourdement sur elle-même, et Ernest n’a pas l’air de s’apercevoir qu’il leur manque personne ! Pour Nérestine, elle est rentrée déjà, et par un mouvement inexplicable, plus prompt que sa volonté peut-être, elle se cache ; elle enveloppe, sous les longs rideaux de soie d’une croisée, la honte d’avoir eu peur, et la joie de revoir Ernest qui, après avoir baisé la main que sa tante lui présentait avec amour, se retourne au léger bruit des rideaux mouvans où Nérestine reste blottie.

— Qu’est-ce que cela ? dit-il en s’avançant vers la fenêtre. Et la jolie petite tête d’enfant se montre riante et couverte de larmes, ce qui émut beaucoup le flegme apparent du jeune avocat.

Il se retourne pourtant d’un air assez. dégagé vers sa sœur, dont le regard suppliant recélait mille questions qu’il ne voulait pas comprendre.

Tu le vois, dit-il avec un ton affectueux : je ne suis ni blessé, ni mort. Ne tremble donc plus, je t’en prie. Me voilà toujours prêt à te défendre contre qui pourrait t’approcher encore sans ton consentement.

La respiration de Georgina se mourait. Hors d’état de supporter une contrainte si douloureuse, elle se retourne vers le commandant, le vieux ami de son père : il aura pitié d’elle ! et elle le regarde d’un regard à renverser des plans de bataille : et il seconde impassiblement Ernest ; et il répond aussi, l’aride célibataire, en faisant l’agréable de son épée :

— Soyez sûre, ma belle Georgina, que nous serions tous heureux d’être blessés pour votre honneur.

— Blessé !… Ah ! monsieur ! dit-elle en étouffant un cri sous les oreillers de sa tante.

— Il y a donc quelqu’un de blessé ? poursuit madame Nilys gravement alarmée à son tour.

— Avons-nous dit un mot de cela ? répond Ernest avec un sang-froid irritant.

— Eh bien ! monsieur, parlez donc du colonel, dit Nérestine presqu’en colère, et du fond de ses rideaux où elle avait séché ses larmes ; c’est affreux aussi de ne pas nous rassurer sur son compte. Vous croyez donc qu’on ne pense qu’à vous au monde ? acheva-t-elle avec une chaleur naïve et un sourire éloquent d’innocence.

Georgina la prit dans ses bras, et la baisant au front, dit :

— Sans doute, elle a eu si peur cette pauvre Nérestine ! dites-lui donc, mon frère !

— Hé oui ! mon neveu, parlez-nous de votre ami ! car, à tout prendre, vous me glacez le sang avec votre silence et vos épées !

— Ma tante, répond Ernest avec un flegme affreux, et sans pitié pour la pâleur de Georgina, j’entre à peine. Je dois croire que vous et ma sœur vous êtes assez bonnes pour être en peine de moi ; le commandant, témoin de toute cette scène, me ramène sain et sauf ; je n’ose parler devant ma sœur d’un personnage qu’elle abhorre, et qui vient de se mettre plus mal encore dans son esprit, sans doute, en se déclarant hautement, avec une authenticité désespérante et devant tout Paris, son adorateur passionné. Qu’il soit blessé, qu’il ne le soit pas, il me semble que cela revient à peu près au même, pour elle, du moins.

— Ah ! mon frère ! dit Georgina d’une voix étouffée par le ressentiment le plus noble de l’âme.

— Ah ! mon neveu ! dit avec une reprochante douceur sa digne tante, qui cachait sa nièce épouvantée.

— Fi ! monsieur ! crie à son tour Nérestine comme un écho un peu vide, il faut le dire, de l’ardent intérêt qui s’exhalait pour Camille absent, mais franchement irritée de cette longue résistance d’Ernest qui venait, par son retour, de la soulager de sa plus vive inquiétude ; car elle le connaissait d’enfance, lui, et l’aimait peut-être sans y avoir jamais pensé.

— Enfin, est-il vivant ? reprend-elle avec vivacité ; et ce mot fait cacher plus avant Georgina dans les mousselines du lit.

— Il est vivant ! mademoiselle, crie de toute sa force Ernest, afin que sa sœur n’en doute plus. Il est vivant, fier et enchanté, puisqu’il a pu tirer son épée pour protéger ma sœur à la face de l’univers.

— Et moi donc ! monsieur, dit Nérestine en revendiquant sa part d’épée, n’étais-je pas un peu insultée, puisque j’étais avec elle ? N’est-ce pas, Georgina, qu’il m’a défendue aussi ?

— Non, mademoiselle, non, affirma Ernest avec une autorité presque tendre ; c’est moi qui vous ai défendue, emportée vers la voiture ; c’est avec moi que vous dansiez, et c’est moi, si vous le trouvez bon, qui me chargerai toujours de cet honneur. Le pauvre Camille me paraît trop occupé pour avoir tant de protégées à soutenir… Entends-tu, ma sœur… pas blessé.

— Pas blessé, mon frère, je l’ai entendu, répond-elle en s’efforçant de reprendre un ton calme ; mais n’osant le regarder que de profil, et si rapidement qu’elle ne vit pas le sourire qui accueillait sa voix tremblante.

Un lit fut dressé pour Nérestine, tout près de celui de madame de Sévalle, et tant que le sommeil ne vint pas immobiliser les lèvres de la jeune fille, elle ne cessa de parler autour de l’invincible tristesse de Georgina, dont le trouble intime, loin de se dissiper, s’augmentait, moins lugubre toutefois ; mais il était de ceux qui ne laissent plus dormir, car il commençait à s’y glisser un charme dont le cœur étonné ne veut rien perdre, bien qu’il en soit malade.

Pour Nérestine, qui n’était pas sous les yeux de sa mère, et qui se voyait traitée enfin par Ernest comme une grande demoiselle, elle s’endormit dans le doux orgueil d’avoir trouvé en lui un défenseur, et peut-être…, ce que le pur sommeil de son âge ne lui donna pas le temps de résoudre.


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LE BAL.


Caprice original.
Que d’éteindre le lustre au beau milieu du bal.
Le Roi s’amuse.


XVI.


En entrant au bal étourdissant de bruit et de chaleur, Ernest avait séparé d’abord les deux adversaires qu’il voulait unir, en glissant à l’oreille de Camille :

— Elle est jolie, n’est-ce pas, cette jeune fille ?

— Jolie enfant, avait répondu Camille, tout à d’autres préoccupations.

— Et dédommagement promis à ta visite chez ma tante. Présentement reçois le prix du sacrifice, ajoute-t-il en serrant sa main qu’il joint à celle de Nérestine, Nérestine aux pieds bondissans, et qui dansait du cœur. Conduis cette charmante personne où elle sera, ainsi que toi, plus suivant son goût qu’avec ma sœur un peu sérieuse aujourd’hui ; … fais comme si tu ne t’en apercevais pas, dit-il en le poussant vers la danse, nous nous retrouverons tout-à-l’heure.

Il le rejoignit en effet sitôt que le commandant vint s’établir près de sa sœur comme ils l’avaient prémédité.

— Danseras-tu ? lui demanda-t-il avec un empressement un peu craintif.

— Pas de long-temps, dit-elle ; je veux tout voir, d’abord ; mais je ne t’enchaîne pas, j’espère.

— Oh ! non, te voilà un appui contre l’ennui d’être obsédée par… tu vois là-bas ? Je viens de t’en délivrer en le chargeant de Nérestine ; je veux à mon tour la faire danser jusqu’à ce que tu t’y décides toi-même.

Madame de Sévalle, qui rappelait en vain toute l’indépendance de son état de veuve, fit signe de la tête ; pour lors, son frère échangeant un regard en-dessous avec son vieux complice, s’éloigna et se perdit dans les groupes de danseurs.

Après avoir essuyé courageusement les importunes prières de tous les adorateurs à la mode, et lassé leur tendre insistance, Georgina qui n’avait plus à combattre d’autre ennemi qu’elle-même, tâchait de prendre en patience le plaisir de cette fête. Elle essayait d’observer et de répondre à ce que M. Nairac inventait de plus gai pour la faire sourire sur plusieurs personnes qu’elle voyait à peine ; bien ou mal déguisées, brillantes ou ridicules, Georgina les en tenait quittes. Tout-à-coup le commandant se leva, comme s’il apercevait quelqu’un qu’il eût intérêt à reconnaître, et du ton naturel d’un curieux qui se parle et s’interroge.

— Pas possible ?… il serait plaisant ; … mais non !… ce déguisement me trompe ; … si fait,… je crois,… c’est bien cela ! vous permettez, Georgina ? Et sans attendre de réponse, il la laissa dans sa presque solitude, étonnée de se sentir pour la première fois isolée au milieu du monde qu’elle avait peine à reconnaître, y cherchant pour appui son frère, sans doute, mais en vain. Son frère dansait ce soir avec une persévérance qu’elle ne lui avait jamais connue, et ses beaux yeux, radians de tout l’éclat des lustres qui scintillaient autour d’elle, ne rencontraient jamais que Camille, Camille étonné comme elle, plus franchement subjugué, mais combattu par l’aversion révélée dont il cherchait à se ressouvenir pour s’affliger et se maudire de bonne foi de détester une femme aussi adorable, dont il avait le malheur d’être aimé.

— Enfin, disait-il au milieu des réflexions tourbillonnantes du bal, flottant dans un trouble d’esprit qu’il n’avait jamais ressenti, elle paraît triste ! mais que je meure si c’est ma faute. Il ajoutait même, avec un serrement de cœur douloureux : Hélas ! non, je n’ai rien fait pour me rendre aimable ; j’ai été, au contraire, atroce d’orgueil et de raideur ; et dire que je n’oserais plus pour ma vie, maintenant, lui demander cette main que j’ai serrée tout-à-l’heure… Un frisson glissait dans ses idées nouvelles, et il ne voyait au milieu du bal qu’un long corridor sombre, où l’attirait doucement une voix de femme aux paroles enchantées. Et cette main ! oh ! cette main caressante, expressive, attirante ! le voilà bientôt qui donnerait sa vie pour oser la ressaisir comme sienne à la face de tous ceux qui prétendent la toucher après lui.

— Que c’est triste la haine ! pensait à deux pas de lui Georgina respirant avec peine, et cachant parfois son front dans les parfums de son bouquet. Voyez ! comme le bal en est consterné ! moi, qui aimais tant le bal ! on dirait qu’il y a là un brouillard ; on dirait que je suis méchante, et que j’ai un remords, tant mon cœur est mal en moi… Pourtant je n’ai pas fait l’éloge du divorce. Oh ! je n’ai pas dit, avec une légèreté coupable, effrayante, tout ce qu’il a dit, lui ! De quoi donc aurai-je du regret ? La musique me raille, je crois : encore un peu je pleurerais. Tous ces gens déguisés me font l’effet d’être fous, d’avoir le délire, d’être malades… c’est un cauchemar qui danse sur ma tristesse ; tandis que si cet homme, ce seul homme ne s’était pas fait abhorrer de moi, pour m’aimer ensuite, et me regarder sans cesse… car il me regarde, j’en suis sûre ! Ah ! mon Dieu, oui, se répondait-elle en rougissant sous ses roses, je l’éprouvais… tous les sentimens ont leur instinct ; j’ai justement rencontré ses yeux dont le regard plein de reproche m’a blessée comme d’une flèche aiguë. Sans lui, je danserais !… Et elle se pencha pour cacher sous son éventail une larme qu’elle sentit rouler sur sa joue ; une des perles qu’elle avait rêvées.

Elle en fut honteuse, car il lui semblait que tout le monde s’en était allé là-bas, et qu’elle n’était plus qu’avec lui.

C’est qu’en effet elle était seule ; elle avait elle-même éconduit les danseurs les plus opiniâtres, et l’attrait de la valse avait tout emporté loin de ses charmes, un peu graves ce soir-là, il faut en convenir, pour l’atmosphère ardente et les habitans passagers d’un bal.

C’est alors que le commandant, la tête montée par un mariage à l’horizon, et sous l’habit inévitablement rouge et noir d’un magicien, tel que les a traduits l’opéra à travers les siècles, vint se poser immobile devant Georgina rêveuse. Son vêtement redit chaque hiver, comme un indispensable accessoire de bal, n’avait excité la curiosité de personne ; mais il attira l’attention de madame de Sévalle, par les mouvemens rapides d’une baguette flexible qu’il fit tourner au-dessus de son joli front soucieux.

Il la railla d’abord avec quelque grâce sur sa mélancolie et son retirement. Prends patience, jeune veuve ! poursuivit-il, le ciel a prononcé sur ton sort ; il te marie, ici même, dans ce bal où tu parais t’isoler en toi-même ; une constellation, ou je lis aussi distinctement que dans tes beaux yeux que j’irrite, me révèle en ce moment deux anneaux dont l’un ne tardera pas à briller sur ta main douce et tiède.

Ce présage fit sourire dédaigneusement Georgina.

— Prédis autre chose, si tu ne veux pas mentir, bon sorcier ; ou plutôt laisse-moi, car je vois que tu ne viens pas d’en haut, où l’on assure que les mariages sont écrits.

— Ne dédaigne pas tant celui qui doit te conduire à l’autel, poursuivit-il d’un ton d’oracle que Georgina prit pour de la fatuité ; et comme elle avait horreur des masques, elle se recula vivement devant le nez difforme et prodigieux du magicien, qui s’était approché d’elle assez familièrement. En cherchant des yeux Ernest, qui dansait loin d’elle, elle ne rencontra que les yeux inquiets de Camille qui commençait à s’émouvoir de la hardiesse de ce masque et de l’abandon où se trouvait madame de Sévalle.

— Perdent-ils l’esprit ? pensait-il ; eux qui l’aiment, ils s’en vont, ils dansent ou l’oublient. Est-elle une femme qu’on néglige ? Moi, qui la haïssais, je ne peux m’en éloigner maintenant ; mais, c’est un devoir que je remplis, et quand je la détesterais encore, je la garderais avec la religion que je dois à une place sacrée commise à mon honneur.

Et se sentant de plus en plus attiré par l’espèce d’alarme répandue dans les traits timides de Georgina, il s’avança, cédant à une impulsion puissante dont il ne chercha point alors à se rendre compte, mais qui faisait battre son cœur avec une extrême violence.

Le devin, qui calculait la distance où il se tenait encore et l’impression qu’il produisait sur ces deux êtres en apparence si étrangers l’un à l’autre, s’approcha d’une façon vive et brusque, jusqu’à toucher le bouquet de madame de Sévalle, qui formait un léger rempart entre elle et la confiance trop libre de l’homme aux traits couverts. Cette gaîté irritante dans une disposition rêveuse, semblait s’accroître de la dignité froide dont elle cherchait à la décourager.

— Ce voile, mon bel ange, n’intercepte pas mon regard, auquel le tien a si souvent et si doucement répondu ; ce regard perce ton cœur à jour, et je ne suis pas mécontent de la place que j’y occupe, Et juge si tu dois faire la terrible avec moi : à travers tes fleurs et d’autres obstacles dont je me ris, ce regard, prends-y garde, s’arrête sur un signe charmant placé sous ton sein qui se soulève contre moi.

Madame de Sévalle se leva à moitié, plus rouge que ses roses, dont il voulut joyeusement s’emparer.

— Tu me dois ce sacrifice, dit-il, pour le secret que je te jure te garder ; je ne te nommerai même pas l’objet du trouble qu’il t’a servi à dérober, toute la soirée, à celui qui le cause.

Il rit alors d’un rire si bruyant et si étrange dans l’oreille effrayée de Georgina. dont il saisit la main tremblante, qu’elle voulut fuir. Ah ! ce fut alors, sans doute, que Camille sentit qu’il l’avait touchée cette main adorable ; car, plus prompt que l’éclair, il franchit d’un bond quelques siéges qui le séparaient de leur groupe isolé, et saisissant l’audacieux par le bras : — Assez ! lui dit-il d’une voix étouffée par la colère ; vous troublez madame, vous la fatiguez de votre obsession : assez, monsieur !

Plus égayé que jamais par le sérieux tragique de l’action du jeune homme, l’odieux magicien fit voltiger de nouveau sa baguette sur le front de Georgina, et, avec la même vélocité, la ramena d’une manière railleuse autour de la chevelure hérissée du militaire offensé.

C’en était trop en effet ; car cette altercation qui s’élevait fit envoler la danse ; chacun se précipita pour voir et pour entendre celui dont Camille avait si puissamment arrêté le bras, et qui riait ou feignait de rire avec un éclat moqueur dont la querelle s’envenimait encore.

Ernest, enfin, se rapprocha vivement avec un air d’inquiétude et de colère, traînant Nérestine palpitante et blanche de frayeur ; il l’emporta presque aussitôt avec sa sœur glacée et prête à défaillir, du scandale dont elle était l’innocente cause ; son âme était épouvantée des suites que pouvait avoir cet incident fatal. Elle emportait dans son effroi la pâleur de Camille, cette voix menaçante, ses cheveux soulevés par l’indignation et le courage, blessé peut-être dans son rapide élan pour la défendre, elle ! qui l’avait moqué avec une acide vanité de femme. Ah ! cette idée recelait une amertume si poignante, qu’elle n’osa plus rentrer en elle-même dans le chemin qui la ramena du bal chez elle. Tout cela n’était-il qu’un rêve affreux ? hélas ! elle eut donné mille fois le prix de sa parure pour que son frère vint lui dire : Oui tu rêves.

Il est aisé de comprendre pourquoi l’impétueuse et pâle fureur du colonel Folly s’évapora tout-à-coup dans un grand éclat de rire qui devint universel, quand le vieux commandant laissa tomber sa baguette, son nez montagneux et son bonnet pointu, pour ne montrer au jaloux Camille, qu’un adversaire de soixante-quinze ans, ami de sa famille, presque leur père à eux, et dont les cheveux blancs sur un front cicatrisé n’appelaient plus que les respects des jeunes courages qu’il avait dirigés pendant tant d’années.

Tout se perdit dans de tendres excuses et des embrassemens pleins de joie ; tout fit espérer à Ernest que le magicien n’avait pas jeté un oracle impossible, à sa haineuse et charmante sœur.


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