Une réforme administrative en Afrique/02
Les considérations exposées dans la première partie de cette étude, nécessaires pour l’intelligence de toutes les questions, nous ont pourtant fort éloigné de notre point de départ, et le lecteur, s’il a eu la patience de nous suivre dans ces longs développemens, aura, je le crains, perdu de vue la crise de 1858, la querelle du nouveau ministère et de l’ancienne administration, toute cette agitation des esprits, en un mot, dont j’avais été le témoin en Afrique, et que j’ai tenté de dépeindre. Nous y revenons aujourd’hui par un chemin encore indirect, en entreprenant d’examiner comment les problèmes ardus de la colonisation et de la conquête avaient été traités et résolus par cette ancienne administration durant les vingt années pendant lesquelles elle a été représentée par des gouverneurs-généraux militaires animés de son esprit. Un tel examen en effet ne nous conduit pas seulement à discuter les griefs dont l’ancienne administration s’est vue l’objet ; il nous fait aussi mieux comprendre les causes qui ont amené sa chute et l’émotion qui l’a suivie.
Des diverses opérations que pouvait tenter le gouvernement de la France pour établir avec profit sa domination en Algérie, une était indispensable dans toutes les hypothèses et le préliminaire de toute autre : c’était la soumission de tous les indigènes et la conquête complète du pays. Conquérir pouvait n’être pas suffisant, mais conquérir était nécessaire. Quelque usage qu’on veuille faire de sa chose, la première condition, pour s’en servir à son gré, c’est d’en être pleinement maître. Or, avec une chose qui consistait en une étendue de territoire de 35 à 40 millions d’hectares, parcourue par une double chaîne de montagnes sur lesquelles s’embranchent dix ou douze lignes transversales de gorges étroites et de redoutables contre-forts, et habitée par un million d’hommes armés jusqu’aux dents, l’usage libre du droit de propriété n’était pas déjà une chose facile à obtenir. Il n’y a pas fallu moins de vingt années, et quelles années ! moins de cent combats, et quels combats !… Quel sang répandu et quelle gloire acquise ! Quels soldats ces vingt années ont coûtés à la France, et quels généraux elles lui ont donnés ! Disons-le tout de suite : ces grands efforts ne sont rien, si on les compare aux difficultés surmontées et au résultat obtenu. Il n’y a peut-être jamais eu dans le monde de conquête plus laborieuse, mais il n’y en a très certainement jamais eu de plus prompte, de plus humaine et de plus complète.
En un quart de siècle, la France a établi sa domination sur un quadrilatère dont une des dimensions n’a pas moins de deux cent cinquante lieues, et l’autre une longueur moyenne de cent. Cette domination n’a de bornes, à vrai dire, que celles qu’elle s’impose à elle-même. C’est la modération de la France qui forme la seule limite de ses possessions. Ni à l’est ni à l’ouest, où elle ne rencontre que des voisins sans force, ni au sud, où elle n’a d’autres ennemis que les sables et le désert, rien ne l’arrête, et elle est libre de prendre aujourd’hui en Afrique, à sa fantaisie, exactement tout ce que la longueur de son bras peut atteindre et tout ce que la largeur de sa main peut étreindre.
Dans l’intérieur de ces vastes possessions, il n’y a pas un point, pas une retraite, un sommet, où ses soldats n’aient passé, et où un désir de Paris ne soit un ordre souverain. Cette soumission à l’autorité politique française se manifeste par la plus incroyable sécurité dans la vie et dans les relations privées. Dans un pays dépeuplé, montagneux, véritable repaire de brigands, où l’on se battait encore hier, entre des populations naturellement pillardes et meurtrières, un Français peut circuler librement aujourd’hui sans emmener d’escorte et sans rencontrer de gendarmes. Un des écrits que nous avons cités, le plus remarquable de tous et sur lequel nous aurons plus d’une fois à revenir, exprime ce fait par une phrase aujourd’hui proverbiale en Algérie : « Une femme, dit M. le colonel Ribourt, pourrait aller aujourd’hui d’un bout à l’autre de la régence avec une couronne d’or sur la tête, et arriver comme elle serait partie. » Ce sont les Arabes qui ont fait cet adage, exprimant ainsi avec une vérité saisissante que, pour obéir à la France, ils savent s’abstenir dans l’occasion des deux objets que promet à leur pieuse convoitise le paradis de Mahomet.
Le progrès d’une conquête, avons-nous dit, pour un esprit positif, doit se traduire en définitive en argent et en hommes. D’année en année, les contributions levées sur les Arabes augmentent de plus d’un million en moyenne. « En 1852, dit M. le colonel Ribourt, l’impôt arabe rendait 6,197,000 fr. ; en 1859, il a rendu trois fois autant, 17,700,000 fr. » Plus de sept mille hommes de troupes indigènes figuraient déjà en 1854 dans les cadres de l’armée d’Afrique, et les murs de Sébastopol étaient témoins de leur obéissance et de leur valeur. Il y a peu de mois, au moment où la paix inopinée de Villafranca fut conclue, ce nombre, accru déjà dans l’intervalle, allait être presque doublé par la création de nouveaux régimens, sans qu’on éprouvât ni la moindre peine à en faire la levée, ni la moindre résistance à les transporter sur les champs de bataille les plus éloignés, ni le plus léger doute sur leur fidélité au drapeau français. On ne peut nier l’importance et la rapidité inattendue de tels résultats. L’homme qui a certainement le plus contribué à les amener, le grand maréchal Bugeaud, qui ne manquait de confiance ni en lui-même ni en l’avenir, n’aurait pas osé, il y a quinze ans, se les promettre. Il faut vraiment l’impatience française pour trouver qu’ils aient été trop longs à venir. En fait de conquête (disons-le sans trop d’orgueil, car la conquête est par elle-même, nous l’avons vu, un bien douteux), jamais rien ne s’est fait ni mieux ni plus vite.
Je dirai sans détour, au risque de soulever, soit en Algérie, soit en France, bien des contradictions passionnées, à quel secret, dans ma pensée, il faut attribuer un succès si inespéré. Il réside tout entier, suivant moi, dans la combinaison très heureuse qui, mettant à profit les ressources variées de l’esprit français, a réussi à organiser dans le sein de l’armée conquérante un véritable corps administratif. En général, pour tout pays, le lendemain d’une conquête est plus difficile que le jour même : ce n’est plus la bataille, et ce n’est pas encore la paix ; les gens qu’on a devant soi ne sont plus des ennemis, et ne sont pas encore des concitoyens. Il faut gouverner ceux qu’on vient de vaincre, il faut les gouverner dans leur intérêt, sous peine d’être leur tyran, un peu aussi dans le sien, sous peine d’être leur dupe. Le droit absolu de la guerre, qui est la force, a fini ; l’empire de la loi ne peut pas tout à fait commencer. Dans cet état de transition, dans ce crépuscule, si on ose ainsi parler, le système d’administration qui convient est la chose du monde la plus difficile à trouver. Le régime militaire et le régime civil ont tous les deux leurs inconvéniens ou leurs impossibilités. Le pouvoir militaire pur et simple, le régime du camp, avec l’ordre du jour pour loi et le conseil de guerre pour sanction, a l’avantage d’être sûr et expéditif, mais il est violent et stérile, et ne fait faire aucun pas vers une occupation solide. Le régime civil en revanche manque de sa base naturelle, qui est le concours libre et bienveillant des populations. Il s’avance entouré de ses lenteurs, de ses formalités, toujours un peu routinières, mais sans rencontrer autour de lui la confiance dont a besoin, pour se faire obéir sans effort, le mandat paisible du magistrat. Il inspire moins de respect que le militaire, sans soulever moins de répugnance. Un vainqueur en habit noir est moins redouté, sans être moins détesté, qu’un vainqueur en uniforme.
En Algérie en particulier, l’établissement d’un régime civil sur toute cette immense étendue de territoire qu’occupent les tribus arabes était, au lendemain de leur soumission et à la veille de leur rébellion, toujours possible et toujours menaçante, une idée qui ne pouvait passer sérieusement par la tête d’aucun homme sensé. Il est assez de mode parmi des publicistes algériens, aujourd’hui que tout péril est sinon conjuré, du moins éloigné, d’exprimer à ce sujet des regrets rétrospectifs et d’accuser le pouvoir militaire de n’avoir point abdiqué sur-le-champ entre les mains du pouvoir civil. C’est principalement parmi les populations européennes commerçant dans les villes du littoral que ce regret trouve des échos. Ma conviction très profonde est que, si pareille abdication avait été consommée, les premiers à s’en repentir et à la faire rétracter seraient ceux-là mêmes qui se plaignent aujourd’hui qu’elle n’ait pas eu lieu. J’ai déjà vécu assez pour voir chez des populations plus indépendantes, plus indociles, plus civiles en un mot dans leurs habitudes que les commerçans d’Algérie, la dictature militaire non-seulement supportée avec patience, mais demandée avec instance, mais acceptée avec enthousiasme, pour de bien moindres périls que ceux qui menaçaient naguère à tout instant la sécurité des Européens établis sur le sol d’Afrique. Huit millions de propriétaires en France, et au plein jour de la civilisation, ont trouvé le régime militaire nécessaire pour se défendre contre quelques centaines de milliers de socialistes désarmés ; je crois qu’on peut affirmer sans exagération qu’il était convenable, au moins pour quelque temps encore, en Afrique, afin de maintenir dans la soumission des vaincus belliqueux et bien armés, dont le nombre était à celui de leurs vainqueurs dans la proportion de cent contre un, au plus bas mot.
Le régime militaire était donc, à n’en pas douter, le seul possible, sinon pour la totalité, au moins pour les trois quarts et demi du sol africain, c’est-à-dire pour toutes ces régions de l’intérieur où la société arabe était encore organisée et puissante, et ce n’est que là, comme on aura occasion de le dire un peu plus loin, qu’il a été conservé dans toute sa rigueur ; mais comment faire pour que ce régime, indubitablement nécessaire, ne fût pas, comme c’est sa tendance naturelle, à la fois brutal et provisoire, ne prenant soin que de l’ordre extérieur pour le jour même, sans se préoccuper de préparer les progrès ou la stabilité du lendemain ? Ne pouvant faire tout de suite une cité de l’Algérie, comment s’y prendre cependant pour que la domination française y fût autre chose qu’un camp prêt à être levé et pouvant être balayé du soir au lendemain ? C’est ici qu’est intervenue très à propos la conception ingénieuse de former dans les rangs mêmes de l’armée un ordre d’officiers qui, sans renoncer à faire partie des cadres, sans cesser d’être soldats dans toute la force du terme, se destineraient cependant dès leur jeunesse, d’une manière toute spéciale, à l’administration des tribus soumises, et c’est ici encore qu’il faut admirer la souplesse et la variété des aptitudes de l’armée française. Il a suffi de faire appel à la bonne volonté et au patriotisme pour que des jeunes gens pleins d’avenir, à l’âge où règnent à la fois le goût des plaisirs et les rêves de l’ambition, se soient présentés en grand nombre, offrant de se consacrer tout entiers à l’étude d’une langue inconnue, de lois compliquées, de mœurs à demi sauvages. Une fois préparés par ces études spéciales, on a pu les distribuer dans tous les lieux qui pouvaient servir en quelque sorte de points d’attache à l’occupation française : tantôt dans les centres de gouvernemens militaires, à côté des officiers supérieurs, pour leur servir d’interprètes et d’instrumens, tantôt même seuls, dans de petits forts construits à la hâte, avec une compagnie ou un bataillon, pour s’assurer des positions importantes. Partout où ils ont été envoyés, ils ont accepté la tâche assez ingrate de surveiller dans le détail tout l’intérieur des tribus, d’entrer en communication directe avec leurs chefs, de s’enquérir à la fois et de leurs besoins et de leurs intentions, de leurs désirs et de leurs menaces ; ils se sont chargés d’y maintenir le respect de notre pouvoir et d’y faire pénétrer en même temps autant d’idées de moralité, de justice, de progrès social qu’en comportait le tempérament rebelle de l’islamisme. C’est ainsi qu’a été résolu le problème de former sous le régime militaire une administration réelle, avec ses traditions, ses règles et ses intentions bienveillantes. Partout où l’armée s’est avancée, elle a porté avec elle une sorte de préfecture en germe, avec la tunique, le ceinturon et le képi. J’ai défini les bureaux arabes, que je ne puis m’empêcher de considérer encore aujourd’hui, malgré des préventions très répandues, comme la véritable cheville ouvrière de la conquête française.
Les bureaux arabes en effet ont senti dans ces derniers temps l’inconstance de la popularité. La première fois qu’au lieu de Juifs menteurs et de méprisables transfuges, qui avaient au début servi d’intermédiaires entre les Français et les indigènes, on vit de brillans officiers accepter le rôle chevaleresque de s’enfoncer dans des retraites redoutées pour y devenir les pionniers de la civilisation conquérante, ce généreux dévouement fut salué en Algérie même avec un véritable enthousiasme, dont l’écho, répété par la presse, résonna jusque dans l’enceinte des chambres parisiennes. Peu de décrets ont été aussi bien accueillis que celui de 1844, qui établit un bureau d’affaires arabes auprès de chaque division et subdivision militaire et sur chacun des autres points occupés par l’armée où le besoin en serait reconnu. Aujourd’hui, par un retour dont ceux-là seuls s’étonneraient qui ne connaissent pas la mobilité humaine, de toute l’administration algérienne, il n’y a peut-être pas un point plus vivement attaqué, et, je dois le dire, plus mollement défendu que l’institution des bureaux arabes. Le bruit des attaques, comme autrefois celui des éloges, a fini par passer la mer en se dénaturant un peu pourtant dans le voyage. En Europe, grâce à l’impression encore vive laissée par un procès fameux, un chef de bureau arabe apparaît volontiers aux imaginations comme un de ces proconsuls romains, dénoncés par Cicéron, qui pressuraient les populations soumises de l’Orient, ou comme un de ces chefs espagnols contre lesquels Las Casas a ému pour jamais l’indignation de la postérité : c’est l’instrument vénal ou sanguinaire de toutes les vexations et de toutes les spoliations de la conquête. En Algérie, le genre de reproches est tout opposé, bien que la vivacité en soit pareille. Ce n’est point d’opprimer les indigènes que les bureaux arabes sont accusés, c’est au contraire de s’être laissé gagner par eux pour les protéger en toute chose aux dépens de la justice et des intérêts des colons français. Rien ne surprend même plus un nouveau débarqué que cette différence. Il arrive tout prêt à s’indigner au nom de l’humanité outragée contre les rapines d’un Verrès et d’un Pizarre traitant les vaincus sans merci ni miséricorde. On lui demande la même colère, mais au nom du patriotisme blessé par la complaisance coupable que témoigne tel chef de bureau arabe en faveur, de tel kaïd ou de tel aga, et aux dépens de ses propres concitoyens.
J’ai plusieurs raisons pour ne point examiner en ce moment la valeur de ces griefs contraires. La première, c’est que l’ordre des idées les ramènera bientôt presque tous sous ma plume, en me permettant d’en mieux faire comprendre l’origine et la portée, et par conséquent de mieux faire la part entre la vérité et l’exagération. La seconde, c’est que toutes ces accusations seraient aussi conciliables entre elles et aussi fondées en fait qu’elles sont excessives et contradictoires, elles n’enlèveraient pas encore aux bureaux arabes le mérite (le seul que je tienne à établir ici en ce moment) d’avoir été les véritables instrumens de la conquête. Toutes les malversations qu’on leur prête seraient avérées, qu’il serait toujours vrai que sans eux il n’y aurait aujourd’hui en Algérie aucun gouvernement régulier des populations arabes. À moins de supposer, par la plus ridicule des hypothèses, qu’on eût pu établir au fond de chaque gorge de l’Atlas et au centre de chaque oasis du désert un sous-préfet, un juge de paix et une brigade de gendarmerie, il faut bien reconnaître que l’établissement d’un corps administratif militaire était le plus heureux tempérament qu’on pût apporter à la dureté indispensable de l’état de siège. Sans l’institution qui a ainsi attaché et en quelque sorte fait prendre racine sur le sol d’Afrique à une partie qui n’est pas la moins distinguée de l’armée française, nous n’aurions aujourd’hui sur la face de nos possessions algériennes que des officiers et des soldats changeant d’année en année par la mobilité même de notre système de recrutement et d’avancement, les uns sortant des plaines de la Beauce et les autres des garnisons de l’Alsace, débarqués d’hier et prêts à se rembarquer le lendemain, toujours dépaysés, toujours surpris, ne sortant jamais ni du provisoire ni de l’inconnu. Si notre pouvoir a pris en Afrique le caractère de la stabilité et l’autorité de la permanence, si nous voyons clair et pouvons marcher droit sur un sol qui était hier couvert de broussailles et de ténèbres, si l’intérieur d’une tribu arabe nous est aujourd’hui à peu près aussi bien connu que celui d’un canton français, si nous pénétrons dans le dernier détail et toutes les passions qui l’animent et toutes les rivalités qui la divisent, si l’on peut lui nommer un kaïd et estimer ses recettes et ses dépenses en connaissance de cause tout aussi bien qu’un préfet désigne un maire et contrôle un budget municipal, si nous suivons à la trace un brigand qui vole le bétail d’un colon ou un marabout qui prêche la guerre sainte ; si la police, en un mot, est aussi bien faite dans l’Atlas que dans un quartier de Paris, il faut bien reconnaître que tout cela ne s’est pas fait tout seul, et il faut bien en rapporter l’honneur aux gens qui ont pris la peine d’y travailler.
Sans doute, comme le fait très bien observer un de leurs défenseurs éclairés, M. le colonel Ribourt, les bureaux arabes n’ont point agi seuls dans l’accomplissement de cette tâche ; ils n’ont même jamais rien fait ni rien décidé par eux-mêmes. Simples bureaux et, comme leurs noms l’indiquent, simples conseils des commandans supérieurs, ils n’ont jamais été investis d’aucune responsabilité personnelle, et tous les actes émanés d’eux ont dû toujours être revêtus de la signature de leurs chefs ; mais, d’une part, on sait quelle est, même en pays civilisé, la puissance des bureaux, c’est-à-dire de gens qui restent, qui savent et qui se souviennent, sur des chefs d’administration qui ne font que passer au pouvoir, qui ont tout à apprendre quand ils arrivent, et bien vite tout oublié dès qu’ils sont partis. Les bureaux d’un ministère sont le ministère lui-même, cent fois plus que l’hôte passager du palais officiel. Cett force de la tradition et de l’expérience, déjà si grande parmi nous, a dû se décupler sur une terre inconnue, où le premier élément de toute communication, la langue, faisant défaut aux nouveau-venus, les chefs, pour se faire non-seulement obéir, mais comprendre, sont contraints d’emprunter l’aide de leurs subordonnés. De plus, les jeunes officiers de 1844 sont des hommes mûrs aujourd’hui, et comme le service des bureaux arabes a pu retarder, mais non arrêter leur avancement, et a contribué souvent au contraire à mettre en relief leur mérite, plus d’un est revenu sur la terre témoin de ses modestes débuts avec les épaulettes d’officier-général et les fonctions de commandant de division ou de sub4ivision militaire. D’autres, suivant la voie administrative, sont parvenus aux emplois les plus élevés du gouvernement central à Alger ou du ministère de la guerre à Paris. Ils ont porté dans ces positions nouvelles les sentimens et les habitudes de leur jeunesse. L’esprit des bureaux arabes est donc au fond celui qui a prévalu dans toute l’administration conquérante de la colonie. Ce qu’ils n’ont pas fait, ils l’ont suggéré ; c’est à eux que la France aurait le droit de s’en prendre en cas d’échec ; c’est à eux qu’elle doit savoir gré d’un succès qui tient du prodige.
Après eux, c’est l’ancienne administration, l’administration des gouverneurs-généraux, qui a le droit de s’en attribuer l’honneur, puisque c’est elle qui a fondé les bureaux arabes, puis les a dirigés et soutenus. C’est elle donc qui a le droit de dire à la France, comme le proclame effectivement en son nom M. le colonel Ribourt, qu’elle a accompli et mené à fin la condition essentielle, l’opération sine quâ non de tout établissement en Afrique, la conquête entière du territoire. Généralement, à dire le vrai, c’est un mérite que ses adversaires et ses successeurs ne lui contestent pas. Un peu sobres, un peu froids dans leur remerciement, enclins à rabaisser la valeur du service pour diminuer le fardeau de la reconnaissance, ils confessent pourtant très volontiers que, pour ce qui tient uniquement à la conquête, l’ancienne administration n’a rien laissé à désirer ni à faire. C’est même de la plénitude de ce succès qu’ils s’emparent pour établir que l’ancien système, principalement destiné à faciliter la conquête, a fait son temps avec elle, et que de nouvelles nécessités appellent aujourd’hui de nouvelles institutions.
Sans entrer prématurément dans ce débat, on ne peut nier en effet que plus le succès est complet, et plus il met en évidence une vérité que tout le monde soupçonnait dès l’origine, à savoir que la conquête de l’Algérie à elle seule ne peut être le but final de notre établissement en Afrique, et que si on s’en tenait là et si on ne faisait suivre la conquête de quelques opérations plus fructueuses, elle serait pour la France une ruineuse affaire et un détestable calcul. Nous avons sous les yeux, grâce à ce triomphe d’une rapidité inespérée, les résultats de la conquête aussi complets qu’on pourra jamais les obtenir : elle ne fera pas plus qu’elle n’a fait, et ne nous donnera pas plus qu’elle ne nous donne. Nous en pouvons donc dresser par passif et par actif l’incontestable bilan, et il ressort avec une irrésistible éloquence des chiffres mêmes que nous invoquions tout à l’heure comme les symptômes éclatans de l’affermissement de notre pouvoir.
Nous avons enregistré par exemple avec plaisir les états que M. le colonel Ribourt nous fournit sur l’accroissement progressif des contributions payées par les Arabes ; mais, envisagé à un autre point de vue, il faut convenir que le tableau est moins satisfaisant. Qu’est-ce en effet qu’un état de recettes, si l’on ne met en regard l’état de dépenses ? Or, si les populations arabes nous donnent aujourd’hui de 15 à 18 millions, nous ne pouvons oublier que le budget total de la colonie prévoit annuellement 75 millions de dépenses, dont 50 au plus bas mot sont indispensables pour tenir ces contribuables dans l’état de soumission qui seul nous permet le droit de faire payer tribut. La balance est aisée à faire : on voit que le déficit n’est pas près d’être comblé.
Même observation pour les forces militaires que nous pouvons tirer d’Algérie. Les bataillons indigènes, si connus maintenant sous le nom de turcos, ont figuré avec honneur sur nos champs de bataille, et la terreur qu’ils répandent, l’étrangeté de leur costume, comptent au nombre des causes de notre merveilleux prestige : après la victoire aussi, rien n’est plus propre à relever l’éclat d’une fête triomphale. Mais si pour lever sept, huit ou dix mille hommes sur le territoire des Arabes, il nous faut le couvrir de cinquante mille Français (ce qui est encore le minimum de l’armée d’occupation), ce serait en vérité faire trop d’estime de la valeur musulmane que de considérer, en cas de guerre européenne, un tel échange comme avantageux.
Cette situation peut s’améliorer, je le sais, par les progrès de la civilisation, de la richesse chez les Arabes, par leur soumission plus facile au joug français, et M. le colonel Ribourt signale à cet égard des faits très encourageans ; mais en faisant à ces espérances le plus large crédit, on voit qu’un temps indéfini s’écoulera encore avant que l’équilibre s’établisse entre ce que la conquête nous coûte et ce qu’elle nous rapporte, et la France ne peut se condamner sans terme à de si ruineuses avances. Sur ce point, par conséquent, toutes les prévisions du bon sens national ont été vérifiées par l’événement, et il demeure démontré que la conquête elle seule, si elle n’était le préliminaire de quelque autre entreprise, est une opération stérile autant que glorieuse. Je me trompe : il est pourtant un fruit que la France a déjà tiré de sa conquête, et qu’elle n’avait pas prévu ; elle doit aux efforts conquérans de son armée en Afrique un bienfait inappréciable, et ce bienfait, faut-il le dire, n’est autre que cette armée elle-même. L’armée d’Afrique est jusqu’à ce jour le meilleur produit que nous ait donné le sol africain. C’est ici véritablement l’application de l’ancien apologue du fabuliste. Je ne sais si, en fouillant dans ses profondeurs le patrimoine rocailleux assigné à leurs efforts, les fils vaillans et industrieux de la France ont encore trouvé le trésor qui leur était promis ; mais je sais bien que ce labeur a porté son salaire avec lui-même, en les formant pour devenir la terreur et le modèle des armées de l’Europe entière. Cet avantage n’est pas dû seulement au fait matériel d’une guerre continuée pendant trente années, tandis que la paix régnait en Europe, et qui nous a permis, le jour venu, d’opposer des armées aguerries à d’autres qui n’avaient jamais vu la fumée d’une pièce d’artillerie. Outre ce profit inappréciable, le caractère même de la guerre d’Afrique a contribué à développer, chez les troupes qui en ont soutenu les rigueurs, des qualités qui avaient souvent fait défaut à nos armées, et que leur constitution moderne surtout leur rendait difficile d’acquérir. C’est ce qui a été expliqué déjà ici même avec une autorité qui rend toute redite superflue dans le récit de la création de ces corps spéciaux nés en Afrique, et qui, sur les champs de bataille de Crimée et d’Italie, sont devenus, sinon les ressorts décisifs, au moins le brillant ornement de nos victoires[1]. Une modestie naturelle, persistant sous le voile de l’anonyme, n’a pas permis de compléter ces démonstrations en montrant que l’Afrique avait été l’école des officiers tout aussi bien que des soldats, et j’éprouve un véritable regret à sentir que le défaut absolu de connaissance spéciale ne me permette pas de combler cette lacune. Ai-je le droit pourtant d’affirmer qu’un des traits qui ont frappé les plus ignorans pendant cette dernière guerre, la justesse, la spontanéité des mouvemens particuliers de chaque petit corps d’armée, se faisant jour dans l’impossibilité ou dans l’absence de toute direction suprême, me paraît principalement dû aux épreuves par lesquelles nos campagnes d’Afrique ont fait passer nos moindres officiers ? Avec un territoire à la fois très étendu et très coupé, avec des ennemis dispersés en petites fractions et attaquant presque toujours à l’improviste, passant même à tout moment par surprise de l’état de paix à celui de guerre, il n’est si petit commandant préposé, à la garde d’un fort qui n’ait eu à tel jour ou à telle heure une expédition à diriger lui-même, peut-être à décider et à entreprendre de son chef. Ainsi s’est formée et répandue dans tous les rangs l’habitude du commandement et de la responsabilité personnelle, et à côté de la discipline, qui obéit sans comprendre, l’esprit d’initiative, qui sait prendre spontanément un parti. C’était là précisément ce qu’on pouvait craindre de voir disparaître de nos armées démocratiques, dans lesquelles, l’avancement étant lent, le droit de commander arrive tard. La guerre d’Afrique a fait beaucoup de capitaines à 2,000 francs d’appointement, de petits ducs d’Enghien qui ont gagné leur bataille à vingt-cinq ans. Joignez à cette excellente éducation celle qui naît du mélange constant de l’administration et de la guerre, du devoir de négocier, de gouverner après avoir combattu, d’éclairer et d’élever vers le bien ceux qu’on vient de vaincre. Songez un peu au métier que font la plupart de nos officiers d’Afrique, seuls avec quelques soldats au milieu de populations à la fois hostiles et subjuguées, combattans hier, aujourd’hui administrateurs et juges, constamment obligés de suppléer par l’autorité morale au défaut de la force matérielle, et n’ayant que l’ennui de la solitude pour se reposer des fatigues, du péril ; puis comparez cet emploi de la jeunesse à la vie que mène depuis dix ans l’élite de l’armée autrichienne, se promenant par des nuits délicieuses sur les lagunes de Venise sans autre devoir que de garder à vue des populations molles et désarmées, et vous aurez peut-être le secret de beaucoup de surprises. Vous comprendrez peut-être aussi comment dans d’autres temps et sous d’autres influences la même école pouvait produire des hommes dont la fermeté d’âme se trouvait à la hauteur de toutes les situations de la vie. Les uns, nés sur les marches du trône, se trouvaient prêts à prendre sans faiblir le chemin de l’exil pour en illustrer les tristes loisirs ; d’autres, n’ayant harangué que des soldats, prenaient rang dès le premier jour à côté des maîtres de l’éloquence parlementaire : dictateurs élus, ils savaient tour à tour défendre leur pouvoir contre l’émeute et le déposer devant la loi ; arbitres des destinées de leur pays, ils refusaient de les vendre pour l’appât des honneurs et des richesses. Soyez bénie, terre d’Afrique, malgré le sang et les sueurs qui vous ont baignée, et dussions-nous ne rien recueillir jamais des biens que votre sein renferme ! Nous n’oublierons pas que vous avez nourri d’un suc généreux tant d’âmes françaises que nous vous avons confiées ; aux jours de nos épreuves civiles, les soldats que vous avez formés nous ont sauvés tour à tour de l’anarchie et du déshonneur, et quand est venu le grand naufrage qui a englouti toutes nos libertés et nos plus chères illusions, les uns nous ont offert la compensation de la gloire militaire, d’autres nous tenaient en réserve, comme une consolation plus précieuse encore, le spectacle de la dignité morale debout dans l’abaissement universel.
Toutefois cette excellente armée d’Afrique est trop patriotique elle-même pour vouloir que la France paie 50 millions par an uniquement pour l’exercer, et la France elle-même ne peut vouloir acheter toujours à ce prix élevé une pierre pour aiguiser ses armes. De quelque côté par conséquent qu’on envisage la question, la nécessité de doubler la conquête par la colonisation, si on ne veut faire trop longtemps un marché de dupe, apparaît avec évidence. C’est donc sous ce nouvel aspect qu’il faut examiner les résultats de vingt-huit années de l’ancienne administration. Nous savons déjà les difficultés que la colonisation rencontrait ; voyons si elles se sont toutes réalisées et si on a réussi à les vaincre.
Au premier rang parmi ces difficultés, nous avons fait figurer, on se le rappelle, le défaut en Algérie d’un de ces produits spéciaux qui assurent à une colonie naissante l’appui d’un commerce fructueux. L’Algérie n’avait naturellement rien chez elle qui ne fût en France, rien par conséquent qui attirât vers ses bords les espérances du commerce : point de cultures tropicales, point d’épices, point de mines d’or, partant point d’échange préexistant entre la métropole et le territoire destiné à porter sa colonie nouvelle, point de flux naturel de capitaux vers ce territoire.
Ce défaut, qui s’est traduit dès le premier jour de notre occupation par une désastreuse inégalité entre les importations et les exportations réciproques de la France et de l’Algérie, n’a point échappé à l’administration coloniale ; on peut même dire qu’il n’a cessé, en la préoccupant, de la désespérer. L’établissement d’échanges mutuels était tellement lié, dans les habitudes de tous nos hommes d’état, avec l’idée même d’une colonie, que presque aucun de ceux qui ont gouverné successivement l’Algérie n’a voulu prendre le parti d’y renoncer. La découverte d’un ou plusieurs produits spéciaux pouvant servir de pivot à tout le développement futur de l’Afrique française a été véritablement la pierre philosophale à la recherche de laquelle tous les gouvernans et tous les publicistes ont obstinément attaché leurs efforts. M. le colonel Ribourt est en ce point l’écho fidèle de la pensée non-seulement du dernier gouverneur-général lui-même, mais de tous ses prédécesseurs, lorsqu’il dit quelque part « qu’un produit nouveau qui prendrait place dans l’exportation devrait être estimé à l’égal d’une victoire, » et lorsqu’il répète avec complaisance cette phrase de l’illustre La Bourdonnais : « Il suffit d’une plante pour faire la richesse d’une colonie. » Les législateurs de la métropole eux-mêmes n’ont pas cessé d’être dominés par la même préoccupation : c’est elle qui a inspiré la disposition capitale du régime douanier imposé par la loi de 1851 à tout le commerce algérien. Cette loi en effet, en affranchissant de tout droit les produits naturels du sol africain, tandis qu’elle soumet à un tarif élevé tous les produits fabriqués dans la colonie, obéit instinctivement au souvenir de l’ancien système colonial. Elle part toujours du principe que le rôle idéal d’une colonie, c’est de fournir à la mère-patrie, à des conditions exceptionnellement favorables, la matière première de ses industries, et par là même l’aliment de son commerce.
Dans cette pensée, qui a sa grande part de vérité, quoiqu’elle ait conduit plus d’une fois à l’adoption de mesures funestes, rien n’a été négligé, avons-nous dit, pour procurer à l’Algérie les privilèges dont au premier abord elle ne paraissait pas douée. Toutes les cultures spéciales qui ont fait la fortune d’autres colonies ont été successivement essayées et encouragées sans relâche. Le récit de ces essais remplit à lui seul presque un tiers de la brochure de M. le colonel Ribourt. Dans de vastes pépinières fondées à la porte des principales villes, on a tenté l’acclimatation de toutes les plantes qui ne se refusaient pas absolument à prendre racine sur le sol d’Afrique et à s’ouvrir à son soleil. Opium, tabac, cochenille, ricin, café, thé, vanille, soies, indigo, arachides, banane, coton, etc., tout a été à grands frais mis à l’épreuve, et dès qu’une ombre de succès couronnait des efforts coûteux, les résultats étaient proclamés très haut dans les rapports officiels et étalés avec ostentation dans des expositions publiques, soit à Paris, soit à Alger. Puis la culture privée était encouragée à imiter les efforts du gouvernement par des offres gratuites de semences et la promesse de primes considérables. Le comble de ces espérances et de ces efforts a porté principalement dans ces derniers temps sur le coton. Ce serait une telle bonne fortune que de ravir à l’Amérique le trésor à l’aide duquel elle tient l’Europe à sa discrétion, et force même à composition les hommes d’état anglais les plus rebelles, qu’on n’a pas cru pouvoir trop faire pour se l’assurer. Les mesures adoptées pour favoriser la culture du coton épuisent à peu près tout ce que l’imagination des gouvernemens, toujours très active en ce genre, a pu inventer en fait de protection artificielle. Tandis qu’une prime de 20,000 francs a été promise aux meilleurs produits, tous les cultivateurs de coton sans distinction recevaient l’assurance que le gouvernement achèterait leur récolte pendant cinq années à un prix rémunérateur, sauf à la vendre lui-même au Havre à ses risques et périls. « À ce compte, me disait un mauvais plaisant, on ferait pousser du vin sur les tours Notre-Dame sans se ruiner. » De plus judicieux efforts étaient faits en même temps pour tirer du sein des montagnes les richesses métallurgiques ou minérales très réelles qu’elles renferment, surtout dans la province de Constantine, et pour obtenir, par un reboisement systématique, une plus grande abondance des bois précieux qui y poussent naturellement, et que recherche déjà l’ébénisterie parisienne. Enfin la sollicitude du gouvernement voulant à tout prix faire de l’Algérie non-seulement un grand atelier de production commerciale, mais une grande voie de transit, beaucoup d’activité était déployée pour nouer des relations d’échange avec les populations intérieures de l’Afrique, et pour s’ouvrir ainsi les portes de ces profondeurs inconnues où n’ont pénétré jusqu’à présent que par des regards furtifs la curiosité de savans audacieux et la cupidité entreprenante du commerce anglais.
Ce serait une entreprise trop longue que de passer en revue, pour distribuer équitablement le blâme et l’éloge, cette série de mesures toutes conçues dans un même esprit. Quelques-unes ont été fort bien entendues et font en particulier beaucoup d’honneur à l’administration de M. le maréchal Randon ; d’autres portent au contraire à un haut degré l’empreinte d’une tendance funeste, mais bien commune chez les gouvernemens : la prétention de forcer la nature des choses ou d’en précipiter artificiellement le cours. Une seule remarque me dispensera d’entrer à cet égard dans un détail qui serait infini : c’est que parmi ces produits rares que l’on essaie soit de naturaliser, soit de faire revivre en Algérie, ceux-là mêmes qui offrent les meilleures chances d’avenir exigent, pour être acclimatés, des avances considérables et une main-d’œuvre à la fois abondante et intelligente. Ces cultures ne peuvent être poursuivies avantageusement qu’à grands renforts de bras et de capitaux. C’est dire qu’elles supposent une société déjà riche et peuplée, et ne sont nullement propres à servir elles-mêmes d’attrait pour faire venir sur la surface d’un sol encore nu la population et la richesse. Ce sont des élémens de prospérité qui pourront se développer dans le sein de la colonie, quand elle aura déjà une existence assurée, mais qui ne peuvent l’aider puissamment ni à naître ni à croître. Dans l’état présent des choses, elles ne vivent que de protection, c’est-à-dire qu’elles coûtent plus qu’elles ne rapportent, car toute protection n’est qu’une manière de faire payer la différence au gouvernement, et le commerce, qui n’aime pas les productions chères et même se méfie d’un bon marché factice et précaire, s’en détourne naturellement. Disons même toute la vérité : sans vouloir décourager absolument de généreuses tentatives, il est impossible d’avoir vécu quelque temps en Algérie sans s’apercevoir que ni le climat ni le sol ne sont assez distincts de ceux des contrées méridionales de l’Europe pour qu’on puisse aspirer à leur faire porter avec abondance des productions essentiellement différentes des nôtres. Les espérances commerciales de l’Algérie ne doivent donc point reposer principalement sur telle ou telle plante d’une culture rare et difficile ; son véritable avenir, c’est de fournir un jour à l’Europe à bas prix, et d’une qualité supérieure, le grand élément de son alimentation quotidienne, le blé. L’Algérie ne sera jamais une grande plantation de’sucre, ni peut-être même de coton ; mais elle peut et doit être un jour le plus grand marché de céréales du monde, un Odessa à trente-six heures de nos côtes. Cette perspective est bien suffisante, surtout en présence du mouvement qui fait délaisser presque partout en Europe l’agriculture pour l’industrie, ce que M. le colonel Ribourt exprime très bien en disant que « l’Europe est de moins en moins une ferme et de plus en plus une usine. » Cet avenir se réalisera, mais quel jour ? Le jour où il y aura en Afrique, au lieu de misérables patres nomades, une population de laboureurs assez intelligens et assez pourvus de capitaux pour exploiter la richesse naturelle du terrain et réparer les torts de ses détestables possesseurs, c’est-à-dire encore le jour où la colonie sera fondée, d’où l’on voit que l’expérience ramène à la conclusion même qu’il avait été facile d’établir à priori, à savoir qu’en Algérie c’est la colonisation qui appellera le commerce, et non le commerce qui peut faire naître la colonie.
Reste donc ce que j’ai appelé la colonisation directe, l’immigration des hommes et non le transport des marchandises, et principalement la colonisation agricole. C’est la seule entreprise qui puisse être tentée et le noyau de toute autre. Où en est-elle ? Sur ce point, il n’y a rien de mieux à faire que de laisser parler les chiffres.
D’après M. le colonel Ribourt, la population européenne établie sur toute la surface de la régence d’Alger s’élevait, à la fin de 1857, au chiffre de 189,000 âmes. Dans les cinq dernières années, elle s’augmentait annuellement d’environ 8 ou 10,000 âmes. En admettant cet accroissement comme la base d’une progression arithmétique constante, il faudrait encore près de vingt ans pour que l’Algérie portât sur toute l’étendue de son territoire autant d’habitans qu’un de nos départemens français ordinaire.
On ne peut nier que ce chiffre ne soit très faible ; il devient moins satisfaisant encore, si on le fait suivre d’un détail que M. le colonel Ribourt ne nous donne pas. M. Ribourt ne nous dit pas comment cette faible population est répartie entre les diverses professions et les diverses localités, et surtout entre les villes et les campagnes. M. Jules Duval paraît avoir à ce sujet des renseignemens plus précis ; il a établi ici même[2] que sur les 180,000 Européens qui habitaient l’Algérie en 1857, 112,000 résidaient dans les villes, c’est-à-dire appartiennent à l’administration, au commerce et à l’industrie ; 23,000, répandus dans les campagnes, ne se livrent point à l’agriculture, mais au petit commerce, à la petite industrie des villages, d’où il suit que le nombre des cultivateurs se réduit à 45,000 personnes, représentant à peu près 10,000 familles de colons. Cette réduction donne singulièrement à réfléchir. Assurément nous ne voulons pas dire qu’il n’y ait de colons sérieux que les cultivateurs, et que ceux-ci seuls figurent utilement dans un effectif de colonisation. Dans l’intérêt même de la culture, il faut partout à côté d’elle autre chose qu’elle : partout où il y a des cultivateurs, ne fût-ce que pour transporter, débiter et consommer leurs produits, il faut bien des voituriers, des bouchers, des boulangers, des aubergistes, et même des cabaretiers. En Algérie en particulier, j’expliquerai peut-être plus tard comment je crois que ce menu commerce de détail, auquel l’émigration européenne se livre avec passion, peut devenir un ressort utile de développement colonial. Toutefois, si c’est là un accessoire indispensable, ce n’est jamais qu’un accessoire, et la culture est le principal : c’est le point fixe autour duquel gravite tout ce petit mouvement industriel ; il n’y a donc de consommé, en fait de colonisation, d’enraciné, le nom l’indique, que ce qui est fixé sur la terre. D’ailleurs la proportion d’un contre trois entre des populations industrielles et rurales ; dans une contrée surtout où il n’y a ni grande usine, ni manufacture, est évidemment anormale. Elle ne s’explique que par un fait plus anormal encore, à savoir la présence d’une immense armée d’occupation, qui a mille besoins à satisfaire, et sert de débouché à toute une industrie d’aventure mobile comme elle. Les touristes qui ont représenté la colonisation actuelle de l’Algérie comme consistant tout entière dans la cantine de l’armée française ont fait un tableau sans doute fort exagéré, et ont eu le grand tort de passer en raillant devant beaucoup de travaux sérieux et modestes ; mais les caricatures les plus inconvenantes n’ont de succès que parce qu’elles mettent grotesquement en saillie un trait véritablement défectueux de l’original.
Personne ne conteste que tout cela ne soit triste et insuffisant. C’est un résultat sans rapport avec les efforts faits, les années écoulées, les nobles vies sacrifiées, sans comparaison possible avec les succès obtenus pendant le même laps de temps par d’autres nations dans d’autres colonisations moins coûteuses, quoique plus lointaines, et payées de bien moins de sang. A qui ou à quoi faut-il imputer ce désappointement ? La faute en est-elle à la nature même des choses, à la difficulté de l’entreprise ou à la maladresse de l’administration ? Là est tout le nœud du débat entre l’ancienne administration et ses adversaires. L’ancienne administration, du moins par l’organe de M. le colonel Ribourt, ne conteste pas qu’elle n’a pas fait tout ce que la France espérait ; mais elle assure qu’elle a fait tout ce qu’elle pouvait et tout ce qui se pouvait, et que l’avenir fera le reste. Ses adversaires prétendent que, bien loin de faire, elle a tout empêché, et qu’à persévérer dans la même voie, l’avenir ne fera qu’empirer le présent, et la colonie meurt au lieu de croître.
Nous aurions été bien mal compris, si les raisons que l’administration ancienne peut faire valoir pour sa justification ne se présentaient ici d’elles-mêmes à l’esprit de tous nos lecteurs, car elles ne sont guère que la répétition des considérations mêmes dont nous avons pris à tâche de faire le tableau dans la première partie de ce travail. La colonisation est si peu avancée, dit en substance l’ancienne administration, en premier lieu, parce que la France envoie très peu de colons, et surtout très peu de colons pourvus des ressources matérielles et morales qui conviennent à ce genre d’établissement. Ce ne peut être la faute de l’administration coloniale si les gens en France n’aiment guère à se déplacer, et surtout s’ils répugnent à s’aventurer là où ils n’ont pas toutes les protections et aussi toutes les lisières de la société. Que faire par exemple avec des colons qui, comme le raconte plaisamment M. le colonel Ribourt, écrivent avant de se mettre en campagne pour demander s’ils trouveront au lieu de leur destination une église toute bâtie, un juge de paix, un commissaire de police, et un marché pour tenir la foire régulièrement un jour par semaine ? La colonisation est si peu avancée, en second lieu, en raison même des difficultés du terrain qui lui était réservé. Ce n’est pas la faute de l’administration non plus s’il faut déblayer deux fois ce terrain avant de le mettre en culture : une première fois pour le débarrasser des possesseurs armés qui le détiennent, et une seconde de la végétation parasite qui le couvre, s’il faut même, à vrai dire, à l’Algérie deux conquêtes, l’une politique et l’autre sociale, l’une pour soumettre les populations et l’autre pour acquérir la propriété du sol, et si, la première étant à peine achevée depuis dix ans, la seconde ne peut être encore bien avancée.
Ce n’est pas nous qui contesterons, après en avoir établi nous-mêmes tous les solides fondemens, la valeur de ces allégations. Nous ne cesserons au contraire de répéter qu’en entreprenant la conquête et la colonisation de l’Algérie, la France a voulu une chose très glorieuse déjà, peut-être très lucrative plus tard, mais en attendant très difficile. Il serait donc souverainement injuste à elle d’imputer l’existence même de ces difficultés à l’administration qu’elle a chargée de les résoudre, et après s’être lancée dans cette voie semée d’entraves, elle n’a pas le droit de s’en prendre au guide qui la mène des obstacles qui retardent son char ou des cahots qui le secouent. Rien n’est plus injuste que de faire peser exclusivement ou même principalement sur l’administration la responsabilité de désappointemens qu’il était possible de prévoir, presque impossible d’éviter, qui tiennent à des causes plus profondes et plus rebelles à la volonté humaine. Cela dit cependant, nous devons tempérer cet hommage rendu à la vérité par une restriction grave, qui empêche, suivant nous, le juge le plus bienveillant de donner dans le débat complètement gain de causé à l’accusé.
Voici cette restriction, dont les conséquences sont importantes : c’est qu’on ne saurait être admis, en justice rigoureuse, à décliner après coup une responsabilité, quand on a malheureusement commis l’imprudence de l’assumer d’avance tout entière sur sa tête. Or telle est, à n’en pas douter, la situation où s’est placée, dès le premier jour, toute l’administration française en Algérie à l’égard du problème de la colonisation. Pénétrée des obstacles que lui opposait la résistance combinée de l’esprit français et du sol africain, et ne voulant pas que le public se décourageât par cette perspective, au lieu de renvoyer une partie de sa tâche au temps, qui arrange tant de choses, et de se décharger d’une autre sur l’industrie privée, elle a pris le parti héroïque de trancher toutes les difficultés immédiatement, et à elle seule. Elle savait que la France envoyait peu de colons, et des colons mal pourvus des conditions requises ; elle s’est chargée elle-même d’appeler, de choisir et d’installer des colons, en rassurant toutes leurs craintes et en dirigeant toutes leurs démarches. Elle savait qu’il était difficile de mettre en culture les terres d’Afrique, et plus difficile encore de s’en mettre en possession, que la tentative d’enlever le terrain aux Arabes était semée de périls et d’embûches, exposait à beaucoup de coups de fusil d’abord, et ensuite à beaucoup de procès ; elle s’est chargée de fournir elle-même à la colonisation, à l’abri de toute revendication possible, soit violente, soit litigieuse, tout le territoire qui lui serait nécessaire. Et non-seulement elle s’est chargée de tout cela, mais elle a voulu en être chargée seule, et à l’exclusion de tout autre ; non-seulement elle n’a fait aucun appel en ce genre au concours de l’initiative individuelle, mais elle a interdit à tout le monde de se mêler en aucune manière de la colonisation autrement qu’avec son autorisation, à des conditions marquées par elle, et pour ainsi dire avec son estampille. Elle a voulu avoir en un mot la colonisation tout entière, hommes et terres, en monopole et à l’entreprise : d’où il suit qu’ayant ainsi tout pris à son compte, elle n’a pas absolument le droit de se plaindre, si aujourd’hui on lui demande compte de tout.
Raconter la série de mesures par lesquelles l’état a ainsi entrepris en Algérie de se réserver successivement à lui-même la solution de toutes les difficultés de la colonisation, en se faisant fort de les trancher, ce ne serait rien moins que tenter l’histoire administrative tout entière de la colonie, car cet esprit a vraiment tout inspiré. Tous les gouverneurs-généraux successifs s’en sont pénétrés, toutes les administrations civile et militaire y ont participé, les particuliers eux-mêmes l’ont invoqué et y ont applaudi, et le pouvoir législatif de la métropole s’y est plus d’une fois associé : personne en ce genre n’a de reproche à faire à personne ; mais deux dispositions en particulier ont été comme la clé de voûte de tout le système, et, se soutenant et se complétant l’une l’autre, ont enfermé la colonisation dans un cercle officiel, sans lui laisser aucune issue pour s’échapper, s’il lui en prenait fantaisie, de la main du pouvoir.
La première de ces dispositions n’est autre que l’article là de la loi votée par l’assemblée législative en 1851, et qui est la charte de la propriété en Algérie. Cet article est ainsi conçu :
« Chacun a le droit de jouir et de disposer de sa propriété de la manière la plus absolue, en se conformant à la loi,
« Néanmoins aucun droit de propriété et de jouissance portant sur le sol du territoire d’une tribu ne pourra être aliéné au profit de personnes étrangères à la tribu.
« À l’état seul est réservée la faculté d’acquérir ces droits dans l’inté rêt des services publics ou de la colonisation, et de les rendre en tout ou en partie susceptibles de libre transmission. »
Or comme en Algérie, à l’exception d’une bande étroite de littoral et d’une petite banlieue autour des villes principales, tout le territoire appartient plus ou moins à une tribu, cette disposition équivaut à l’interdiction à tout étranger de s’établir dans l’intérieur du pays, autrement qu’en s’adressant à l’état pour obtenir de lui un lot de terre.
Maintenant, jusqu’en 1856, c’est M. le colonel Ribourt qui nous l’apprend, l’état a eu pour principe à peu près absolu de ne jamais vendre son terrain. La première et, je crois, la seule exception considérable à cette règle a été faite, il y a deux ans, pour trois ou quatre milliers d’hectares dans la province d’Oran. Hors de là, l’état ne vend point son terrain, il le donne. Il en donne telle partie qu’il lui convient à telle personne qu’il lui plaît de choisir, la personne et la partie désignée n’ayant jamais eu, du reste, de rapport l’une avec l’autre, ni témoigné aucun désir de s’appartenir l’une à l’autre. C’est le système des concessions, dans lequel il est bien entendu que l’état choisit son concessionnaire, et que le concessionnaire ne choisit pas sa concession. De plus, l’état ne donne son terrain ni sans charges, ni à titre définitif : il le cède à la condition que celui qui s’y établit pour le mettre en valeur fera un certain nombre de travaux qui lui sont spécialement désignés, dans un délai marqué d’avance, sous peine de se voir retirer la concession par déchéance. De là suit évidemment cette conséquence, que, de 1840 à 1857, pas un colon nouveau ne s’est établi en Algérie qu’avec la permission de l’état, et sous son bon plaisir, dans le lieu que l’état avait choisi pour lui, et pour s’y livrer aux travaux que l’état lui a prescrits. Un colon qui met le pied en Algérie ressemble donc plus à un fonctionnaire du gouvernement qu’à un paysan de nos campagnes, ou, si l’on veut une comparaison plus exacte, un colon en Algérie est vis-à-vis de l’état dans la situation d’un débitant de bureau de tabac. Il ne manque qu’une seule chose à l’assimilation, il est vrai, c’est la plus consolante : c’est la vente privilégiée des produits. Encore a-t-on vu qu’en certains cas ce dernier point lui-même était venu compléter la ressemblance.
Je sais parfaitement par quels motifs généreux l’état s’est trouvé conduit à établir ainsi en Algérie, avec le mécanisme de ces deux dispositions combinées, une sorte de pompe aspirante et foulante qui ramène tout à lui. Je sais bien que ce sont des embarras qu’on a voulu éviter aux colons, et non des droits qu’on a voulu leur ravir, que ce sont des ennuis et des périls présens et pressans, et non des profits en lointaine expectative, dont l’état s’est ainsi réservé le monopole. Les accusations d’abus de pouvoir et de tyrannie sont parfaitement ridicules là où le pouvoir ne peut rien rapporter que des soucis. En interdisant aux Européens le droit d’acquérir l’administration a eu pour but principal de les empêcher soit de s’aventurer dans les retraites encore mal gardées de l’intérieur, soit de contracter à la légère avec des gens qui ne savent jamais bien ce qu’ils possèdent, et mettent d’autant moins de soin à l’apprendre qu’ils ne font aucune difficulté d’aliéner ce qui ne leur appartient pas. Ce sont des imprudences suivies d’inévitables malheurs, et des fraudes, sources d’interminables procès, qu’elle a voulu prévenir. En concédant son terrain avec des charges et des clauses résolutoires, elle a voulu assurer à l’Algérie des cultivateurs sérieux, réellement disposés à dépenser sur le sol leur argent et leur peine. Elle s’est proposé d’éloigner ces spéculateurs, fléaux des colonies naissantes, qui achètent à bas prix d’immenses étendues de terres sans aucune intention de les mettre en culture, mais avec le dessein de profiter, pour les revendre à prime, des progrès futurs du pays, auxquels ils se dispensent de contribuer, ou de l’engouement des nouveau-venus. Je ne conteste aucune de ces intentions paternelles, je ne les trouve même que trop bonnes et trop généreuses. J’accorde de plus la réalité des inconvéniens dont l’administration s’est si préoccupée, et je conviens qu’il n’est pas permis à un critique, et qu’il le serait encore moins à un réformateur, de renoncer à ces mesures préventives sans avoir songé à quelque moyen de les remplacer ; mais il n’est besoin ni d’accuser aucune intention, ni de méconnaître aucune éventualité fâcheuse, il suffit de l’exposé des faits pour se convaincre que tous ces remèdes sommaires n’ont rien empêché, et qu’ils sont, à bien des titres, plus fâcheux que les maux eux-mêmes.
Le premier inconvénient qu’ils présentent, et le plus grave à nos yeux, c’est de rendre en droit, sinon en fait, l’administration responsable de tout ce qui se passe, ou plutôt de tout ce qui ne se passe pas, d’un bout de la régence à l’autre. Du moment que l’administration s’est arrangée pour qu’il n’y eût en Algérie d’autres colons que ceux qu’elle a laissés s’y établir, c’est elle naturellement, et même jusqu’à un certain point légitimement, qu’on accuse, s’il n’y en pas davantage. Et parmi les colons eux-mêmes, quand chacun d’eux n’a d’autres terres que celles que l’administration lui a assignées, et ne peut y faire d’autres travaux que ceux que l’administration lui a prescrits, c’est elle encore naturellement, et jusqu’à un certain point légitimement, qu’il accuse, si la terre n’est point aussi fertile ou ses travaux aussi profitables qu’il l’espérait. Ainsi s’engendre ou plutôt s’enracine dans les esprits de tous les habitans de la France nouvelle une disposition à laquelle l’ancienne France malheureusement ne les a que trop bien préparés : je veux dire l’habitude d’accuser le gouvernement de tout ce qui arrive, corollaire d’une autre tendance aussi funeste et plus méprisable, qui est de ne jamais compter sur soi-même, et d’attendre tout de la protection d’un maître. En France, on le sait, nous passons alternativement d’une de ces dispositions à l’autre ; notre histoire se divise en deux sortes de périodes intermittentes : celle où nous prions notre gouvernement de tout faire pour nous, et celle où nous nous en prenons à lui de tout ce que nous l’avons prié de faire. Après une assez longue station dans la seconde période, nous sommes rentrés aujourd’hui, jusqu’à nouvel ordre, dans la première. L’Algérie en est restée ou plutôt revenue où nous en étions il y a douze ans, et, en vertu de la loi physique qui veut que la réaction égale toujours l’action, l’impatience contre les procédés administratifs est en proportion de l’ingérence véritablement excessive qu’on lui a permise. En entreprenant de préserver la colonie naissante de toutes les traverses auxquelles ce genre d’établissement est nécessairement exposé, l’ancienne administration a rendu à la France et aux colons, ou plutôt s’est rendu à elle-même le mauvais service d’entretenir des illusions qu’on lui reproche amèrement quand l’événement vient les démentir. Elle n’a laissé ni les colons ni la France regarder en face la vérité rude qu’ils avaient résolu d’affronter ; elle a interposé entre eux et la nature des choses le fantôme d’une protection impuissante qui les fait vivre dans un monde d’espérances d’abord, puis de griefs imaginaires, et qui, après les avoir séduits comme un mirage, finit par les oppresser comme un cauchemar.
Cette protection est impuissante, disons-nous, et c’est encore ce qu’on en peut dire de mieux, car si elle pouvait quelque chose, elle serait funeste. Bien loin d’attirer, elle éloignerait de la colonie les deux élémens qui forment ce que j’ai appelé la véritable matière émigrante, l’esprit d’entreprise et les capitaux. La combinaison de ces deux élémens est rare partout, plus rare encore en France qu’ailleurs, mais elle est pourtant indispensable, et je ne sais en vérité lequel des deux est plus rebelle et plus antipathique à la protection administrative. Un bon, un vrai colon, avons-nous dit, est celui qui sait se passer de société et de gouvernement : il faut qu’il se suffise à lui-même pour pouvoir s’aventurer dans des régions où tout manque ; mais un tel homme, précisément parce qu’il est tel, a l’horreur instinctive de la tutelle et des tuteurs. Il ne quitte généralement son pays, et principalement un pays comme la France, où la vie, Dieu merci, est facile et où le travail n’est pas sans récompense, que parce que les règlemens auxquels sont assujetties les sociétés bien policées lui paraissent trop gêner l’indépendance de ses mouvemens. Allez proposer à cet homme-là de venir s’établir dans une contrée à la condition de n’y posséder qu’après avoir demandé la permission à M. le préfet et sauf à rendre compte de sa propriété à M. l’inspecteur : il n’est point de mers à traverser et point de sauvages à affronter qu’il ne préfère à un tel régime. Quant au capital, c’est bien autre chose ; il est, comme l’a dit excellemment M. le colonel Ribourt lui-même, « une force capricieuse et indomptée que personne ne gouverne, et qui ne s’établit que dans les lieux où toutes choses lui plaisent. » Tous tant que nous sommes qui ne vivons pas exclusivement de notre travail, nous sommes plus ou moins des capitalistes. Interrogeons-nous nous-mêmes : qui est-ce qui voudrait dépenser une partie sérieuse de sa fortune sur une terre qu’il n’aurait pas choisie, dont il pourrait être privé au gré du gouvernement, et la dépenser en travaux dont l’ordonnance et la distribution ne lui appartiendraient pas ? Je ne dis pas que ces règlemens soient l’unique cause qui empêche le capital de se rendre en Algérie ; il est fort occupé, je le sais, en ce moment ; il a beaucoup d’affaires, de bonnes affaires, en Europe, et pas beaucoup le temps de penser à l’Afrique. Il n’est pas sûr qu’il affluerait en Afrique, si ces règlemens n’existaient pas ; mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y viendra pas tant qu’ils existeront. M. le colonel Ribourt constate cette absence de l’esprit d’entreprise chez les Français et la répugnance des capitaux pour l’Algérie, et il en conclut que, puisqu’on ne pouvait avoir des colons entreprenans et riches, il a bien fallu, à tout prix, faute de mieux, en installer, à grand renfort de protections officielles, de timides et de pauvres. Ma conclusion serait directement inverse. S’il n’y a d’autres colons possibles à chercher en France que ceux qui veulent trouver en arrivant leur lit pour ainsi dire tout fait, il n’y a, à mon sens, qu’une seule réponse à faire à ces messieurs si bien appris, c’est de les prier de rester chez eux ; C’est là qu’ils trouveront des routes toutes dressées, avec des agens des ponts et chaussées pour en mesurer les pentes, et des cantonniers pour en casser les cailloux, des agens des eaux et forêts pour leur apprendre à aménager leurs arbres, les obliger à les tailler et leur défendre de les couper, des marchés pour vendre leurs blés et des maires pour leur en fixer la mercuriale, — la besogne de vivre en un mot toute taillée, et au besoin un journal ou un sous-préfet pour leur faire une opinion politique. L’administration aura beau faire, elle aura beau multiplier les précautions et les dépenses ; elle ne leur procurera pas toutes ces douceurs en terre d’Afrique. Vainement aura-t-elle soin de les parquer dans des villages tirés au cordeau, le long des grandes routes, afin de leur procurer avec toutes les sécurités toutes les jouissances de la vie commune, y compris celles du billard et du cabaret ; vainement créera-t-elle à grands frais tout un personnel d’inspecteurs et de médecins de colonisation : elle n’empêchera pas que le métier de pionnier d’une société naissante ne soit laborieux, et qu’il n’y faille à tout instant payer de sa personne. Elle ne taillera pas de lisières assez longues pour soutenir sur un territoire dépeuplé de grands enfans qui ne savent pas marcher seuls. Ce sont des malheureux destinés à souffrir, et par conséquent des mécontens très prompts à se plaindre. Quant aux colons pauvres, qu’attire uniquement la perspective d’une concession de terres soi-disant gratuites, ce sont avant tout ceux-là qu’il faut bannir, quand ce ne serait que pour proclamer bien haut cet axiome d’économie politique que toute notre population rurale méconnaît encore, à savoir : que la terre est une ruine et non une fortune entre les mains de celui qui n’a pas d’argent pour l’exploiter, et qu’il n’a rien de plus pressé que de s’en défaire. Quand cette vérité sera mieux connue non-seulement en Algérie, mais en France, notre richesse agricole sera rapidement décuplée, et les adversaires du code civil auront perdu leur plus grand argument.
Au demeurant, l’épreuve est faite et parfaite : le système de l’installation officielle des colons a décidément et solennellement échoué. C’est échouer en effet que d’aboutir au résultat suivant, constaté par le gouvernement lui-même dans ses statistiques : en vingt années, 194,000 hectares seulement concédés, c’est-à-dire une étendue que couvriraient aisément cinquante grands propriétaires de France ; sur ces 194,000 hectares, 31,000 seulement assurés en propriétés définitives à leurs concessionnaires, 31,000 seulement par conséquent sur lesquels les concessionnaires aient accompli les travaux que l’état leur imposait. Sur tout le reste, les travaux se sont trouvés impossibles à faire et les colons incapables de s’en acquitter. L’état alors, ne voulant ni se départir de son droit, ni expulser des malheureux qu’il avait fait venir, a pris le parti de prolonger indéfiniment le délai ; mesure charitable assurément, mais qui a pour effet de maintenir toute la nouvelle propriété d’Algérie dans une situation précaire et provisoire, et de bannir par là toute confiance et tout progrès. Ce système n’a donc pas produit le seul résultat qu’on pût s’en promettre, celui de faire cultiver sérieusement la terre. Il y avait déjà chez les Arabes une propriété collective ; on a créé chez les Européens une propriété conditionnelle : je doute que l’échange ait valu ce qu’il a coûté.
Ce système stérile de protection excessive, d’où résulte une responsabilité écrasante, est à nos yeux le principal, sinon l’unique tort de l’ancienne administration, et c’est, comme je l’ai dit, un tort qu’elle s’est fait à elle-même encore plus qu’au public. Mon dessein, en l’exposant avec franchise, n’est nullement de m’associer aux déclamations injustes qui ont poursuivi dans leur disgrâce d’excellens serviteurs du pays, dont l’estime est un honneur pour ceux qui ont eu l’avantage d’approcher d’eux. C’est au contraire qu’amené par la suite de ce travail à les défendre contre ces déclamations mêmes, et surtout contre les procédés peu courtois de leurs successeurs, il était indispensable de faire comprendre la véritable origine de la crise qui a préparé, causé et suivi leur retraite. C’est à cette source en effet, et à cette source à peu près unique, qu’a pris naissance le sentiment qui a déterminé la chute de l’ancienne administration et qui fait encore aujourd’hui le péril réel de la colonie ; je veux dire l’hostilité assez déclarée d’une partie de la population civile contre l’autorité militaire.
En se faisant l’entrepreneur général de la colonisation, l’ancienne administration, avons-nous dit, s’exposait imprudemment à se voir imputer par l’opinion publique toutes les lenteurs et tous les échecs inévitables de l’entreprise. Ce résultat effectivement n’a pas manqué ; mais le malheur ou plutôt le caprice de l’opinion a voulu que ce ne soit pas l’administration tout entière, le gouvernement en général, mais une seule branche (il est vrai la principale) de l’administration, le pouvoir militaire, qui ait porté le poids de cette impopularité. C’est au pouvoir militaire, c’est au régime du sabre, comme on l’appelle, que l’opposition de la colonie a hautement attribué la langueur de son développement, et ne se faisant pas faute des insinuations charitables dont toute opposition se nourrit, ce n’est pas seulement l’habileté, ce sont les intentions qu’elle a accusées. A ses yeux, ces règlemens excessifs dont la colonisation a été entourée et pour ainsi dire emmaillottée n’ont pas eu pour principe, comme nous le pensons, un désir de protection excessive ; ils ont été conçus au contraire et appliqués dans un dessein prémédité de compression. L’armée, qui disposait en souveraine de l’ancienne administration, n’a pas voulu que la colonie se développât, et cela par une raison que l’on trouve toute simple et qu’on ne craint pas de dire tout haut : c’est qu’en se développant l’Afrique serait devenue nécessairement plus civile et moins militaire ; l’importance du rôle de l’armée aurait décru, la convenance de son pouvoir administratif aurait diminué peu à peu et fini par disparaître, le jour où, au lieu d’avoir des Arabes à vaincre ou à contenir, on aurait eu des Européens à gouverner. En un mot, l’armée n’a pas voulu de Français en Algérie, parce que les Arabes sont la raison d’être des bureaux arabes.
Voilà ce qu’on dit, voilà ce qu’on imprime publiquement à Alger dans les ouvrages graves et dans des feuilles acerbes. À force d’être dit, cela finit par être cru. Un peu de mémoire pourtant, à défaut d’un peu de réflexion, suffirait pour démontrer que rien ne peut être moins fondé. On peut penser tout ce qu’on veut des règlemens de la colonisation officielle, et l’on vient de voir suffisamment que je n’en pense aucun bien, il est loisible même de leur imputer tout le malaise de la colonie, bien qu’à mes yeux ce soit faire la part des hommes trop grande et celle de la nature trop petite ; mais il n’y a qu’une seule chose qu’on ne puisse pas faire, sans être rudement démenti par les faits : c’est d’imputer l’invention de ces règlemens à l’autorité militaire. Tout le monde, comme je l’ai dit, civils et militaires, sous le frac comme sous l’uniforme, tout ce qui s’est mêlé de penser, d’agir ou d’écrire au sujet de l’Algérie pendant les premiers temps de la colonisation, chambres, publicistes, a contribué pour sa part à élever cet édifice artificiel. Le système des concessions en particulier n’est de l’invention de personne ; il est de tradition dans les colonies françaises, auxquelles, à la vérité, il n’a pas porté bonheur. Le Canada et la Guyane (triste souvenir et triste spectacle) n’ont jamais vécu à d’autres conditions, quoiqu’ils n’aient jamais eu d’armée à nourrir, ni de pouvoir militaire à défendre. Il n’y a que bien peu d’années que l’Amérique et l’Angleterre y ont solennellement renoncé. C’est un reste de tout le vieux système protectioniste et prohibitif, dont les débris embarrassent encore l’avenir industriel du monde. Quant à l’interdiction d’acquérir en territoire de tribu, ce sont bien en effet les gouverneurs militaires qui en ont pris l’initiative ; mais, à peine mise au jour, cette mesure a été consacrée par les plus grandes autorités civiles qu’il y ait au monde. La chambre des députés en 1847 et l’assemblée législative en 1850 l’ont adoptée. Et par quels organes pensez-vous que ces deux assemblées se soient prononcées dans ce sens ? Peut-être par quelques-uns des généraux africains, si puissans alors et si brillans dans nos assemblées ? Nullement : en 1847, ce fut l’illustre et regrettable M. de Tocqueville, peu partisan à coup sûr du régime du sabre et moins encore des règlemens administratifs, ce fut lui, revenant d’une mission, parlementaire, accomplie au grand péril de sa santé déjà chancelante, dans l’unique pensée d’aller contrôler les abus du pouvoir militaire ; ce fut lui, disons-nous, qui conclut, dans des termes qu’on peut lire encore au Moniteur, à la nécessité absolue d’appuyer toute propriété en Algérie sur un titre originairement donné par l’état. En 1851, l’Algérie avait ce qu’elle réclame vainement encore aujourd’hui, des députés à l’assemblée, et des députés peu favorables en général au gouverneur militaire de la colonie. Ce fut l’un d’eux qui fit le rapport de la loi dont l’article 14 fait partie. S’il y a eu erreur, c’est l’erreur de tout le monde, et du mal produit tout le monde est également criminel.
À qui fera-t-on penser d’ailleurs que si l’Algérie, au lieu d’être gouvernée par des militaires, était tombée en partage à des agens de l’administration civile, ceux-ci se seraient montrés moins pressés d’accaparer toute l’action colonisatrice et plus favorables à la liberté des transactions ? L’administration civile, nous la connaissons, ayant le bonheur de vivre en France sous la loi d’un système administratif très complet, de très illustre origine, et qui fait (n’est-ce pas la phrase stéréotypée ?) l’admiration et l’envie de l’Europe entière. Je suis prêt à reconnaître à cette administration toutes les qualités, sauf le goût de la liberté économique et la réserve en matière de règlemens. S’il y a en France et en Europe un ordre d’agens qui soient convaincus que l’état doit se mêler de tout et fait mieux toutes choses que les particuliers, ce sont assurément nos fonctionnaires civils sans distinction, préfets, directeurs des ponts et chaussées, ou des eaux et forêts, inspecteurs d’académie, présidens de bureaux de bienfaisance, ou chefs de division des ministères du commerce, des travaux publics ou des cultes. De quoi, en France, est-ce que l’administration civile n’a pas le désir de se mêler, et en quoi est-ce qu’elle n’a pas la prétention d’exceller ? Pour ma part, entre ce que j’ai trouvé en Afrique et ce que j’ai toujours vu en France, je ne reconnais qu’une différence du plus au moins, explicable par les circonstances. L’administration est déjà persuadée parmi nous que si nous lui laissions drainer nos champs, aménager nos forêts, élever nos enfans, soigner nos malades, distribuer nos aumônes, partager nos successions, chacune de ces fonctions sociales s’opérerait avec beaucoup plus d’ordre, de régularité et d’économie : elle ne néglige aucune occasion de nous en convaincre, et n’est arrêtée dans cet envahissement que par l’usage malheureusement ancien de la propriété privée, ce funeste jus abutendi imprudemment conservé par le droit romain. En Algérie, sur un terrain vierge, où cet abus n’a pas encore pris racine, il est tout naturel qu’elle ne se soit pas pressée de le laisser naître. Si l’armée a été l’instrument de cette manière de voir, ce n’est pas en tant qu’armée qu’elle a agi, c’est en tant qu’administration. Ce n’est point chez elle arrogance de militaire, c’est conscience et conviction de fonctionnaire, voilà tout.
D’où vient donc que c’est à l’armée, à l’armée à peu près seule, que s’est attachée après coup l’impopularité résultant de règlemens auxquels tout le monde a également concouru ? Deux raisons très simples expliquent sans l’excuser cette injustice de l’opinion. La première, c’est que l’impatience populaire n’est jamais raisonnée, et que ceux qui souffrent se rendent mal compte de l’origine de leurs souffrances, et s’en prennent à la première cause qui se présente à leur imagination. Or, sous l’ancienne administration, l’armée n’était pas tout en Algérie, comme on se plaît à le dire, car il y a plus de dix ans qu’il y a des autorités et des institutions civiles, des magistrats et des préfets ; mais il est certain qu’elle avait la plus grande et la première place. Le chef de l’administration était constamment un militaire, et le pouvoir suprême n’y apparaissait que revêtu de l’uniforme. C’est donc l’uniforme qu’on a attaqué, au lieu du pouvoir dont il était le symbole. On a pris le signe pour la chose signifiée ; c’est une transposition d’idées si naturelle qu’elle a sa place marquée en rhétorique. Une seconde raison, plus naturelle encore, découle de la répartition même du pouvoir faite sous l’ancienne administration entre le petit nombre d’institutions civiles déjà existantes et la grande masse de l’autorité militaire.
Cette répartition, remaniée à plusieurs reprises, avait été établie pour la dernière fois en 1848, non par nature d’attributions, mais par zones territoriales. Nos possessions africaines ont été divisées alors en deux ordres de territoires, le territoire civil et le territoire militaire. En territoire civil, la justice et l’administration sont exercées à peu près comme en France ; en territoire militaire, ce sont les généraux qui administrent et les conseils de guerre qui jugent. Dans la pensée d’ailleurs fort sage du législateur, le territoire civil a dû comprendre toutes les contrées habitées par une population européenne ou par des Arabes convertis aux mœurs sédentaires de l’Europe ; le territoire militaire doit embrasser au contraire toutes celles où la vieille société arabe règne à peu près sans partage : c’est dire assez que le premier a toujours été destiné à s’étendre et le second à se restreindre progressivement par suite des développemens mêmes de la colonisation. En attendant, on a attribué au territoire civil à peu près toutes les villes considérables où étaient établis des commerçans européens ou des Maures depuis longtemps livrés au trafic et au jardinage. Les vastes contrées de l’intérieur au contraire, les pentes ou les plateaux de montagnes, les profondeurs des vallées où les tribus arabes dressent leurs tentes et font paître leurs troupeaux, ont formé le domaine du territoire militaire.
Cette division était fort naturelle ; malheureusement elle a eu pour résultat de faire échapper le territoire civil presque tout entier à tous les règlemens officiels de la colonisation, tandis que le territoire militaire presque tout entier aussi y est resté assujetti. Dans les villes en effet et aux portes des villes, la propriété particulière existe de tout temps, et même elle est parvenue à un assez grand degré de morcellement. Dans les villes et aux portes des villes, la tribu proprement dite, depuis longtemps tenue en respect par les garnisons turques, puis repoussée (quand elle n’a pas été décimée) par nos armées, ne fait plus que de lointaines et rares apparitions. Dès lors l’interdiction d’acquérir, spécialement attribuée par la loi au territoire de tribu, ne trouvait plus son application. En territoire militaire au contraire, la tribu régnant presque exclusivement, l’application en est générale et ne souffre guère d’exception. De plus, la bande étroite de territoire attribuée au domaine civil étant presque tout entière appropriée, ce n’est pas là que le gouvernement pouvait se livrer à des essais officiels de colonisation ; dans les immenses étendues des territoires militaires au contraire, le village officiel pouvait se déployer tout à l’aise. C’est donc presque exclusivement sur le territoire militaire que le problème de la colonisation s’est débattu, et s’est trouvé enserré dans les règlemens de tout genre que l’ancienne administration lui a imposés. L’Algérie s’est trouvée partagée comme en deux régions : l’une, qualifiée de civile, où régnait une liberté comparative de transactions ; l’autre, qualifiée de militaire, à l’entrée de laquelle s’élevait une barrière gardée par une sentinelle. Il était assez facile dès lors de faire croire aux gens qui ne réfléchissent pas que cette barrière avait été inventée par l’armée pour empêcher la colonisation de passer. L’armée se justifie très bien en disant que cette barrière n’a arrêté personne, parce qu’aucun bataillon d’émigrans n’a jamais essayé de la forcer. Je ne dis pas le contraire ; mais alors à quoi bon la barrière ?
C’est ainsi que s’explique le malentendu qui a mis au compte de l’armée tout un système d’administration dont elle a pu être l’instrument, mais dont elle ne peut revendiquer l’invention ; c’est ainsi que se sont accréditées sur elle les calomnies qui circulent aujourd’hui, et que beaucoup de bouches honnêtes répètent ; c’est ainsi que s’est envenimée une hostilité funeste entre l’élément civil et l’élément militaire. Est-ce là tout ? N’y a-t-il pas à cette inimitié d’autres causes plus secrètes, sans être moins puissantes ? Je me garderais bien de l’affirmer. Dans les rapports publics, les choses se passent entre les hommes exactement comme dans les relations privées : quand deux personnes naturellement amies tombent en différend, soyez sûr que les griefs qu’on allègue tout haut ne sont jamais les véritables ou du moins les seuls. A côté des motifs qu’on avoue, il y a les motifs qu’on n’avoue pas, peut-être qu’on ne s’avoue pas à soi-même. A côté des torts positifs, il y a mille procédés de détail fugitifs et insaisissables : il y a les sentimens qui ne s’expriment point, mais qui se trahissent, les inflexions de voix, les mouvemens de physionomie qui blessent. Je demande à l’ancienne administration, avant de passer à l’examen de conscience beaucoup plus chargée de ses successeurs, la permission d’achever sur ces points délicats sa confession tout entière.
L’armée a été placée très longtemps en Algérie dans une situation tout exceptionnelle : non-seulement elle y jouissait de l’exercice exclusif du pouvoir, mais elle disposait du monopole de la considération morale. Comme, de très bonne heure après la conquête, la guerre d’Afrique a pris des proportions redoutables, le gouvernement français n’a pas manqué d’envoyer dès le premier jour sur ce théâtre ses généraux les plus distingués. Comme d’ailleurs, dans la paix universelle qui régnait alors, les plaines d’Afrique étaient le seul champ ouvert à l’ardeur militaire, c’est vers ce point de mire que se sont dirigées de tous les rangs de l’armée française toutes les ambitions généreuses. C’est là que le talent a brillé, c’est là que la gloire a rapidement justifié la fortune. L’armée d’Afrique est devenue très promptement le plus beau fleuron et comme le premier choix de l’armée française. Il s’en faut que la population civile (administration comme administrés) ait eu l’occasion de s’élever à la même hauteur. Les premiers spéculateurs qui se hasardent sur un terrain inconnu ne sont généralement pas les plus honnêtes, et les modestes fonctions civiles qui pouvaient s’offrir dans une colonie encore en état de siège n’étaient l’objet d’aucune sollicitation ardente. Le gouvernement les offrait ou plutôt les imposait aux gens qu’il avait le désir d’éloigner, non d’avancer, à ceux qu’il voulait faire non pas briller, mais disparaître. L’Afrique, séparée de nous par plusieurs jours de mer, paraissait aux courtes vues de beaucoup de directeurs de ministères un lieu fait tout exprès, où des fonctionnaires tarés et des prêtres mal famés pouvaient aller à l’ombre expier leurs erreurs. De ce rapprochement ainsi opéré entre l’élite d’une classe et le rebut de l’autre résultait une inégalité morale profonde, qui plaçait l’armée sur un véritable piédestal. C’était une sorte d’aristocratie naturelle dont on jouissait avec d’autant moins de scrupules que c’était l’honneur lui-même qui creusait la séparation. Oserai-je dire que l’armée a gardé en Algérie trop de souvenirs d’un état de choses heureusement changé ? Elle ne s’est point assez aperçue que, par le temps et le travail, le niveau de la population civile s’élevait insensiblement à côté d’elle ; elle n’a pas assez remarqué qu’un labeur longtemps ingrat, et par là même méritoire, avait créé dans les rangs des commerçans, quelquefois même des cultivateurs, des fortunes dont l’origine seule est un titre d’estime, et dont l’acquisition est un véritable service public. A cette œuvre naturelle des années s’est joint l’effet d’une direction plus intelligente dans les choix venus de la métropole : sous l’influence de chefs pleins de vertus et de lumières, la magistrature et le clergé ont repris dans la considération publique la place légitime qui leur appartient. Tout ce progrès, auquel le dernier gouverneur-général en particulier a très efficacement concouru, n’a peut-être pas été généralement assez apprécié dans les rangs inférieurs de l’armée, c’est-à-dire dans ceux où les rapports, avec les populations sont journaliers. Là, je ne sais quelle habitude de hauteur est restée inhérente à l’uniforme, et l’usage n’est point encore passé d’envelopper toute la population civile dans quelques expressions dédaigneuses. J’ai entendu sortir moi-même ces expressions de bouches rieuses, tandis qu’elles allaient enfanter dans des cœurs honnêtes d’assez amers ressentimens. Ce vocabulaire du mépris, les Arabes, sincèrement dévoués au culte du sabre et de plus passés maîtres dans l’art de flatter, se chargent eux-mêmes de l’enrichir. Il faut voir de quel air ils aiment à laisser tomber de leurs lèvres ce nom de mercanti, le seul qu’ils appliquent indistinctement à tout ce qui n’a pas l’épée au côté ! Il faut les voir surtout quand un officier est là pour les entendre ! Les officiers s’égaient de ces qualifications, et j’en ai ri plus d’une fois avec eux ; mais si je n’eusse été là de passage, humble mercanti que j’étais, je n’aurais peut-être pas ri d’aussi bon cœur.
Cette considération ne paraîtra frivole qu’à ceux qui ne savent pas qu’entre Français la vanité est la chose du monde la plus sérieuse, surtout quand on a le malheur de l’offenser. Une autre source de dissentiment entre la population civile et l’armée, latente aussi et visible seulement dans ses effets, se trouve dans la condition même des populations dont le gouvernement est resté exclusivement réservé au pouvoir militaire. C’est à l’armée, avons-nous dit, qu’a été spécialement dévolue l’administration de toute cette partie de la société arabe qui vit encore à l’état de tribu. En acceptant cet héritage des mains des Turcs d’abord en 1830, puis d’Abd-el-Kader après la pacification de 1848, les chefs militaires ont pris le parti très sage de ne point tenter dans le régime intérieur de la tribu une réforme prématurée, et d’accepter les cadres de la société arabe comme le temps les avait faits et comme la fortune les leur livrait. Ils se sont réservé seulement les prérogatives de la suzeraineté politique, en laissant à la tribu elle-même sa constitution, son organisation et sa police. Ils désignent, au nom de la France, les chefs qui, sous des titres et avec des attributions diverses, commandent à une ou à plusieurs de ces petites associations ; ils fixent le montant de l’impôt, ils exercent la haute justice criminelle et capitale. Pour tout le reste, la tribu vit à sa mode et s’administre elle-même. Même en matière financière et judiciaire, cette liberté subsiste au premier degré, car c’est la tribu qui, sous sa responsabilité collective, perçoit les contributions dont elle est grevée, c’est elle aussi qui, en cas de délit, commence les instructions et les recherches, et s’oblige, sous peine d’une amende déterminée, à livrer le coupable à la justice française.
La tribu reste donc, malgré la conquête, comme une sorte de noyau intact, comme une monade : disposition fort sage dans le principe, qui a eu pour premier effet d’accommoder également le vaincu et le vainqueur, en évitant à l’un les frais d’une administration coûteuse, à l’autre l’importunité de l’ingérence quotidienne d’une main étrangère. On n’aurait pu remplacer cette administration de la tribu par elle-même qu’en créant un énorme personnel d’agens français, et cette substitution ruineuse n’eût été qu’une source de froissemens et de révoltes internationales. Disposition fort sage, disons-nous, à une condition cependant, c’est que ce maintien de la tribu soit regardé comme un état provisoire, et non comme une constitution définitive. On ne peut se dissimuler en effet que l’existence de la tribu est un grand obstacle à tout progrès social en Algérie, car les conditions essentielles à cette nature de communauté sont destructives de tout développement soit de richesse, soit de colonisation. Le régime de tribu entraîne presque nécessairement la propriété collective, c’est-à-dire la stérilité et peu à peu la ruine du meilleur sol. C’est la tribu qui, pour subsister, a besoin d’étendre sur des espaces inoccupés la molle étreinte de ses bras oisifs, et maintient ainsi le désert oriental sur les plages où la vie européenne pouvait vouloir se répandre. Il n’est donc permis de respecter aujourd’hui l’intégrité de la tribu qu’avec l’intention bien arrêtée de la miner graduellement et de la faire disparaître le plus tôt possible. En théorie, tout le monde en convient ; en pratique, ce gouvernement à deux degrés, cette espèce de suzeraineté féodale, qui ne laisse à l’épaulette française que l’éclat et les hautes réalités du pouvoir, sans aucun des ennuis de l’administration de détail, est un rouage commode et coulant auquel on a quelque peine à renoncer. Le pouvoir, quel qu’il soit, même militaire, est conservateur de sa nature. L’axiome quieta ne moveas est sa devise. Or la tribu en ce moment est tranquille, elle obéit sans résistance ; pourquoi y toucher sans motif ? Il sera temps demain autant qu’aujourd’hui. Le lendemain vient, et il y a la même raison pour ne pas faire plus que la veille. Lorsque la colonisation arrive, elle a l’inconvénient de troubler ce repos : elle demande des terres, et ne peut en prendre qu’en refoulant la tribu dans ses limites. Elle demande aussi des bras pour labourer, et n’en obtient qu’en débauchant aux grandes familles de la tribu un certain nombre de leurs vassaux. La tribu naturellement se débat et se défend contre ces exigences. A la suite des colons, par conséquent, arrivent toujours les réclamations, les contestations, les récriminations. Il faudrait avoir une âme administrative surhumaine pour n’en point concevoir un peu d’ennui. Cet ennui redouble surtout si la colonisation est représentée par un certain type de caractères que connaissent pour leur malheur tous les diplomates et tous les marins qui ont eu affaire aux Français établis au dehors. Ce sont des aventuriers à la fois brouillons et timides, ne voulant suivre aucun conseil et ne sachant pourtant pas se tirer d’embarras tout seuls, croyant qu’un Français n’est tenu à rien envers le reste du genre humain, et que le gouvernement français n’a d’autre devoir que d’appuyer toutes les demandes mal fondées de ses nationaux et de faire acquitter toutes leurs créances véreuses. Ils font le malheur de tous les agens par leurs réclamations sans fondement, par leurs transactions sans probité. Ces gens-là en Algérie se rencontrent fréquemment, et ils y étalent la double prétention de crier eux-mêmes très haut contre le régime du sabre, et d’exercer contre les Arabes, pour leur compte et à leur profit, tous les droits et même tous les excès de la conquête. De plus, la colonisation dans leur personne se présente sans capitaux, c’est-à-dire sans avenir, faisant beaucoup de bruit aujourd’hui pour peu de besogne, et prête à disparaître demain. On conçoit que les chefs militaires ne trouvent pas toujours que l’embarras qu’elle leur cause soit compensé par le profit que la France en retire, et qu’ils mettent peu d’empressement à l’accueillir ; mais on conçoit aussi comment les journaux d’Alger retentissent souvent des gémissemens de tous les colons qui, après avoir échoué dans leurs entreprises agricoles, cherchent un gagne-pain dans la presse, et accusent la malveillance des chefs militaires pour les Français et leur tendresse intéressée pour les indigènes.
Une disposition de détail, insignifiante en apparence, a porté au comble ces mauvais sentimens réciproques. Nous avons parlé des bureaux arabes, et de la part importante qu’ils ont prise à l’affermissement si rapide de notre conquête. Les bureaux arabes sont véritablement le grand ressort de toute l’administration militaire : ils en sont dans le présent la pièce principale, et la pépinière pour l’avenir. C’est par eux qu’elle agit et en eux qu’elle s’incarne. Or, par une division d’attributions conçue dans les meilleures intentions du monde, les bureaux arabes en territoire militaire ont été spécialement affectés au gouvernement des indigènes, et spécialement aussi on leur a interdit toute ingérence dans les affaires des colons et dans le service de la colonisation. Je ne doute pas que cette exclusion n’ait été dictée par la pensée de ne pas soumettre, même en territoire militaire, les colons français à la même autorité, et par conséquent aux mêmes habitudes de commandement que les Arabes. Probablement aussi, on a voulu ouvrir un recours et exercer un contrôle contre les abus d’un pouvoir unique. C’est donc dans une intention bienveillante pour les colons qu’on les a retirés à la juridiction des bureaux arabes, et soumis à celle de commandans des places fortes répandues dans l’intérieur. Je doute cependant que le résultat ait été conforme à l’intention. On est arrivé ainsi à détacher des intérêts et de l’avenir de la colonisation toute la partie jeune, ardente et distinguée de l’administration militaire. Les bureaux arabes, n’étant pas chargés de veiller à la colonisation, ne s’en sont naturellement pas occupés. Or, de ne point s’occuper d’une chose à ne s’en point soucier, même à la prendre en déplaisance, il n’y a pour des esprits actifs qu’un pas très aisément franchi. Tandis que les bureaux arabes ne voyaient qu’avec indifférence, et souvent avec un certain dénigrement, les très maigres et très chétifs essais de la colonisation, ils portaient au contraire sur le gouvernement des indigènes, devenu leur attribution spéciale, toute leur attention et toutes leurs lumières. C’est ainsi qu’ils sont arrivés à faire jouer tous les ressorts de ce gouvernement avec une perfection infinie. De plus, à force de vivre ainsi en tête-à-tête avec les Arabes, un certain nombre de ces officiers se sont pris véritablement d’une sorte de goût sincère pour eux. Ce ne sont pas les moins distingués, ce sont au contraire ceux dont l’esprit est le plus orné de littérature qui se sont ainsi passionnés pour un mode de société très différent de nos habitudes, par un de ces plaisirs romanesques naturels aux imaginations blasées de notre époque. J’en ai entendu plusieurs, et du premier mérite, après de longues années passées dans les bureaux arabes, parler avec une exaltation presque tendre de la vie patriarcale que mène un grand chef de tribu, sous sa tente, entre ses enfans, ses vassaux, ses troupeaux, ses chevaux et ses armes. Ce sentiment se mêlait, chez eux, à une sorte de fraternité chevaleresque contractée, sur les champs de bataille du Maroc et du désert, avec les chefs de tribu qui servent dans nos armées. Enfin beaucoup de nos militaires ont des dispositions naturellement religieuses. La lecture précoce de Voltaire, l’atmosphère des plaisanteries de corps de garde, ont souvent fermé leurs yeux aux vérités touchantes de la religion chrétienne : sous l’humble vêtement des missionnaires français, ils méconnaissent ou méprisent la foi ; mais l’extérieur grave, la décence solennelle de la piété musulmane, les prend par surprise et les touche, et ils en parlent avec admiration. Faut-il s’en étonner, quand il n’y a pas longtemps que l’islamisme était à la mode, même dans les mandemens épiscopaux ? Toutes ces causes diverses ont concouru à former dans l’armée d’Afrique ce que j’appellerai un sentiment philarabe très honorable assurément pour des vainqueurs (car c’est, je crois, la première fois que des conquérans aient été atteints de cette faiblesse), mais qui paraît excessive et même inquiétante à la colonie européenne.
La France et Paris n’ont-ils pas été initiés à cette tendance par de brillans écrits, publiés, je crois, ici même, et qui, grâce à un vrai mérite littéraire, sont devenus le manuel qu’on donne à emporter à tous les touristes en Algérie ? Je veux parler des ouvrages de M. le général Daumas, dans lesquels la vie des enfans d’Ismaël était dépeinte avec une verve communicative d’illusion et d’enthousiasme. M. le général Daumas, un des organisateurs des bureaux arabes, était alors directeur des affaires générales d’Algérie au ministère de la guerre. À ce titre, il passait pour plus influent dans l’administration que M. le maréchal Randon lui-même. Des gens bien informés prétendaient savoir que le ministère contrariait souvent de Paris le gouverneur-général dans ses intentions bienveillantes pour la colonisation, et je dois dire que certaines réserves significatives de M. le colonel Ribourt semblent accréditer un peu ce soupçon. Quoi qu’il en soit, grâce à la position autant qu’au talent de M. le général Daumas, ses écrits ont contribué plus que toute chose à accréditer en Afrique une opinion que j’ai rencontrée chez les colons les plus estimables : à savoir que l’armée, après avoir été l’instrument de la conquête, est devenue l’ennemie de la colonisation, qu’elle a les colons en mépris, les Arabes en prédilection, et qu’elle a fondé sa domination sur le maintien indéfini de la société musulmane.
Telles sont, aussi impartialement exposées qu’il m’a été possible, les causes, les unes secrètes, les autres publiques, en partie fondées et en plus grande partie imaginaires, qui, en mettant aux prises les élémens civils et militaires de la colonie, y avaient produit au début de l’année 1858 un état de malaise assez prononcé, et jetait sur l’ancienne administration une assez forte teinte de singularité. Cette situation était digne sans doute d’attirer l’attention la plus sérieuse du gouvernement, car si l’armée était devenue moins populaire, elle n’était pas devenue pour cela moins nécessaire en Afrique. Son concours, non pas seulement ce concours inerte qui naît de l’obéissance passive, mais ce concours actif et zélé qui avait fait de l’Afrique, depuis dix-sept ans, l’œuvre de prédilection de l’armée française, était aussi indispensable que jamais. On avait toujours besoin, et de sa valeur pour maintenir l’ordre, et de ses lumières pour diriger la conquête, et de ses bras pour achever les travaux publics, et même de ses bouches pour consommer les produits. Tout ce qui menaçait son juste crédit était donc un véritable péril pour la société naissante. La création du ministère de l’Algérie en 1858, le changement d’administration qui en a été la suite, en attestant une préoccupation spéciale du gouvernement pour les intérêts africains, devaient donc avoir pour but principal de porter remède à cet état de choses inquiétant. Il nous reste à faire voir comment le remède a eu au contraire pour effet immédiat d’exaspérer le mal et de le porter à un degré qui a rendu pour un moment en Algérie tout gouvernement impossible. Ce sera le sujet d’une autre étude ; je dois arrêter ici des développemens qui ont pris une dimension inattendue, mais dans le cours desquels personne, j’espère, ne trouvera que j’aie été ingrat pour aucun service ou injuste pour aucune intention.
Je ne voudrais pourtant pas poser la plume sans avoir réparé le tort involontaire que plusieurs des considérations que j’ai développées pourraient faire dans l’esprit des lecteurs à l’Algérie et à son avenir. J’ai cru devoir exposer sans détour les difficultés de la colonisation, les périls auxquels elle a été exposée, les lenteurs des succès qu’elle a obtenus, les frais considérables qu’elle a entraînés. En matière si grave, la vérité a tous les droits comme aussi tous les avantages. Les illusions ne servent qu’à préparer les désappointemens, qui à leur tour produisent les découragemens. La conquête de l’Algérie n’a marché d’un pas rapide que lorsqu’un homme de bien, qui devait se trouver plus tard un grand homme de guerre, a eu le courage de dire à la tribune qu’il lui fallait pour l’accomplir une armée de cent mille hommes, et qu’à moindres frais il ne s’en chargeait pas. La colonisation même n’entrera dans une voie sérieuse de progrès que quand la France saura bien nettement qu’elle doit coûter beaucoup de peine, beaucoup de temps et beaucoup d’argent. Quand on n’a pas bien mesuré l’étendue des sacrifices, on n’avance pas davantage ; mais on s’impatiente de ne pas avancer, et l’impatience retarde au lieu de hâter. Je n’ai donc point hésité à confesser les désavantages que l’Algérie présente par rapport à d’autres terrains et à d’autres essais de colonisation ; mais je manquerais à la justice si je ne mettais en regard un avantage qui les compense tous, s’il ne les dépasse pas. C’est tout simplement le charme que l’Afrique exerce sur ceux qui l’habitent, et même sur ceux qui la traversent. Où réside précisément ce charme ? C’est ce que personne de ceux qui l’éprouvent ne saurait bien dire ; mais il est certain que qui a vu cette terre attrayante ne l’oublie pas, et qui s’y est fixé une fois ne la quitte plus. L’Algérie attire très peu jusqu’à présent, il faut en convenir, mais elle retient tous ceux qu’elle attire. Ils y restent, ils y reviennent, malgré les déceptions, les souffrances, trop payés de la ruine et de la fièvre par un rayon de son soleil, et trouvant à côté d’elle la terre natale elle-même froide et décolorée. Cet attachement qu’inspire l’Algérie, et qui est à lui seul une grande force pour la colonisation, j’en ai eu le spectacle, même chez de pauvres familles à qui l’émigration ne semblait pas avoir porté bonheur, et j’en ai ressenti à mon tour l’impression comme son hôte passager. À quoi tient-il que ce sentiment devienne plus général et surtout plus contagieux ? A peu de chose peut-être, à quelque mode nouvelle par exemple qui entraînerait sur la rive africaine tout ce courant de pèlerins du plaisir qui vont aujourd’hui servilement, sur les pas les uns des autres, porter aux bords du Rhin ou en Italie leur loisir et leur argent. Le jour où tout ce monde ambulant dont l’Europe regorge, et qui commence à la trouver trop étroite, voudra essayer de l’Afrique pour son plaisir, je lui garantis qu’il sera payé de sa peine, et il n’en faudrait probablement pas davantage pour décider la fortune de la colonie. En particulier, je ne puis guère comprendre que tant de nos compatriotes, jeunes, riches et oisifs, se précipitent chaque année, à la suite des Anglais, vers des contrées qui n’ont plus de mystères, tandis qu’on n’a pu encore l’autre jour, même par l’appât d’un train de plaisir, réunir un nombre de voyageurs suffisant pour aller à quarante-huit heures de nos côtes visiter un des plus beaux pays de la terre et, au sein de tous les souvenirs qui rappellent notre gloire, étudier un des plus curieux problèmes qui engagent nos intérêts.
Je sais ce qui appelle vers l’Italie, vers la Grèce, vers l’Orient : la magie des souvenirs et la trace lumineuse du passé. Oserais-je dire pourtant, sans manquer de respect aux grandes mémoires, que ces vieilles terres, qui ont tant produit et tant souffert, ne présentent le plus souvent aujourd’hui qu’une empreinte effacée, et que cette fécondité sanglante de leur sein tant de fois déchiré les a épuisées et amaigries au point de les rendre méconnaissables ? Croit-on par exemple que l’antique Judée, après avoir supporté ravages sur ravages et conquête sur conquête, ressemble aujourd’hui à la terre promise telle qu’elle apparut à la sortie du désert aux éclaireurs de Moïse ? Non, la vigne et le figuier ont cessé de croître sur le sol de Chanaan, et nulle herbe ne pousse plus dans la prairie où le fils d’Isaac menait paître ses troupeaux. J’ai souvent pensé, en me promenant en Algérie, que cette terre moins désolée, parcourue aussi par des enfans d’Abraham, me représentait mieux ce que devait être l’Orient dans l’adolescence du monde, du temps de sa gloire et avant sa grande ruine. J’entends dire que le Liban n’a plus de cèdres, et que Salomon y chercherait en vain les lambris d’un second temple. J’ai pu voir en Afrique cet arbre biblique couvrir de vingt-cinq mille rejetons une montagne entière et parfumer l’air de ses exhalaisons embaumées, et quand le vent s’engouffrait sous l’envergure majestueuse de leurs rameaux, j’ai ouï passer la voix du Seigneur, vox Domini confringentis cedros. J’ai dû à l’Afrique aussi, mais cette fois à l’Afrique nouvelle et française, l’apparition toute vivante d’un autre passé presque aussi cher à mon imagination. Si, pour retrouver les traces de l’activité féconde de la vie monastique qui au IVe siècle de l’ère chrétienne a fait refleurir le désert, j’eusse été interroger les retraites mêmes de la Thébaïde, je n’y aurais probablement trouvé que quelques moines coptes répétant d’une voix nasillarde des légendes dignes de risée, mêlées à de sottes hérésies métaphysiques. L’exploitation agricole des trappistes de Staouéli à la porte d’Alger m’a donné le spectacle des fils de saint Benoît mêlant de nouveau sur une terre abandonnée la prière au travail. Je me suis assis (je crois que c’était le jour même où de grands journaux de Paris trouvaient de bon goût de railler agréablement ces serviteurs de Dieu et de la France) dans le petit cimetière où reposent quatorze d’entre eux qui en une seule année ont payé de leur vie le concours donné par une foi impérissable à une civilisation renaissante, et là, au pied de la croix, sous un soleil de feu qui faisait scintiller à l’horizon les vagues de la Méditerranée, suivant du regard à travers la plaine semée de palmiers les frères laboureurs, reconnaissables de loin à leurs capotes brunes, j’ai éprouvé pour un moment une illusion complète. Je me croyais transporté aux jours d’Antoine et de Pacôme, ou plutôt ni le temps passé ni le temps présent n’existaient plus pour moi. Quatorze siècles écoulés et tant de révolutions avaient disparu de ma pensée ; il n’y restait plus que ce qui ne change pas, les cieux, l’océan et l’Évangile.
C’est ce renouvellement de vie qui fait l’originalité du spectacle moral et matériel que présente l’Algérie de nos jours. Que d’autres terres aient plus de souvenirs ; celle-ci a plus d’espérance, et c’est bien, je pense, quelque chose. Il y a même dans son état présent, qui est une transition peu ménagée d’une barbarie enracinée à une civilisation importée, la source des plus piquans contrastes en même temps que des plus curieuses comparaisons, et ceux qui aiment à penser autant que ceux qui aiment à rire trouvent à se satisfaire dans les moindres incidens du voyage. Vous partez par une belle route stratégique, bourgeoisement, en voiture, comme on quitte ou du moins comme on quittait Paris avant qu’il y eût des chemins de fer. A cinq minutes de la ville, qui est-ce qui encombre la voie et qui heurte vos glaces ? C’est un troupeau de chameaux chargés de dattes encore fraîches et cueillies dans les oasis du Soudan. Un peu plus loin, la route s’arrête : il faut vous lancer, au travers des palmiers nains et des lentisques, au galop d’un cheval dont les naseaux fré missans sont pleins d’écume. Vous voilà bien loin du monde et des hommes, et Mazeppa lui-même ne respirait pas un air plus libre. Mais regardez ce fil ténu qui oscille à l’horizon : c’est le télégraphe électrique ; c’est la civilisation, qui, sur les ailes de la Science, vous suit, vous rejoint et vous devance. Prenez garde, vous passerez trop près de ces huttes informes d’où une petite fumée s’élève au travers des branches de feuillage flétri ou d’une tenture de poil de chameau. C’est l’équipage d’une tribu en campagne, et au pas de vos chevaux, les femmes épouvantées s’enfuient, et les dogues s’élancent en rugissant. Inclinez plutôt de l’autre côté de la plaine, là où vous entendez retentir des chants joyeux. Non, vous ne vous trompez pas, ce sont bien des airs d’opéra-comique. Vous avez rencontré le bivouac d’un bataillon de chasseurs à pied qui change de garnison. Ils sont arrivés il y a une heure à peine, tout couverts de sueur et de poussière ; leurs armes sont déjà reluisantes de propreté, et leurs visages tout éclairés d’un joie cordiale. Braves enfans ! leur mâle Jeunesse est pleine de bonhomie et de force : ils répondent en souriant au salut qu’on leur adresse. Hélas ! le dernier courrier de France apportait des bruits de guerre. Dans un an, combien de ces rires si francs auront cessé de se faire entendre ! combien de ces nobles cœurs auront cessé de battre !
Le contraste ne naît pas seulement à chacun de vos pas du rapprochement des mœurs diverses, il a pénétré dans l’intérieur même des caractères. Il y a maintenant dans l’esprit de tout habitant de l’Algérie, Français ou Arabe, un mélange singulier et fait à doses diverses de deux civilisations différentes. Aussi tout homme en Algérie, le premier venu qu’on rencontre, vaut la peine qu’on cause Avec lui : il a toujours ou senti ou pensé quelque chose d’une manière originale. Il ne faut donc négliger de converser ni avec votre postillon, qui est un ancien zouave et vous racontera les exploits du général Lamoricière, ni avec votre voisin de table d’hôte, qui est un fouriériste cherchant quelque part la terre promise de l’association, ni avec votre compagne de route, qui est une pauvre mère partie d’un petit village de France pour aller faire une prière sur le champ de bataille où son fils est mort. La conversation des chefs militaires français de tous les grades est surtout, pour ceux qui ont l’avantage de les approcher, pleine d’intérêt par la variété de leurs connaissances, par la singularité de leurs aventures et quelquefois aussi des habitudes qu’elles ont fait naître. On rencontre parmi eux de ces types qu’affectionnait le grand romancier du Nouveau-Monde : ce sont des enfans de l’Europe adoptés par le désert, quelque chose comme OEil-de-Faucon sous l’uniforme. Un d’entre eux, enfant de la colonie, il est vrai, et un de ses premiers-nés, convenait avec moi qu’à force d’avoir habitué ses regards aux longs horizons du Sahara et suivi dans ces espaces mouvans la course de la gazelle et du chameau, il ne pouvait plus vivre dans des murailles, et que la seule vue d’une clôture ou d’une haie lui coupait la respiration. À dire le vrai, rien qu’à le voir, à contempler la vigueur athlétique de ses membres et le souffle puissant qui soulevait les colonnes de sa poitrine, je me serais douté que l’immensité était son élément. Chez d’autres au contraire, l’étude des mœurs et des langues de l’Orient a entretenu et développé la culture de l’intelligence, et tel petit fort, perdu dans la montagne, où vous arrivez après une journée de fatigue et d’orage, vous réserve la surprise de trouver au coin d’un feu hospitalier tous les plaisirs d’une conversation spirituelle et l’aspect charmant du bonheur conjugal.
Mais ce sont les chefs arabes avant tout qui sont curieux à connaître par le singulier amalgame qu’ils font déjà de leurs coutumes natales et des inspirations qui naissent du contact des Français. Le plus bizarre, mais le plus déplaisant aussi de ces produits d’ordre composite, c’est l’Arabe qui a été à Paris et qui parle le français à peu près couramment. En général, il a rapporté de son voyage toute sorte de lumières puisées à deux grandes écoles de philosophie, le café et le théâtre. Il s’élève au-dessus des préjugés de la loi musulmane en en gardant toutes les libertés. Il boit du vin, mais il a plusieurs femmes, et raconte les incidens de ses divers intérieurs avec toute la liberté grivoise d’un roué qui parle à souper de ses maîtresses. Ces propos, que j’ai eu le bonheur de n’entendre que de seconde main, produisent un effet singulier, et que je ne croyais pas possible. Ils dénaturent et, Dieu me pardonne, je crois qu’ils profanent l’institution de la polygamie, dont la jalousie et le mystère sont évidemment des correctifs nécessaires. Un harem où la curiosité pénètre et que ne garde point un eunuque avec un grand sabre prend l’apparence d’un établissement d’un tout autre caractère. Avec quel repos d’esprit, en sortant de cette atmosphère de deux corruptions mélangées, on s’assoit dans la demeure d’un vieux croyant, d’un hadji qui revient de La Mecque, qui vous attend sur le pas de sa porte, environné de ses fils, de ses pâtres, et au milieu de l’affluence des troupeaux qui descendent de la montagne ! Je souhaite aussi à tout le monde, pour compléter cette variété de portraits, la rencontre vraiment unique qui a terminé une de mes dernières excursions. En m’arrêtant à l’étape du milieu du jour, je fus surpris d’entendre sortir de dessous la cape blanche de mon hôte, au lieu du salamalek ordinaire, un bonjour français prononcé avec le plus pur accent de Paris. Mon guide, se penchant vers moi, m’avertit à l’oreille que j’avais devant moi un soldat français qui, ayant fini son temps de service, avait imaginé de se faire musulman pour épouser la fille d’un kaïd auquel il avait l’espérance de succéder. J’avais donc sous les yeux le scélérat maudit de toutes les chroniques de croisade, le traître de tous les romans de chevalerie, le renégat ! Je frémis involontairement. Le monstre en question s’aperçut probablement de mon sentiment, car, s’approchant de moi d’un air piteux : « Je le sais bien, me dit-il, je ne devrais pas porter cet habit-là ; mais la tribu avait besoin d’un chef dévoué aux Français, et il faut bien servir son pays. D’ailleurs j’ai des enfans à élever, et j’espère obtenir pour eux une bourse au lycée d’Alger. » À ces étranges expressions du patriotisme et de l’amour paternel, je ne sais pourquoi je me sentis moins dépaysé, et je reconnus malgré moi un compatriote. Au fait, si nos révolutions étaient religieuses au lieu d’être politiques, si l’on changeait d’habits toutes les fois qu’on change de principes, combien seraient variés les symboles et riche la garde-robe de nos meilleurs pères de famille ! Heureusement nous sauvons mieux les apparences : nos défections, qui nous prennent l’honneur, respectent la religion et les uniformes.
Mais le temps presse, il faut revenir. Voici déjà Médéah, ancienne capitale des beys de Titeri, aujourd’hui ville de guerre française, qui tient à la gorge l’un des passages les plus étroits de l’Atlas. La diligence qui nous emporte, au premier lever de l’aurore, descend au triple galop les routes hardiment jetées par nos ingénieurs sur les flancs escarpés de l’entonnoir où coule le torrent de la Chifla. À ce bruit, qui se confond avec celui des flots, de petits singes verts accourent et passent au travers des arbres leurs yeux brillans de curiosité et d’effroi ! Bientôt se déroule la vaste plaine de la Mitidja, que la colonisation naissante a déjà parsemée, avec trop de luxe peut-être, de blanches maisons rurales. Hâtons-nous pour arriver à la chute du jour sur les hauteurs du Sahel, d’où se découvre tout l’amphithéâtre au fond duquel Alger repose. C’est l’heure où dans la vieille cité de Barberousse les femmes mauresques font leur apparition sur leurs terrasses pour respirer la brise marine, tandis qu’à leurs pieds les constructions européennes de la ville basse se reflètent dans les eaux dormantes du port, A droite, la mer mourant sur le rivage enlace d’une frange de dentelles les jardins potagers de l’Hamma ; à gauche, elle écume contre les brisans de la pointe Pescade. Dans le lointain, les neiges du Jurjura se teignent de rose ; à l’horizon s’évanouit la vapeur d’un paquebot qui, au retour du soleil, saluera les côtes d’Europe. Hier c’était le désert, aujourd’hui c’est déjà la France ! Huit jours ont suffi pour peupler la mémoire d’intarissables souvenirs, et laisser dans l’âme toutes les émotions que font naître les scènes splendides de la nature et les jouissances de l’orgueil patriotique.
ALBERT DE BROGLIE.