Une réforme administrative en Afrique/01

UNE
RÉFORME ADMINISTRATIVE
EN AFRIQUE
1858 — 1859.

DES CONDITIONS DE NOTRE ÉTABLISSEMENT COLONIAL.



Peu de spectacles m’ont intéressé dans ma vie autant que celui que présentait au début de l’automne de 1858 la capitale de nos possessions africaines, et auquel m’a fait assister le hasard d’un séjour très involontaire. Je ne voudrais pas jurer que la surprise ne fût pas pour quelque chose dans mon plaisir, car en quittant la France, fort malgré moi et pour des raisons assez pénibles, j’avais fait mon sacrifice tout entier et ne m’attendais guère à en être récompensé. Alger, l’avouerai-je à ma honte ? ne m’inspirait que fort peu de curiosité. L’Afrique française ne rappelait à ma pensée que des combats très sanglans dont le souvenir était déjà fort effacé, des salles de l’exposition universelle assez peu remarquables pour un ignorant, par-dessus tout des lectures ingrates, des articles de journaux très ennuyeux, des questions ardues d’économie politique, de douane et d’agriculture auxquelles beaucoup d’efforts n’avaient jamais réussi à me rien faire comprendre. Je partais de plus sous une impression de langueur qui était à ce moment fort générale, car, je ne sais si on s’en souvient, la France, si vivement distraite depuis lors, était, en octobre 1858, entrée dans une de ces défaillances d’ennui, maladie périodique chez elle, et dont elle sort habituellement par des traitemens brusques qui lui coûtent fort cher. Le déclin des affaires commerciales, le dégoût et l’absence des discussions politiques, tout contribuait également à suspendre toute espèce d’animation. Je m’embarquais donc la tristesse dans l’âme, et bien que laissant l’ennui derrière moi, je pensais qu’il saurait prendre les devans pour m’attendre au port.

Merveilleuse puissance du ciel du midi ! Lorsque, le 25 octobre au matin, après une traversée monotone et pluvieuse, les premiers rayons d’un soleil ardent vinrent se réfléchir sous mes yeux contre les crêtes blanches de la ville mauresque, je sentis tout renaître en moi, la curiosité comme le courage. Le paquebot des Messageries impériales nous débarquait sur le quai, au pied d’un rocher à pic, contre-fort naturel surmonté par les voûtes de maçonnerie qui soutiennent la place du gouvernement. On ne demeure guère à Alger que sur cette place ou aux environs. Pour nous rendre à l’endroit où nous devions loger, nous avions le choix ou de faire un immense détour, afin de trouver une rampe douce le long des bâtimens de la douane et de la marine, ou d’enlever en quelque sorte la position d’assaut en grimpant une sorte d’escalier assez raide formé de gradins fort délabrés. Il n’était que cinq heures du matin ; mais comme il n’y avait en l’air ni un nuage, ni une brise, la chaleur était déjà suffocante. Nous prîmes pourtant gaiement le dernier parti, tant l’on éprouve de plaisir et l’on se sent de force à marcher en quittant cet élément perfide où la marche est si difficile. Nous gravîmes donc la montée de la Pêcherie, fort bien appelée de ce nom, car ce n’est, au fond, que le grand marché au poisson de la ville. À chaque pas, nous étions arrêtés par les établis des commerçans en plein air qui ont choisi ce poste pour y camper avec leur magasin ambulant. C’étaient presque tous des émigrés de ces bienheureuses populations de l’Europe méridionale, à qui le bruit est nécessaire pour vivre. La longue cape de laine rouge et le petit chapeau de velours à pompon noir permettaient bien de distinguer le marinier d’Amalfi de celui de Majorque ou de Valence ; mais nul n’aurait pu dire si les sons rauques et confus dont ils assourdissaient nos oreilles avaient la prétention d’appartenir à l’Italie ou à l’Espagne. Fort peu émues de tout ce bourdonnement, quelques vieilles négresses, coiffées d’un lambeau d’étoffe à couleurs très voyantes, dormaient à côté d’un petit panier de fruits ou de légumes qu’elles semblaient avoir placé là pour l’acquit de leur conscience et sans aucun souci d’en tirer le moindre profit. Des Arabes enveloppés de leur burnous descendaient de la ville à pas comptés, ou s’accroupissaient le long de quelques pans de murs avec une gravité affectée, comme s’ils eussent voulu montrer combien ce tumulte européen leur paraissait de mauvais goût. À mesure que nous approchions du sommet, deux monumens de nature très différente s’offraient plus nettement à nos regards : à gauche (sur la place du Gouvernement), la statue de M. le duc d’Orléans, de Marochetti, dans ce correct uniforme d’officier-général et dans cette pose académique que chacun connaît ; à droite, le minaret de la mosquée hanéfite, agréable échantillon d’architecture mauresque faisant scintiller au soleil l’éclatante blancheur de ses pierres granulées.

Il y avait sans doute dans ce bizarre mélange matière à regarder et à réfléchir. Qu’on rie cependant, si l’on veut, de ce que peut produire une préoccupation habituelle et obstinée. Parmi tant d’objets confus et nouveaux qui éblouissaient et surprenaient mes regards, j’eus encore la présence d’esprit nécessaire pour discerner une petite affiche collée sur un pilier, et portant l’annonce d’une publication nouvelle, le Gouvernement de l’Algérie, ce qu’il est, ce qu’il doit être. Ce titre me surprit, et plus que toute chose, plus encore que le costume des passans ou l’architecture des maisons, m’avertit que je n’étais plus en France. En France en effet (au moins depuis que l’ordre est rétabli dans les esprits), en matière de gouvernement ce qui est doit être, et ce qui doit être est. C’est chose entendue : personne ne se permettrait, sinon de penser, au moins de dire le contraire, et la presse surtout, dûment avertie (ne voyez ici, je vous prie, aucun jeu de mots), ne se permet pas de contester cette maxime. Vous figurez-vous quel effet produirait sur les murailles de Paris cette affiche : le Gouvernement de la France, ce qu’il est et ce qu’il doit être ! Ou le scandale des passans, ou quelque autre moyen aussi expéditif aurait vite fait disparaître un prospectus si malencontreux,

J’étais donc averti par là même que j’allais trouver en Algérie une latitude de discussion que je n’avais pas laissée sur l’autre bord de la Méditerranée. Tout ce que je vis et entendis pendant les jours suivans me confirma dans cette pensée. Conversation, publications, tout me parut porter le caractère d’une vivacité et d’une hardiesse auxquelles je n’étais plus accoutumé. J’entendais discuter tout haut dans les rues les actes de l’administration de la colonie, en appelant les choses par le nom qu’elles portent dans le vocabulaire et les hommes par celui qu’ils ont reçu au baptême. Chaque matin, deux journaux, représentant la résistance et le mouvement, la conservation et l’opposition, établissaient sur les intérêts algériens un débat en règle, qui ne semblait contenu par aucune limite, même pas toujours par celles de la politesse. Il y eut même un instant, Dieu me pardonne, une petite assemblée dont les séances orageuses étaient rapportées par la presse avec accompagnement de plaisanteries et de commentaires. En un mot, c’était le régime parlementaire au petit pied. Je croyais rêver ou rajeunir.

Une singularité nuisait pourtant à l’exactitude de cette reproduction et empêchait la miniature de ressembler tout à fait à l’original. Dans cette guerre faite aux pouvoirs existans et soutenue par eux, l’attaque semblait jouir d’une liberté qui était refusée à la défense. La presse assaillante, celle qui demandait la réforme complète et radicale de tout le régime en vigueur dans la colonie, avait le verbe haut et les coudées franches ; elle abordait la question de front, incriminait nominativement les administrateurs, recevait, provoquait même les dénonciations des administrés, faisait peser tantôt sur les individus, tantôt sur les institutions en masse les plus graves et parfois les plus injurieuses imputations. Les conservateurs au contraire avaient le langage timide, et ne répondaient qu’à mots couverts, par des insinuations détournées et des réticences significatives. Évidemment la lutte n’était pas égale, et les conditions en étaient troublées par ce qu’on appelait dans le bon temps du régime constitutionnel une influence extra-parlementaire. Je ne fus pas longtemps sans être mis dans le secret de cette bizarrerie. C’était de Paris, et non d’Alger, que se faisait sentir cette force étrangère et supérieure qui soutenait l’opposition et décourageait la résistance. Il n’y avait pas longtemps en effet qu’une modification importante venait d’être opérée au sommet même du pouvoir qui présidait aux destinées de l’Algérie. Le poste de gouverneur-général, dont la résidence était à Alger, avait été supprimé. À sa place, un nouveau ministère était créé à Paris, réunissant dans ses attributions l’Algérie et toutes les colonies françaises d’outre-mer, et ce n’était pas seulement le siège, c’était la nature même du pouvoir et la qualité de son représentant qui changeaient. Jusque-là le gouverneur-général avait toujours été un militaire et le chef même de l’armée d’Afrique. Le nouveau ministre était un prince dont la jeunesse ne s’était point passée dans les camps, et qui n’avait figuré qu’accidentellement à la tête d’un corps d’armée. Cette substitution était grave ; on s’attendait généralement qu’elle ne serait pas la seule, et que de la tête la réforme passerait aux membres. L’administration ancienne, trop empreinte de l’influence de l’armée, aurait une composition et serait inspirée d’un esprit moins militaires. Le régime du sabre finissait ; le jour du pouvoir civil était venu. Tel était, disaient les gens bien informés, le dessein du prince-ministre. En attendant, l’ancienne administration, déjà altérée dans ses traits essentiels, se croyait donc condamnée d’avance, et ne défendait plus que mollement des prérogatives conservées seulement à titre provisoire. Ses adversaires se vantaient de posséder la pensée intime du chef suprême et faisaient croire à des confidences par la vivacité de leur reconnaissance et de leurs hommages. L’état que j’avais sous les yeux n’était donc pas tout à fait la liberté malgré l’apparence à laquelle je m’étais d’abord laissé prendre, c’était plus et c’était moins : c’était un mouvement d’innovation radical qui partait du pouvoir supérieur, et pouvait, s’il durait trop longtemps sans aboutir, dégénérer en anarchie.

Quelles causes avaient amené une situation si irrégulière ? En quoi avait démérité l’administration ainsi ostensiblement désavouée par son supérieur naturel ? Qui avait raison ici, de l’accusateur ou de l’accusé ? La lutte engagée sous nos yeux était-elle la vieille lutte de la routine et du progrès, ou la lutte non moins ancienne de la sage expérience contre l’esprit d’aventure ? Il m’eût été difficile de ne pas me poser toutes ces questions : tous les échos les renvoyaient à mes oreilles, et dans les cafés comme dans les corps de garde on ne parlait guère d’autre chose ; mais il n’était pas beaucoup plus aisé pour un novice de les résoudre, car les opinions les plus contraires se disputaient le terrain à l’aide des assertions les plus contradictoires. Les lecteurs de la Revue ont déjà été mis au courant du côté le plus délicat et le plus complexe de ces problèmes par un écrivain distingué qui n’a peut-être qu’un tort, celui de connaître trop bien dans le détail les affaires de l’Algérie pour se donner la peine d’en expliquer suffisamment les généralités aux ignorans d’outremer. Après ce jugement d’un homme compétent, mais qui par cela même a son opinion depuis longtemps faite, le coup d’œil plus superficiel, mais plus libre peut-être, d’un spectateur curieux, venu sans prévention, et ne s’étant donné d’autre peine que d’ouvrir ses yeux et ses oreilles, peut aussi avoir son utilité. Il s’agit d’ailleurs d’intérêts graves où la France a engagé à longue échéance une bonne partie de sa puissance, de sa richesse et de sa gloire : on ne saurait les envisager à trop de reprises et sous trop de faces. Ces intérêts se plaignent volontiers d’être oubliés et méconnus ; on ne saurait faire trop souvent en leur nom appel à l’attention publique. Que la patience du lecteur nous permette donc de revenir sur des points qu’il connaît peut-être, et même de le reprendre d’un peu haut. Je parle spécialement à ceux qui, comme moi naguère, ont toute leur éducation à faire et sont obligés de tout apprendre pour comprendre quelque chose. Je leur promets pourtant de ne remonter que jusqu’au déluge, et de les ramener très promptement.


i;

En lisant l’histoire déjà longue de notre domination en Algérie, comme en examinant les traces déjà profondes qu’elle a laissées sur le sol, on est frappé du mélange de persévérance et d’incertitude que les divers gouvernemens de la France ont porté dans cette grande entreprise : persévérance dans l’effort, incertitude dans le but. Je ne parle pas seulement de l’indécision si longtemps funeste qui présida à la conduite de nos opérations militaires : on sait combien de tactiques différentes furent essayées avant que l’Afrique eût produit son grand général et enfanté sa véritable armée ; l’on peut compter encore de lieue en lieue, sur la route de Constantine et dans les gorges de l’Atlas, les étapes de toutes nos fausses démarches, marquées par le sang de nos soldats. Je ne parle pas seulement non plus des confuses délibérations qui s’élevèrent si souvent, dans nos conseils de gouvernement, sur les limites qu’il convenait d’imposer à notre domination. L’occupation restreinte et l’occupation étendue faisaient alors tous les frais du débat ; l’une et l’autre ont été singulièrement dépassées, et la plus étendue d’alors paraîtrait aujourd’hui terriblement restreinte. Je ne parle pas enfin davantage de toutes les révolutions qu’a subies l’organisation intérieure de l’Algérie, et de ces volumes de décrets dont la collection effraie, mais dont la lecture est heureusement inutile, parce que chaque page a pris soin d’effacer et d’annuler la précédente. Ce qui est peut-être plus singulier, c’est que le doute ait porté non-seulement sur la manière de s’y prendre pour atteindre le but, mais sur le but même qu’on se proposait, c’est que pendant bien des années il n’y ait pas eu parmi les juges les plus compétens deux personnes pleinement d’accord sur le parti qu’on pouvait tirer de nos possessions africaines, et qu’aujourd’hui, après tant de sang répandu, d’espace conquis, de lois faites et de livres écrits, beaucoup de confusion et d’incertitude règne encore à ce sujet dans l’esprit public.

Cette singularité s’explique par ce qu’il y eut d’accidentel et d’arbitraire dans l’événement qui a fait tomber l’Afrique septentrionale sous notre empire. Un point d’honneur a porté nos armes sur cette plage, un point d’honneur les y a retenues et disséminées sur deux cents lieues de territoire ; mais de projet de conquête et d’espérance de profit, il n’y en avait nulle trace dans l’esprit de ceux qui dirigèrent la première expédition et qui en recueillirent les premiers fruits. Ce ne fut en vertu d’aucun plan arrêté ni même pour répondre à aucun intérêt éveillé que la France s’engagea dans une entreprise où elle rencontrait l’inconnu en toutes choses, hommes, sol et climat. Dans la nuit, surtout quand on ne sait pas bien où on veut aller, il est naturel d’hésiter, d’errer beaucoup et de revenir plus d’une fois sur ses pas. N’ayant aucun système préconçu, on fut à son aise pour les essayer tous, les abandonner et les reprendre, ensemble ou successivement : irrésolution d’autant plus naturelle que, dans quelque voie qu’on s’engageât, quelque usage qu’on essayât de faire du territoire conquis, on rencontrait des difficultés inattendues et à la première apparence insurmontables. Présenter le tableau complet de ces difficultés de manière à les embrasser d’un coup d’œil, c’eût été peut-être alors faire acte de mauvais citoyen, en décourageant les efforts d’une armée et d’une administration généreuses. Aujourd’hui la France a reçu et donné tant de gages sur le sol de l’Afrique que le découragement n’est plus à craindre. Aujourd’hui d’ailleurs beaucoup des obstacles sont surmontés, et la France voit déjà poindre le jour qui justifiera et récompensera sa persévérance. Un tel exposé, loin d’être dangereux, peut donc être utile pour aider à mesurer le chemin parcouru, les fautes commises, les progrès obtenus et la tâche qui reste encore à accomplir. Poser nettement quelles étaient au début de l’opération les obscures données du problème, c’est la meilleure manière de vérifier les erreurs commises dans le calcul et les pas qui ont été faits vers la solution.

Il fut un temps où l’usage à faire d’une conquête n’était pas matière à longue délibération : il y en avait un tout simple, qui se présentait tout naturellement, et dont le résultat était habituellement profitable. Les vainqueurs accouraient en masse et prenaient individuellement, chacun pour son compte, possession d’un lot du sol conquis. Le vaincu, spolié, réduit en servitude ou en vasselage, ne conservait le plus souvent que le droit de cultiver pour autrui la terre que le sort des armes lui avait enlevée. De nouveaux propriétaires, s’installant ainsi, au nom de la force, sur des sillons qu’ils trouvaient creusés et dans des bâtimens qu’ils trouvaient construits, formaient à la surface du pays une population enrichie et puissante, qui ne tardait pas à y prendre racine. Personne dans l’antiquité ne s’avisait de contester la légitimité d’un tel usage de la conquête, et Rome elle-même, la conquérante habile et modérée par excellence, l’adoucit en pratique, sans l’abandonner jamais en principe. Ses colonies militaires, petites places fortes élevées au sein des provinces soumises, dotées de biens-fonds à leurs dépens, s’élevaient comme autant de témoins d’un droit qui cédait devant la politique, mais non devant la justice. L’Évangile même, commenté, il est vrai, par les Barbares, ne fit point disparaître cette brutale interprétation du droit de conquête, et l’invasion germaine au contraire en fut l’éclatante consécration. La dépossession du sol devint plus que jamais l’apanage du vainqueur. La vieille Europe fut à plusieurs reprises dépeuplée et repeuplée de cette étrange manière, et c’est à la dernière opération de cette nature qu’elle ait subie sur une grande échelle que l’Angleterre doit l’heureux mélange de ses races diverses et la physionomie originale de son histoire.

Les précédens en ce genre ne manquaient point sur la terre d’Afrique. Romains, Vandales, Arabes et Turcs s’étaient rapidement succédé, tour à tour spoliateurs et spoliés, héritant de richesses ou de ruines, de travaux ou de dévastations. Sans le coup de vent qui le chassa de la côte, Charles-Quint réservait certainement le même sort aux compagnons de Barberousse : aucun scrupule n’aurait retenu des Espagnols du XVIe siècle, qui avaient fait leur apprentissage de conquérans dans le Nouveau-Monde. Je ne voudrais même pas jurer que, si Louis XIV eût accompli sur Alger les menaces que Bossuet faisait entendre du haut de la chaire, il se fût montré plus réservé. Mais tel était le changement produit dans les idées par le développement naturel d’une civilisation chrétienne, que le {{1er juillet 1830, quand le maréchal de Bourmont put contempler des hauteurs de la Casbah les élégantes villas qui parsemaient déjà les coteaux de Mustapha et les pentes ombragées du Sahel, la pensée, j’en suis sûr, ne vint ni à lui ni à son état-major qu’ils pourraient aller s’y installer à aussi bon droit que Brian de Bois-Guilbert sous le toit de Cédric le Saxon. Peu de jours avant, dit-on, quelques Turcs, désirant fléchir le courroux du vainqueur et sauver leur patrie de la ruine, avaient fait offrir sous main la tête du dey, et ne comprirent pas trop pourquoi le roi de France ne se montrait pas jaloux de recevoir ce genre de satisfaction. Ces ardens patriotes durent être encore bien plus surpris lorsqu’ils lurent dans l’article 5 de la capitulation que « la liberté de toutes les classes d’habitans, leur religion, leurs propriétés, leur commerce et leur industrie ne recevraient aucune atteinte. » Le moyen de comprendre ce que venaient faire des gens qui se mettaient en campagne à travers les mers sans vouloir pour leur peine ni sang ni argent, sans se soucier de tirer ni profit de leurs prises ni vengeance de leurs injures !

Quoi qu’il en soit, que l’honneur en revienne à la France et à ses représentans, il demeura bien entendu dès le premier jour que la conquête de l’Afrique était une conquête non à la manière ancienne, mais à la mode nouvelle de l’Europe, c’est-à-dire une conquête purement politique, et non une prise de possession du sol. C’était un nouveau souverain qu’on proclamait, ce n’étaient pas de nouveaux propriétaires qui s’établissaient. Restait seulement à examiner, et la question ne tarda pas à naître même dans les esprits les moins réfléchis, si la conquête, ainsi entendue et ainsi restreinte, apportait avec elle des compensations suffisantes à ce qu’elle avait coûté et devait coûter encore.

Du moment qu’une conquête n’offre plus les profits matériels, sensibles, tangibles au doigt et à l’œil, qu’elle produisait autrefois, elle ne peut rendre à la nation conquérante d’autres services que d’accroître sa force politique. Du moment que ce n’est pas la cupidité privée qu’elle est destinée à satisfaire, c’est à la puissance collective de l’état vainqueur qu’elle doit venir en aide. Politique est sa nature, politiques doivent être ses avantages ; mais en fait d’avantages politiques nous n’en connaissons réellement, tout compte fait, que de deux sortes : ils sont pécuniaires ou militaires. Toutes les forces politiques d’une nation (laissant de côté les forces morales, qui ne trouvent guère d’appui dans les conquêtes) se traduisent en hommes et en argent. Tout le problème de l’utilité d’une conquête, réduite aux termes dans lesquels l’enferme la morale scrupuleuse de l’Europe moderne, consiste donc uniquement dans la question de savoir si elle profite au trésor ou aux armées du vainqueur, si on peut lever abondamment dans son sein des impôts et des soldats.

Or le moindre bon sens suffit pour concevoir qu’examinée à ce point de vue purement arithmétique, la conquête d’un pays barbare court toujours risque d’être un mauvais calcul. Un tel pays en effet est en général pauvre, mal cultivé, médiocrement peuplé ; il tire de maigres produits du sol qu’il cultive, et ses richesses, s’il en a, purement naturelles, consommées directement par le producteur, difficiles à échanger et à déplacer, offrent très peu de prise au mécanisme le plus savant de nos perceptions financières. Il n’y a guère de pire matière imposable, pour parler le langage technique, que celle des nations barbares. En revanche, elles sont beaucoup plus prêtes à se battre qu’à payer, et le courage chez elles est moins rare que les écus. Outre que leur manière de combattre est rarement celle des armées civilisées, et qu’elles acceptent difficilement le joug de la discipline, c’est leur fidélité, sinon leur valeur, qui est douteuse. Les levées d’un pays conquis sont toujours des auxiliaires peu sûrs à encadrer dans une armée conquérante. Au jour du besoin et du péril, le sentiment national froissé se réveille, et la désertion n’est pas marquée à leurs yeux de l’empreinte ineffaçable du déshonneur ; mais entre nations issues de la même civilisation la bonne administration et la justice arrivent souvent assez vite à cicatriser les traces sanglantes de la conquête. L’éducation, les croyances communes triomphent, avec l’aide du temps, des distinctions nationales, et forment comme une atmosphère bienfaisante dont la pression rapproche les deux lèvres de la plaie. C’est ainsi que la reine d’Angleterre n’a point de meilleurs soldats que les anciens archers d’Ecosse, et que l’Alsace est, depuis un siècle au moins, la pépinière des meilleurs régimens français. D’un peuple barbare à un peuple civilisé, au contraire, l’assimilation est d’autant plus longue à s’opérer que sont plus profondes les différences. Tout contribue à séparer les nouveaux maîtres des nouveaux sujets, les croyances autant que les préjugés, les lois divines autant qu’humaines, parfois les vertus autant que les vices. À faire tomber de telles barrières, la justice, le bon gouvernement servent peu : heureux encore quand ils ne nuisent pas, car il n’est peut-être pas de points sur lesquels la civilisation et la barbarie s’entendent moins que sur ce qu’elles demandent ou reprochent à leur gouvernement. Ce que l’une appelle l’ordre paraît à l’autre une insupportable tyrannie. Une oppression intermittente lui paraît moins lourde à porter que cette gêne douce, mais continue, cette équitable répartition d’un fardeau constant, qui constitue pour nous une administration régulière. Une défiance réciproque est donc pour des siècles peut-être la condition nécessaire de deux élémens si contraires violemment rapprochés ; il n’en est pas qui rendent le commandement si pénible, ni surtout le recrutement des armées si dangereux.

Plus qu’aucune autre peut-être, la population qu’on trouvait éparse sur le sol de la régence d’Alger offrait aux prétentions les plus modérées de ses conquérans tous les genres de résistance active et négative. L’appeler une population barbare, c’eût été lui faire tort, et de plus l’offenser grièvement, car son état était celui d’une civilisation très imparfaite, mais en revanche très orgueilleuse. D’origine plus récente que la nôtre, à qui elle a un moment disputé et la possession du monde et la gloire des lettres et des arts, la civilisation musulmane, bien que déchue aujourd’hui, n’en est pas moins restée très fière. Peut-être cette fierté s’est-elle conservée plus intacte encore dans les pays, comme était l’Afrique en 1830, préservés du contact de l’Europe, et pouvant par là échapper à la preuve trop évidente de leur décadence. Les promesses d’une religion qui s’honore de rendre à la jalouse unité divine un hommage en apparence plus absolu que l’Évangile lui-même, le souvenir des prodiges du croissant et des pompes de l’Alhambra, la vue, toute récente encore, des chrétiens captifs dans le port d’Alger et des monceaux d’or entassés par les tributs de l’Europe humiliée, des instincts belliqueux, des armes imparfaites sans doute, mais merveilleusement appropriées à la défense des fortifications naturelles du sol, tout contribuait à maintenir chez les pasteurs de l’Atlas un sentiment de leur force et un espoir de secouer le joug qui devaient en faire très longtemps les plus intraitables des sujets. Il n’y avait aucun espoir de les éblouir par ce prestige vainqueur de la raison et de la puissance qui a fait tomber tant de sauvages et tant d’idoles au seul souffle de la conquête chrétienne. S’il y avait chez les habitans de l’Algérie assez de civilisation pour qu’il fût impossible de les dompter par surprise et de les prendre d’assaut, comme on peut faire des sauvages de l’Océanie, il n’y en avait pourtant pas assez pour qu’on pût établir aisément entre eux et nous une union fondée sur des maximes communes de gouvernement. Ils n’en restaient pas moins séparés de la société française par les plus profonds abîmes que la diversité des principes et l’opposition des croyances puissent creuser : ils différaient de nous par les fondemens mêmes sur lesquels l’humanité repose, par les deux rocs auxquels sont attachés les premiers anneaux du lien social, la constitution de la propriété et de la famille. C’en était assez pour que de longtemps la possession d’un tel pays ne pût être paisible, et par conséquent la conquête fructueuse. Il était trop évident qu’elle emprunterait pendant une période indéfinie les forces et les ressources de la France, avant de lui en fournir à son tour. Il faut ajouter, pour dresser complètement le bilan de la conquête, que ces descendans d’Abraham, n’ayant pas fait, depuis leur aïeul, un progrès dans la culture, se présentaient comme les plus médiocres exploitans d’un beau sol, et par conséquent promettaient les plus mauvais payeurs d’impôt qu’on puisse imaginer.

Toutes ces considérations furent entrevues, sinon complètement approfondies, du premier coup par la sagacité de l’instinct national. Dès le lendemain de la victoire, avant qu’on sût bien quelles en seraient les conséquences, avant qu’on eût mesuré, même du regard, les limites, encore moins parcouru l’étendue de l’héritage, une sorte de cri public s’éleva pour avertir la France que conquérir l’Afrique pour la posséder et s’en tenir là, ce serait la plus laborieuse et la plus stérile des opérations. Un petit nombre, qui se croyaient prudens, en conclurent qu’il fallait s’en aller au plus vite. La foule, éclairée par des pressentimens plus justes, ou éblouie par le renom d’une possession lointaine, décida au contraire qu’au lieu de se retirer du rivage d’Afrique, il fallait s’y transporter en masse et en grand nombre. Il n’y avait que quelques pouces de terrain possédés par nos armes que déjà l’idée d’une colonisation avait germé dans toutes les têtes. Que dis-je ? Le premier retour des bâtimens qui avaient annoncé la victoire ramenait déjà des colons. Il fut décidé, par ce verdict de l’entraînement populaire, contre lequel il n’y a guère d’appel possible, que l’Algérie, pour valoir quelque chose, n’était pas seulement une conquête à détenir, mais une colonie à fonder.

Une colonie, le mot est bien vite prononcé : il y a des colonies de beaucoup d’espèces, fondées dans bien des pensées, par bien des moyens et sous bien des conditions différentes. Pour ne prendre que la plus saillante et la plus importante aussi de ces distinctions, une grande nation, en fondant une colonie au-delà des mers, peut se proposer l’un ou l’autre de ces deux buts : ou bien assurer un débouché certain à son industrie et à son commerce, ou bien préparer à l’écoulement de sa population surabondante un réservoir d’émigration. Bien que ces deux points de vue soient souvent confondus dans la pratique, et que l’une de ces entreprises ait souvent conduit à l’autre, il importe de ne pas les confondre ; car suivant que l’un ou l’autre de ces desseins préside à la formation d’une colonie, suivant qu’il s’agit d’exporter dans la colonie en projet des hommes ou des marchandises, ni la conduite à suivre, ni le lieu à choisir, ni les instrumens à employer, ni les obstacles à surmonter, ni les avantages à recueillir, aucune des conditions en un mot n’est exactement pareille. Le régime intérieur de la colonie une fois fondée ne peut non plus être le même, si la mère-patrie se propose d’y établir un entrepôt commercial, ou si elle prétend en faire une autre elle-même, sa continuation, sa reproduction et son image sur un territoire éloigné.

Je ne sais si cette distinction fut aperçue aussi clairement que je l’établis par les nations de l’Europe qui ont fondé depuis trois siècles tant d’illustres et florissantes colonies. Les spéculations de ce genre n’ont jamais été très claires dans l’esprit ni des politiques ni des publicistes de l’ancienne Europe, et l’étaient peut-être moins que jamais au moment du grand, développement colonial qui a suivi les découvertes de Vasco de Gama et de Christophe Colomb. L’histoire même de ce développement montre que, soit que les colonisateurs s’en rendissent ou non un compte exact, ce fut alors la pensée commerciale qui domina presque exclusivement et qui régit ces innombrables entreprises, dont beaucoup ont été si fécondes. Presque toutes les colonies modernes ont été conçues au point de vue commercial : la preuve matérielle en subsiste dans les restes de ce qu’on nomme par excellence en législation le système colonial, si longtemps en vigueur dans toute l’Europe, et dont les débris se défendent encore dans nos lois contre les progrès de la science et l’activité envahissante de la liberté industrielle. Ce système en effet, qui consiste, comme chacun sait, à établir entre les anciens et les nouveaux sujets d’un même état un échange de monopoles, — à garantir à la métropole le privilège exclusif du marché colonial pour ses produits fabriqués, en assurant aux colonies un privilège analogue pour leurs produits naturels sur le marché de la métropole, — ce système, dis-je, atteste très évidemment qu’aux yeux de ceux qui l’inventèrent, le principal mérite et le but à poursuivre dans la fondation des colonies étaient d’obtenir la régularité des échanges commerciaux.

Et il y a une excellente raison pour que l’intérêt commercial ait ainsi prévalu dans l’établissement de la plupart des colonies modernes : c’est le commerce en effet qui, lui-même et lui seul, les a presque toutes fondées. Presque toutes sont dues à cette audace d’initiative qui en tout temps a caractérisé l’esprit des populations maritimes et commerçantes. Quand les dernières années du XVe siècle ouvrirent à la fois aux vaisseaux européens l’accès des trésors jusque-là si difficilement abordables de l’extrême Orient et déroulèrent devant l’imagination de l’ancien monde les perspectives éblouissantes du nouveau, ce fut le commerce qui se précipita dans ces voies à peine ouvertes. Tout l’appelait et rien ne l’arrêtait : l’élément qu’il fallait vaincre lui était familier, et le prix de la course était une innombrable profusion de richesses naturelles et inconnues à échanger contre de très modiques quantités des produits les plus grossiers de l’art européen. Aussi les premiers établissemens faits sur les côtes des deux Indes, comme on disait alors, furent-ils des comptoirs et des entrepôts. La conquête ne vint qu’à la suite du commerce, puis l’émigration à la suite de la conquête, mais toujours à l’aidé du commerce et pour le soutenir tout en s’appuyant sur lui. On prit possession des territoires nouvellement abordés ou découverts pour faire le commerce plus à l’aise à l’abri des incursions des populations sauvages et de la rivalité des nations concurrentes. Puis, là où l’on s’aperçut que les populations indigènes n’étaient ni assez laborieuses ni assez intelligentes pour exploiter elles-mêmes, avec une industrie suffisante, les richesses naturelles de leur propre sol et fournir ainsi en abondance au commerce les denrées qu’il venait chercher, là où l’on put espérer que le travail européen serait à la fois salubre et productif, on fit venir des populations d’Europe, et on leur livra la terre à cultiver ; mais ces émigrans, appelés et devancés par les trafiquans, durent ainsi toujours au commerce les avances comme la rémunération de leurs premiers travaux.

Les colonies ainsi fondées par l’esprit commercial ont pour une nation le plus grand des avantages, celui de se faire à peu près toutes seules. C’est un développement spontané dans lequel l’état n’intervient que pour le régler et le protéger. La plupart des états d’Europe ont eu, il est vrai, le grand tort d’étendre et de multiplier la règle et la protection fort au-delà du nécessaire et même de l’utile : Privilèges, monopoles, avances pécuniaires, subsides, règlemens douaniers de toute nature, toutes ces faveurs funestes, imaginées par un faux patriotisme et par une fausse science, ont été prodiguées par tous les gouvernemens d’Europe aux grandes compagnies commerçantes qui se chargeaient d’établissemens en pays lointains. Ces interventions bénévoles ont fait aux établissemens commerciaux plus de mal que de bien. Elles ont souvent eu pour effet de détourner de ses canaux naturels le cours de la richesse et de l’activité nationales, et de faire vivre quelques jours d’une vie factice et stérile des établissemens sans avenir. Les entreprises qui ont véritablement prospéré ne leur ont jamais dû leur succès. Toujours et partout les établissemens commerciaux ont dû conserver ce caractère de spontanéité sans lequel le commerce verrait tarir les deux sources qui le font vivre : le crédit et le capital. C’est ce capital, aliment à la fois et produit du commerce, qui, se transportant de lui-même par l’appât du bénéfice, et jouant ainsi le rôle des héros des temps antiques, des Cadmus et des Romulus, a choisi l’emplacement des cités à bâtir, des ports à creuser, a percé les forêts et remonté les fleuves. C’est lui aussi qui a disposé suivant ses convenances le régime intérieur des sociétés nouvelles qui lui ont dû l’existence. C’est lui qui a chassé devant lui les naturels paresseux de l’Amérique pour les remplacer par des travailleurs plus actifs. Aux Indes et dans les grandes îles de l’Océan asiatique, il s’est borné à dompter les indigènes en les employant. Il a régné sur ces populations soumises, souvent en son propre nom, par l’organe des grandes compagnies qu’il avait fondées, se faisant, pour le besoin des circonstances, législateur et même guerrier, et il n’y a pas longtemps qu’ayant fait toute son œuvre, il a abdiqué à Java ou à Bombay entre les mains du souverain politique.

La pensée de faire de l’Algérie une grande colonie commerciale, une de ces colonies qui marchent toutes seules à l’aide des capitaux privés, et qui, si elles n’enrichissent pas toujours le trésor public, alimentent l’industrie et par conséquent la richesse nationale de la mère-patrie, était certainement très séduisante ; mais il y avait à la réaliser une difficulté considérable, c’est, encore un coup, que ces colonies-là, on ne les fait pas, elles se font. Ce sont des agglomérations qui se groupent instinctivement autour d’une source naturellement ouverte de profits et de richesses, comme la verdure croît au bord des fleuves, et cette source consiste dans l’existence d’un ou plusieurs produits appartenant exclusivement au sol de la colonie, que le commerce de la métropole a par là même un intérêt direct à venir chercher, en portant en échange les richesses plus savantes que fabrique une civilisation plus avancée. C’est le rôle qu’ont joué les épices dans les Indes, les fourrures rares au Canada, dans presque tous les pays du Nouveau-Monde les cultures tropicales ou les métaux précieux. Lorsque de pareils produits existent, sont exploités et connus, un courant de commerce, par suite de capitaux et au besoin d’émigration, s’établit de lui-même ; mais quand ils n’existent pas ou quand ils demeurent inconnus et inaccessibles, il est évident qu’il ne suffit pas de la volonté du législateur pour faire naître un mouvement auquel aucun intérêt actif ne donne l’impulsion.

Or telle était malheureusement en 1830, telle est encore au fond, quoique adoucie et en grande voie d’amélioration, la situation de nos nouvelles possessions africaines. Si le commerce avait établi de longue date sur la côte orientale de la Régence, à La Calle, quelques pauvres établissemens destinés à la pêche du corail, ce n’était pas un faible objet de luxe d’un usage si limité qui pouvait attirer à lui le flot de capital nécessaire pour peupler et développer la colonisation d’une vaste province. Hors de là cependant l’Algérie, au moins telle qu’elle sortait des mains des Arabes, n’offrait guère autre chose que de l’huile, du blé et des troupeaux, toutes denrées qu’à tort ou à raison la France se croit propre à produire mieux que personne, et qu’elle aime mieux se demander à elle-même qu’emprunter à autrui. Sans doute ce n’était pas là tout ce qu’une si vaste région, placée sous un ciel si bienfaisant, pouvait rendre à l’obstination ingénieuse d’un travail intelligent. D’autres trésors étaient renfermés sous les couches épaisses de sa terre végétale, ou se cachaient dans les gorges et dans les entrailles de ses montagnes. Le soleil qui l’échauffe pouvait prêter vie même aux plantes qui n’avaient pu naturellement germer sur le sol. On pouvait donc espérer, soit de découvrir, soit de naturaliser en Algérie d’autres produits que ceux qu’en avaient tirés la négligence et l’imprévoyance de ses possesseurs ; mais pour faire cette transformation, un long travail, soit de recherches, soit d’acclimatation, était nécessaire, et en attendant l’Algérie n’offrait au commerce aucun objet d’exportation séduisant ou sérieux. Compter sur le commerce pour fonder ou même hâter la colonie, c’eût donc été s’enfermer dans un cercle vicieux d’où l’on n’aurait pu sortir, car, avant que le commerce y vînt chercher les produits qui l’alimentent, il fallait une colonie, et une colonie en pleine activité, pour les faire naître.

Il fallait donc, faute de mieux et par l’impossibilité de toute autre entreprise, ajourner les espérances commerciales, tenter en Algérie ce que j’appellerai une œuvre de colonisation directe, c’est-à-dire provoquer l’émigration de populations entières, n’ayant d’autre but que de s’établir sur un nouveau sol pour y vivre ensuite, comme les cultivateurs de nos campagnes, du travail quotidien de leurs bras, d’un trafic domestique et intérieur, — une colonie destinée à se suffire à elle-même et n’ayant d’autre fin qu’elle-même, non le débouché ou le comptoir de la mère-patrie, mais sa prolongation pour ainsi dire et sa reproduction. Il fallait songer, non à trouver de l’autre côté de la Méditerranée des Indes ou même des Antilles, mais à y organiser de toute pièce et de propos délibéré de nouveaux départemens français.

Or de toutes les entreprises coloniales on peut bien dire que celle-là est assurément la plus grande, mais aussi la plus malaisée. Le renom, le profit en sont peut-être sinon plus éclatans, au moins plus durables que d’aucune autre, mais l’enfantement aussi en est plus laborieux. Les colonies purement commerciales, promptes à naître, sont aussi promptes à périr ; elles sont sujettes aux intermittences, aux oscillations, à la mobilité continue du commerce lui-même : de nouvelles voies ouvertes, une nouvelle impulsion donnée soit à la navigation, soit à l’industrie, font parfois tarir la source qui les alimente ; elles périssent quand le courant qui leur apportait la vie se détourne et les abandonne. Au contraire, l’établissement d’une population de travailleurs ruraux sur une rive éloignée, quand une fois il est accompli et a pris racine, est un résultat permanent que le temps, loin d’affaiblir, consacre et développe. C’est un être nouveau auquel la mère-patrie a donné le jour, et qui, s’il ne lui en témoigne pas toujours sa reconnaissance par sa soumission, lui procure au moins l’avantage d’étendre l’influence de ses mœurs, de sa langue et de ses exemples, et de perpétuer l’éclat de son nom à travers les âges. La récompense est donc grande, quoi qu’il arrive ; mais la peine, il faut le dire, est bien en proportion de la récompense. Pour soulever ainsi des populations agricoles et les transporter à distance, il faut un levier qui souvent manque et plus souvent encore se brise entre les mains d’un gouvernement. Il faut un concours de conditions assez rares à trouver, et dans le sein de la contrée qui veut envoyer la colonie au dehors, et à la surface du pays qui est destiné à lui servir de réceptacle.

Il faut, avant tout, qu’il se rencontre chez la nation colonisatrice une pépinière suffisamment abondante de sujets propres à l’émigration. On s’imagine trop aisément en France que tout le monde est bon à faire un colon, et principalement ceux qui ne sont pas bons à autre chose. Dès qu’un homme se trouve mal chez lui, il croit que cela suffit pour qu’il soit bien ailleurs. Un homme sans argent et hors d’état d’en acquérir, sans ressources et sans valeur, un mauvais sujet qui n’a rien, c’est celui-là qu’en France on regarde comme naturellement destiné à émigrer. À merveille, s’il ne s’agit que de s’en délivrer pour n’en plus entendre parler ; mais si l’on prend le moindre souci de ce que l’émigration devient quand une fois elle a franchi les mers, il faut bien reconnaître que le métier d’émigrant, un des plus rudes que puisse affronter l’activité humaine, exige, comme à peu près tous les métiers de ce monde, une combinaison particulière de ressources morales et matérielles.

A coup sûr, la première qualité du colon c’est l’audace. Celui qui quitte à la fois la société et la famille, l’affection de ses proches et la protection de ses lois, qui met l’orageuse barrière de l’océan entre lui et ses souvenirs, entre son enfance et sa vieillesse, entre son existence d’hier et celle de demain, — celui qui, se posant seul en face d’une nature indomptée, reprend l’œuvre de la civilisation plus de vingt siècles en arrière et recule ainsi dans le temps autant qu’il avance dans l’espace, celui qui met le soc en terre sans bien connaître ni les feux du soleil qu’il va braver, ni les miasmes près de s’échapper du sillon qu’il va déchirer, celui-là certainement a plus que le navigateur du poète un triple airain autour de la poitrine. Mais si l’audace est indispensable, elle est pourtant insuffisante, ou plutôt il y a plusieurs genres d’audaces, et celle qu’il faut au colon est de la nature la plus rare. Il y a une audace emportée qui se précipite comme par un mouvement du sang au-devant d’un péril promptement menaçant, mais rapidement surmonté, qui excelle à emporter de haute lutte un résultat décisif, mais qui, mise à l’épreuve d’une lutte infructueuse et prolongée, se décourage et s’affaiblit comme un feu de paille qui s’éteint. Il y a une audace orgueilleuse qui s’exalte par les applaudissemens des spectateurs, qui vise à l’éclat, à la gloire, et s’enivre elle-même du bruit qu’elle répand autour d’elle. Aucun de ces genres d’intrépidité, excellens sur le champ de bataille, ne convient aux dangers très réels, mais d’un aspect très ingrat, qui attendent le colon parvenu au lieu de son aventureuse destination. Là point de charge à faire ou de bastion à emporter sous les yeux et aux cris de camarades enthousiastes, mais tous les déboires et tous les mécomptes de l’inexpérience, des travaux cent fois détruits et cent fois à recommencer, la souffrance inattendue de besoins qu’on ne se connaissait pas, parce qu’ils sont si naturellement satisfaits dans nos sociétés civilisées qu’on oublie presque qu’ils existent : la faim à rassasier sans cuisinier et sans boulanger, la maison à réparer sans charpentier, la fièvre à soigner sans médecin et sans quinine, l’accablante monotonie de la solitude, le tête-à-tête sans fin avec une nature silencieuse, voilà les épreuves quotidiennes auxquelles est vouée la force d’âme du colon. Pour ne point fléchir, il faut un courage rare et persévérant, prenant ses racines dans l’obstination de la volonté, ou mieux encore, s’il se peut, dans la conscience d’un devoir à remplir. Le goût de l’inconnu, des voyages et du changement, qui naît du feu de la jeunesse ou même du désordre des habitudes, est précisément le contraire de ce qui convient à une tâche si sévère. En un mot, pour faire un émigrant qui ne meure pas à la peine, il faut un homme qui se décide à courir une grande aventure sans être pourtant un aventurier.

Voilà pour les conditions morales. Encore si c’étaient les seules ! Mais il y en a une tout aussi essentielle et beaucoup plus prosaïque encore : c’est non pas précisément d’être riche, mais du moins de n’être pas tout à fait pauvre ; c’est d’avoir devant soi de quoi vivre et de quoi travailler pendant une ou deux années pour le moins sans rien attendre de son travail. C’est ici surtout que l’imagination populaire prend ordinairement le change par la plus déplorable des illusions. On se figure que ce sont les pauvres surtout qu’il faut exporter dans une colonie naissante. « Il y a trop de monde ici, dit-on volontiers à ceux qui se plaignent de leur sort ; les rangs sont trop serrés : allez là-bas sur les territoires nouveaux, où il y a de la place. » Le conseil peut être bon s’il s’agit de se rendre à une colonie déjà fondée, où il y a des capitaux transportés et un certain nombre de propriétaires qui demandent à être aidés par des ouvriers ; mais pour passer les premiers jours et jeter les premiers fondemens d’une colonie agricole, il n’y en a pas de plus certain d’être trompé par l’événement. Un adulte valide qui n’a que ses deux bras pour toute richesse n’est à sa place au contraire que dans une société déjà parvenue à un certain point de civilisation, par l’excellente raison que c’est là seulement qu’il est sûr le matin de pouvoir atteindre le soir sans mourir de faim. Nulle part en effet, sous aucun ciel, quelque facile à remuer que soit la terre, les bras de l’homme ne suffisent à la cultiver ; il lui faut des outils, une charrue, des semences. Nulle part non plus, quelque active que soit la force végétale, la récolte ne suit d’assez près le labour pour que le laboureur ne doive pas se mettre en peine d’avoir de quoi se nourrir en l’attendant. La terre est un mauvais payeur qui ne solde pas ses salaires jour à jour. Il faut donc à tout homme qui veut vivre de son travail une certaine somme d’avances représentée par les instrumens nécessaires à ce travail et par les provisions nécessaires à sa nourriture. Dans les sociétés constituées, ces avances sont fournies au travailleur par ce mécanisme merveilleux qui fait servir l’avoir des uns à soutenir le travail des autres. Dans les sociétés constituées, il y a des propriétaires et des fermiers pour employer et nourrir des journaliers. Dans les sociétés constituées, il y a des maisons toutes bâties pour abriter, la nuit, le travailleur, moyennant un modique loyer payé à termes divisés. Tout cela n’existe pas ou du moins n’existe qu’en germes informes sur le territoire encore nu d’une colonie naissante, et surtout d’une colonie rurale. Cet admirable appareil circulatoire, cette pompe aspirante et foulante qui, dans une vieille société, porte la.vie du centre aux extré mités par les mille canaux du capital, ne s’y trouve encore qu’en embryon et en rudiment. Tout colon doit donc ou s’associer à un capitaliste qui le défraie, ou, ce qui est plus sûr, être son capitaliste à lui-même. Il faut arriver les poches pleines, portant avec soi ce qui est nécessaire pour se vêtir, s’alimenter, bâtir sa demeure et tracer son sillon. Une colonie à fonder n’est donc point, comme beaucoup de gens se le représentent, une sorte de brelan ouvert où un joueur qui a tout perdu peut encore courir une chance sans fournir de mise. Dans une colonie naissante, encore plus qu’ailleurs, il n’y a que ceux qui ont déjà quelque chose qui ont chance d’acquérir davantage.

On dira qu’en ce cas ce n’est pas la peine d’aller si loin, et qu’un homme qui a reçu du ciel le courage et l’aisance, étant à peu près sûr de faire fortune partout, n’a pas de raison de s’expatrier. Je ne nie point qu’il n’y ait là, comme au début de beaucoup de choses, un cercle vicieux d’où il est embarrassant de sortir. Il y a pourtant une nation dans le monde qui a toujours merveilleusement réussi à s’en dégager ; il y a une nation qui semble prédestinée, par ses institutions politiques comme par ses institutions sociales, à couvrir le monde de colonies. C’est celle-là même qui est par excellence la patrie de l’audace individuelle et la nourrice du capital. On a nommé l’Angleterre : elle a débuté dans cette carrière par la plus singulière des bonnes fortunes, et elle l’a due (ô faveur imméritée de la Providence !) à ces mêmes agitations religieuses qui ont épuisé dans le sein déchiré de la France le plus pur de notre sang. Ces puritains qui, au début du XVIIe siècle, allèrent fuir le joug des Stuarts sur les rives de la Virginie et de la Nouvelle-Angleterre ; ces hommes, appartenant presque tous aux classes aisées de la société et emportant avec eux tout leur avoir pour ne rien laisser à leurs oppresseurs ; ces pères de famille de mœurs austères, possédés par une conviction passionnée et pleins de cette indomptable confiance en soi-même que donne l’orgueil du libre examen mêlé à l’aveuglement du fanatisme, c’était là véritablement le type achevé et l’idéal du colon. On ne s’étonne point que la nature la plus rebelle ait cédé à l’étreinte de telles mains, et d’une telle pépinière la forêt qui est sortie ne paraît pas trop majestueuse. Si l’Angleterre n’a pas tous les jours de telles aventures coloniales, elle a pourtant toujours une excellente école de colons dans ces fortes institutions qui développent dès le jeune âge chez chacun de ses enfans l’habitude virile de ne compter que sur soi-même. Une éducation dirigée presque sans surveillans, une justice rendue presque sans magistrats, une police maintenue presque sans gendarmes, un sentiment partout répandu d’indépendance et de responsabilité personnelles, tous les efforts permis, mais très peu de soutien promis par le pouvoir à l’ambition ou à l’intérêt privé, — ce régime, qui fournit à l’Angleterre des citoyens propres à toutes les professions de la vie publique, est aussi le mieux fait pour assurer l’hygiène morale qui convient à de futurs colons. Une société qui se gouverne toute seule est la meilleure préparation pour qui veut apprendre à se passer à la fois de société et de gouvernement. Rien ne fortifie les membres pour de grandes courses comme d’avoir marché de bonne heure sans lisières. Mais si les mœurs publiques préparent naturellement à l’Angleterre une race de bons émigrans, la distribution de la richesse, telle que ses lois l’ont faite et telle que ses habitudes la maintiennent, est aussi merveilleusement propre à diriger vers les entreprises lointaines le superflu des petits capitaux. Dans un pays où règnent la concentration de la propriété foncière et la domination presque exclusive de la grande culture, où le sol est ainsi tout entier entre les mains de riches propriétaires ou de gros fermiers, la condition du paysan proprement dite, vivant indépendant sur un petit lot de terre, semant et labourant avec ses épargnes, est ingrate et difficile. Les petits capitaux dans un tel pays sont donc naturellement repoussés de la terre par la concurrence ruineuse et l’extension progressive de la grande agriculture ; s’ils tiennent à y rester attachés, c’est au dehors et au loin qu’ils sont contraints de l’aller chercher. Aussi c’est du sein des nombreuses familles des fermiers anglais que se détachent chaque année les courageux settlers qui ont peuplé ses possessions d’outre-mer. Le père mort, un seul de ses huit ou dix fils conserve en vertu du droit de primogéniture son exploitation tout entière. Les autres, pourvus d’une médiocre légitime, s’en vont sans trop de regret chercher fortune ailleurs. Voyez-les débarquer sur quelque côte de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Ils arrivent bien nourris, bien vêtus, souvent avec les instrumens les plus perfectionnés de la dernière exposition agricole de leur comté. Dès le lendemain, ils sont à l’œuvre, les uns faisant paître les troupeaux qu’eux-mêmes souvent ont amenés avec eux, d’autres défrichant la forêt pour bâtir sur-le-champ leurs demeures. Bientôt "anciens et nouveau-venus se rapprochent et se groupent tout naturellement, à l’image de leur patrie, en paroisses, puis en comtés. Ils se nomment eux-mêmes des aldermen, des juges de paix, des sheriffs, se rassemblent d’eux-mêmes en jury pour rendre la justice, se divisent en haute et basse chambre : véritable essaim sorti de la ruche après s’être nourri de son meilleur miel, et prêts à en reproduire partout l’architecture exacte avec cette géométrie spontanée dont Dieu a déposé en eux l’instinct[1].

Le gouvernement de la France était bien loin de disposer, pour l’entreprise que les événemens le contraignaient d’accomplir, d’instrumens si bien appropriés. En aucune autre matière peut-être, la différence des races anglaise et française n’est, on le sait, plus sensible. Une expérience malheureusement répétée sous beaucoup de latitudes, et qui a abouti à faire passer à nos voisins la plupart de nos meilleures colonies, a fort accrédité dans le monde la conviction que nous sommes beaucoup moins doués qu’eux de ce qu’un phrénologue appellerait la faculté colonisatrice. Si l’analyse que nous venons de faire est juste, elle fournira, je le crains, les raisons véritables de cette opinion vulgaire. À coup sûr, ce qui peut manquer aux Français pour bien coloniser, ce n’est pas le courage d’entreprendre des choses dangereuses ou difficiles : une pareille accusation, cette année-ci encore plus qu’aucune autre, serait aussi odieuse que ridicule ; mais le courage français, qui éblouit et subjugue le monde, paraît avoir besoin de deux conditions pour briller de tout son éclat, de camarades pour lui applaudir, et de bons maîtres pour lui commander. C’est en société et en régiment que le Français est incomparable ; isolé et sans guide, il s’inquiète, s’ennuie et se décourage. Son naturel l’a fait sociable par excellence, et ses institutions politiques l’ont habitué de longue date à être gouverné, administré, régenté, surveillé, protégé à toute heure, sur tous les points. On ne saurait imaginer de pire éducation pour affronter la solitude et l’abandon, inévitables dans une colonie naissante. On sait de plus combien l’esprit d’entreprise, l’initiative individuelle, sont rares et faibles chez les plus riches d’entre nous : c’est d’hier que l’industrie a imaginé de marcher toute seule, de remuer librement et d’associer hardiment ses capitaux. Quanta nos populations rurales, la routine et l’inertie règnent chez elles encore sans conteste. Faire comme son père, au même lieu que lui, et sur le même champ s’il est possible, c’est tout ce que se permet l’imagination craintive d’un paysan. Nos lois civiles viennent encore en aide à cette tendance en assurant à tous les cohéritiers, dans chaque partage, non-seulement une part égale dans la fortune du père de famille, mais un fragment matériellement déchiré de chacun de ses immeubles. Tandis qu’en Angleterre les petits capitaux agricoles sont chassés du sol national par la concentration de la propriété et de la culture, ils y sont retenus au contraire en France par la division, constamment renouvelée, que les prescriptions excessives du code civil rendent obligatoire. Bien loin d’être portés à s’élancer dans des contrées lointaines, ils restent obstinément accroupis sur la terre à laquelle ils sont accoutumés, ils s’en disputent, ils s’en arrachent les lambeaux : ils s’y cramponnent et souvent s’y épuisent, et le travail le plus opiniâtre ne réussit pas toujours à les empêcher de s’y engouffrer sans retour.

Il fallait donc s’attendre que la vraie matière émigrante, si on ose parler ainsi, c’est-à-dire les cultivateurs pourvus d’un petit capital, serait pour le gouvernement français très difficile à mettre en mouvement vers l’Algérie, et resterait longtemps sourde à son appel. Pour la décider à s’émouvoir, pour l’enlever de ce sol natal qui la retient par tant d’attraits, il aurait fallu que des attraits plus puissans encore se fissent sentir de l’autre côté de la Méditerranée. Il aurait donc fallu que la culture en Algérie présentât des avantages immédiats, sensibles, considérables, de nature à récompenser vite les premiers qui s’y hasarderaient et à faire rapidement suivre leur exemple. Or ces avantages ne pouvaient résulter que de deux conditions indispensables l’une et l’autre à tout territoire qu’on veut promptement coloniser : une extrême abondance de terres cultivables et une extrême facilité à les mettre en culture. Avoir plus de terres et des terres plus aisément productives, parce qu’elles ne sont pas épuisées, c’est la supériorité des pays nouveaux sur les pays anciens, c’est le seul appât qui puisse diriger vers une colonie les populations rurales. L’Algérie possédait-elle ce double avantage à un assez haut degré pour attirer rapidement à elle un flot de colonisation ? Le nouvel établissement colonial trouvait-il ainsi au lieu d’arrivée assez de facilités pour compenser celles qui lui manquaient, nous venons de le voir, au point de départ ? Dernier aspect de la question qui n’était pas non plus entièrement satisfaisant.

Assurément ce n’est ni l’espace cultivable ni là fécondité latente qui manquaient sinon à l’Algérie tout entière, au moins à cette longue et large bande qui s’étend entre les montagnes et la mer, et qui a reçu par excellence le nom de Tell (tellus, terre). Il n’est pas besoin d’être connaisseur en agriculture, il suffit de traverser en ouvrant les yeux ce beau pays, pour se convaincre qu’il est aimé du ciel autant que maltraité des hommes. Aux doutes élevés sur sa puissance productive, l’Algérie a répondu par deux ou trois expériences concluantes, qui ferment aujourd’hui la bouche aux plus incrédules. Les plus obstinés contradicteurs ne résisteraient pas par exemple, j’en suis sûr, à une demi-heure de promenade dans les jardins maraîchers qui s’étendent le long de la mer, à l’ouest d’Alger, entre le faubourg de Moustapha et le fort de la Maison-Carrée. Là, entre les derniers jours de décembre et le commencement de juin, d’industrieux Mahonnais tirent d’une langue de terre étroite que vient baigner la vague trois ou quatre récoltes de primeurs qui, se succédant de six semaines en six semaines, s’en vont, grâce à la vapeur et au chemin de fer, faire l’ornement de nos halles de Paris et les délices de nos restaurans. Il faut voir ces intelligens insulaires à l’œil vif et au visage ouvert, les bras nus, les jambes vêtues d’un pantalon rouge enlevé à la défroque de nos armées, accroupis entre deux rangées d’artichauts monstrueux ou de choux gigantesques. Une barrière de roseaux à haute taille, frémissant au moindre souffle, défend contre le vent de mer ce champ dont chaque motte de terre est un trésor. Au centre s’élève une noria arabe, sorte de roue grossière autour de laquelle des seaux sont enroulés, et qui, par un double mouvement sur la même axe, va chercher l’eau dans les profondeurs du sol, puis la répand autour d’elle. Sous cette aspersion bienfaisante, la terre a vraiment l’air de se soulever par la poussée intérieure des germes qui s’y développent. Tout à l’entour une végétation luxuriante de plantes grasses, d’aloès, de cactus et de figuiers de Barbarie rivalisent avec les produits de la culture, comme pour attester que le labeur de l’homme n’est pas encore venu à bout non-seulement d’épuiser, mais même d’absorber toutes les forces de cette nature exubérante. Tout ce tableau, éclairé par un soleil qui a la pureté lumineuse du printemps avec la puissance de la canicule, porte dans l’âme un sentiment de prospérité et de confiance qu’aucune brochure ou aucun discours en faveur de l’Algérie n’avait jamais fait naître en moi. Les craintes élevées sur la salubrité du pays, plus sérieuses et mieux fondées, n’ont pas tenu davantage devant un examen patient. Toute terre vide et inhabitée est assurément sujette à des émanations dangereuses, et tout changement de latitude est une épreuve périlleuse pour des travailleurs ; mais l’exemple de plusieurs villages des environs d’Alger, ou la fièvre a décimé une première génération de colons, tandis qu’une seconde y vit aujourd’hui dans d’excellentes conditions sanitaires, montre qu’il n’y a rien dans ces influences morbides dont le temps et les bons soins ne puissent triompher. Il n’y a rien là surtout qui dépasse les conditions communes de toute colonisation.

Du côté de la nature par conséquent, l’Algérie ne tient rien qui ne rende son territoire éminemment propre à la colonisation qu’on lui destine ; mais le malheur, c’est que la nature n’y est ni neuve ni vierge, c’est que les hommes y ont beaucoup vécu à côté d’elle pour abuser d’elle. L’Algérie, telle qu’elle nous est tombée en partage, n’était pas un pays inhabité, mais un pays mal habité, ce qui est très différent pour toute expérience, mais surtout pour une colonisation. Pour ne prendre que le côté le plus pratique et le plus étroit de la question, il n’y a point d’agriculteur qui ne puisse dire combien une terre encore inculte diffère, pour le profit qu’on en peut tirer, d’une terre longtemps mal cultivée. Sur une terre inculte, si l’homme n’a rien mis du sien, au moins il n’a rien ôté. Toutes les forces vives et naturelles du sol ont été respectées et ont même été, en certaine mesure, accumulées et thésaurisées dans son sein ; mais une terre mal cultivée est une terre à laquelle le possesseur a beaucoup demandé et beaucoup pris sans lui rien rendre. L’Algérie tout entière est cette terre-là. Dès qu’on s’avance un peu dans l’intérieur, dès qu’on sort de la banlieue des villes, le spectacle qu’on aperçoit n’est pas le désert, mais la dévastation. Ce sont les richesses naturelles prodiguées d’abord, puis étouffées dans leur germe, et qui demandent, pour être rétablies dans leur abondance et leur vigueur primitives, un travail presque aussi considérable et presque aussi coûteux que celui qui est nécessaire à nos vieilles terres, fatiguées par tant de siècles de culture et sollicitées par tant de bouches à nourrir.

Il faudrait des volumes pour raconter, et des connaissances plus précises que je ne les possède, pour faire comprendre tout le mal que les Arabes, avec leur vie déréglée et leurs détestables procédés de culture, ont fait à un pays renommé autrefois comme le grenier du monde. Il en est un pourtant qui saute aux yeux les moins exercés. Les croupes arrondies des montagnes, assez semblables, dans leur forme, aux pentes des Vosges et du Jura, sont couvertes au printemps d’une teinte de verdure uniforme qui fait croire de loin à l’existence de vastes forêts comme celles qui couvrent nos montagnes. Elles y croissaient autrefois, on n’en peut douter, et on en retrouve encore la trace sur les sommets assez élevés et assez écartés pour avoir échappé à l’invasion musulmane ; mais partout ailleurs l’habitude barbare qu’ont les Arabes de brûler tout le bois qu’ils trouvent, pour former avec les cendres un détestable fumier, a depuis longtemps fait tomber toutes les hautes tiges, et la dent venimeuse des chèvres et des moutons qu’on laisse courir au hasard détruit les jeunes plants à mesure qu’ils poussent. Toute la force productive s’épuise donc en broussailles épaisses, entre lesquelles l’Arabe trace un léger sillon à fleur de terre, suffisant pour épuiser partout les premières couches du sol, sans en avoir nulle part pé nétré ni aéré les profondeurs. Tel est le sol qu’on livre au pauvre cultivateur européen, et sur lequel, avant d’essayer aucune culture, il lui faut souvent consumer de longs mois à extirper d’odieux buissons dont la plupart sont impropres même à faire un combustible passable : triste situation, il faut l’avouer, surtout si on la compare à celle des colons d’Amérique, placés en face de ces grandes forêts où la seule difficulté est de pénétrer. Une fois entré la hache à la main, le colon américain tire de ses forêts d’abord les matériaux nécessaires à la construction de sa maison, puis des madriers gigantesques et des bois excellens, qui, embarqués sur quelque grand fleuve, vont se vendre chèrement dans les villes, enfin un sol engraissé par des couches séculaires de détritus végétaux et animaux. Le colon français en Afrique n’a rien de pareil. À la vérité, ce qui lui manque le plus, ce sont ces beaux fleuves d’Amérique, incomparables moyens de communication tout préparés par la nature. Ce qu’on nomme rivière en Algérie n’est rien de semblable : c’est un lit de sable pendant neuf mois de l’année, et un torrent indomptable pendant les trois autres. Sous ce rapport, c’est le ciel qui a été avare ; mais la maladresse humaine a beaucoup ajouté à cette faiblesse naturelle. Le déboisement systématique a sans mesure accru la sécheresse du sol pendant la saison chaude ; puis, quand viennent les pluies torrentielles de l’hiver, les sources, taries la veille et grossies le lendemain, ne rencontrent plus aucun des obstacles destinés à prévenir leur débordement. De là ces inondations subites qui emportent tout devant elles, cultures, travaux d’art, chaussées, ponts, transforment les plaines en marais d’eau stagnante, suspendent toute communication et rendent toute voirie régulière impossible. Tel est en Algérie le résultat de dix siècles de soumission à des con-quérans à demi civilisés. Mieux vaudrait cent fois, pour le sol de l’Algérie, avoir été possédé par des sauvages vivant du produit de leur chasse que d’être tombé entre les mains de cultivateurs comme les Arabes[2]. Le passage du premier au second degré de civilisation lui a été extrêmement funeste, et l’on peut affirmer que sur cent dépenses imposées au colon qui veut mettre en culture le sol africain, s’il y en a une destinée à suppléer aux biens que Dieu ne lui a pas donnés, il y en a quatre-vingt-dix-neuf dont le but est de réparer le mal que les hommes lui ont fait.

Ce mal ne serait pourtant pas encore si grand, ni surtout si difficile à corriger, si telle qu’elle est cette terre, et dans l’état où elle se présente, elle était au moins livrée avec abondance et facile à obtenir. Malheureusement, après avoir dévasté la terre, les Arabes (au point de vue de la colonisation, c’est là le pire) la détiennent encore. D’après de récens documens officiels, ils sont deux millions environ, et encore n’habitent-ils pas tous la région cultivable ou colonisable. Il faut retrancher les tribus du désert et les Maures commerçans des villes, les anciennes populations kabyles qui vivent réfugiées sur les hautes cimes de montagnes. C’est environ onze ou douze cent mille hommes qui restent répandus dans les vallées, dans les plaines, et jusqu’à mi-côte des pentes de l’Atlas. À eux seuls, ces douze cent mille hommes, à peu près la population d’un des grands départemens de la France, n’occupent pas beaucoup moins de onze à douze millions d’hectares, c’est-à-dire la moitié du sol cultivé de l’Angleterre et le quart de celui de France. Ils occupent tout cela, chose assez naturelle, puisque jusqu’à ces dernières années personne n’était là pour le leur contester ; mais, chose plus singulière, c’est de tout cela à peu près qu’ils ont besoin pour vivre. Avec leur mode de culture et d’existence, chaque tribu arabe a besoin pour subsister, et encore à de très pauvres conditions, de rayonner sur une sphère immense de territoire. C’est ici la conséquence inévitable d’une propriété possédée à titre collectif, jointe à une vie à peu près nomade. À très peu d’exceptions près, le territoire appartenant à chaque tribu est possédé indivis par la tribu tout entière, ou par des fractions de tribu. À peine les chefs les plus considérables ont-ils quelques biens propres : la différence de fortune entre les riches et les pauvres ne consiste pas habituellement dans la propriété d’une plus ou moins grande quantité de terres, mais dans le droit de prélever une plus ou moins grande part du produit de l’immeuble commun, ou d’y faire paître un plus ou moins grand nombre de troupeaux. Là même où, à l’origine, des propriétés particulières ont existé et subsistent encore en droit, l’usage d’une vie errante, les abus d’une sorte de féodalité envahissante, la confusion des titres, ont amené de véritables habitudes de communauté. Ce communisme pratique a produit ses effets naturels. La terre n’appartenant à personne, personne aussi ne s’ingénie ni ne se fatigue à lui faire produire tout ce qu’elle peut rendre. Il en faut par conséquent trois ou quatre fois plus pour nourrir le même nombre de personnes que sous le régime de la propriété individuelle. Tous les communaux, à cet égard, jouissent auprès des économistes d’une réputation bien méritée. Les propriétés de nos communes de France elles-mêmes, au sein de notre société, où tout vise à l’économie, n’échappent point à cette règle fatale : ce sont en général des landes où à peine quelques troupeaux peuvent trouver leur subsistance, tandis qu’à côté d’eux la petite culture, sous l’aiguillon de la propriété individuelle, résout souvent le problème de faire vivre une famille de sept ou huit personnes sur un coin de terre qu’elles pourraient en se couchant couvrir tout entier de leur corps. Le Tell de l’Algérie est une série de communaux de la pire espèce. De là le singulier spectacle qui saisit d’étonnement le voyageur. Vous parcourez des lieues entières où nulle trace de pas ou de charrue, de culture ou de visite humaine, ne se laisse apercevoir. Les bruyères, les cactus, y règnent seuls avec la fierté de l’indépendance. C’est le désert, pensez-vous, ce sol est sorti tout droit de la main de Dieu : il attend le premier occupant. Détrompez-vous : il a un maître, et même plusieurs. Ils y étaient encore il y a peu de mois : s’ils l’ont quitté, c’est que telle source d’eau était tarie, ou telle veine de terre épuisée ; mais ils reparaîtront, sinon l’année qui court, au moins celle qui vient. Et en attendant, si l’horizon est pur, vous pouvez distinguer à travers les vapeurs du soir la fumée de leurs tentes, et l’écho vous apportera les aboiemens des chiens qui en gardent l’entrée.

Du moment que l’on voulait coloniser, il fallait nécessairement se préoccuper de faire passer des Arabes aux Européens une partie au moins du terrain si mal employé. C’est là qu’on rencontrait le dernier et non le moindre des problèmes de la colonisation. C’est là qu’on venait se heurter contre une redoutable complication de difficultés matérielles et morales. La plus sérieuse n’était pas la résistance armée que les Arabes pouvaient opposer à une réduction de ce genre, destinée à les atteindre dans leurs habitudes les plus anciennes et les plus intimes. Bien que de la part de sujets aussi belliqueux aucun genre de résistance ne fût à dédaigner, ce n’était après tout là qu’une question de force, et une fois en train de vaincre et de conquérir, un peu plus ou un peu moins de force à déployer, ce n’est pas là ce qui est de nature à arrêter des armées françaises ; mais derrière cette question de force s’élevait une bien plus délicate question de droit. Avions-nous le droit de retirer aux Arabes par voie de contrainte ce territoire dont ils abusent sans doute, mais qu’ils tiennent pourtant de leurs aïeux, et sur lequel ils exercent, au titre d’une occupation non contestée, une possession immémoriale ? Pouvions-nous consommer un tel dépouillement sans rompre l’engagement conclu par notre premier traité et plus encore celui que nous avions contracté envers nous-mêmes de respecter les propriétés de nos nouveaux sujets ? Cette garantie solennelle que nous avions généreusement donnée s’étendait-elle à cette propriété inattendue, abusive, dévorante, pour ainsi parler, qui confisque et engouffre les dons les plus précieux de la nature sans en jouir elle-même et sans permettre qu’on en jouisse ? Le droit d’user et d’abuser, définition de la propriété selon les jurisconsultes, va-t-il jusqu’à ne pas user du tout de deux cents lieues de territoire ? Fallait-il violer notre parole ? Fallait-il exposer la colonisation entreprise à mourir, devant des immensités désertes, du lent supplice de Tantale ? Je ne crois pas que jamais cas de conscience plus délicat ait été posé à un conquérant honnête homme.

Les moyens les plus variés, les uns doux, les autres énergiques et sommaires, furent proposés dès le premier jour pour sortir de cette difficulté, qui était au fond, dans un avenir plus ou moins éloigné, le nœud vital de la colonisation. Les théories radicales, toujours séduisantes pour beaucoup d’esprits, surtout quand la nécessité presse et que les obstacles impatientent, furent les premières à se produire. Des écrivains soi-disant versés dans le droit musulman ont sérieusement prétendu que le Coran ne permettait à ses fidèles aucune propriété digne de ce nom, que le souverain politique, dans la loi musulmane, était l’unique propriétaire, et que l’usufruit seul des biens-fonds appartenait aux détenteurs, d’où il suivait qu’en sa qualité d’héritier de Mahomet, le gouvernement français pouvait à son gré déposséder tous les Arabes. Cette subtilité eût tout arrangé en effet, tout excepté l’honneur, l’humanité et la conscience. Des conseillers plus timorés ouvraient l’avis d’acquérir aux Arabes leurs territoires par voie d’expropriation publique moyennant échange ou indemnité, parti sans contredit beaucoup plus humain et plus sage, mais qui lui-même donnait naissance à des difficultés d’un autre ordre. Pour acquérir avec certitude en effet et à l’abri des fraudes et des revendications, il faut commencer par déterminer avec clarté la nature et l’étendue des droits du vendeur. Sans titre de propriété positif, point d’acquisition bien assurée. Or c’est là justement ce qui manque aux tribus arabes, et ce qu’elles ne se soucient guère de se procurer. Établies sur le territoire qu’elles détiennent au nom de coutumes mal définies, elles ne se mettent pas en peine de bien savoir ce qu’elles ont, afin d’être plus à leur aise pour prendre ou vendre au besoin ce qu’elles n’ont pas. Les limites de leur propriété respective sont si confusément tracées, dans l’intérieur de chaque tribu le mode de transmission et de partage est si incertain, tant d’usages et de substitutions bizarres viennent à la traverse du droit commun, et la bonne foi est si peu répandue dans leur sein que toute transaction avec elles, pour ne pas donner ouverture à des débats sans fin, doit être précédée de longues et minutieuses précautions. Les premiers Français qui se risquèrent aux portes d’Alger en firent l’expérience à leurs dépens : dix ans après la conquête, ils plaidaient souvent encore sans avoir pu être mis en possession d’un bien imaginaire, ou qui n’avait jamais existé, ou qui n’appartenait point au vendeur. Le système d’expropriation avec indemnité supposait donc comme opération préalable une vérification générale de tous les titres de possession et l’établissement d’un cadastre régulier, deux opérations qui, appliquées à ces territoires immenses, effraient la pensée par leur complication et leur longueur. Ici encore se retrouvait sous une face nouvelle l’inconvénient d’avoir affaire à une demi-civilisation. Avec des nations policées, on traite en assurance ; avec des tribus barbares, on n’a pas de droits acquis à ménager ; on les pousse devant soi : elles reculent, et tout est dit. Mais les Arabes ont assez de droits sur le terrain qu’ils occupent pour qu’on ne puisse, sans blesser l’équité, les spolier administrativement, pas assez pour qu’on puisse contracter avec eux sans péril ; ils en ont assez pour arrêter un vainqueur scrupuleux, pas assez pour rassurer un acquéreur prudent.

Tel est exposé très imparfaitement et même (je crains qu’on ne s’en doute pas) très brièvement l’ensemble et comme le cercle de difficultés dans lesquelles se trouvait enfermée à son début l’œuvre entreprise par l’occupation française en Afrique. De quelque côté qu’elle se tournât, sous quelque point de vue qu’elle voulût envisager la tâche qui lui était dévolue, elle rencontrait la route barrée dès le premier pas. Voulait-elle se borner à une simple conquête ? La conquête était laborieuse, sanglante et stérile. Demandait-elle appui au commerce ? Le commerce répondait qu’il vit d’échanges, et ne peut rien porter là où il n’a rien à reprendre. Tentait-elle une colonisation directe ? Toute colonie agricole se compose de colons et de terres : il y avait très peu de colons à trouver en France et très peu de terres à leur donner en Afrique. C’est contre ces entraves de tout genre que l’administration algérienne a lutté pendant vingt-huit ans, hésitant, tâtonnant, mais ne renonçant jamais, essayant de tous les systèmes, entrant dans toutes les voies avec une persévérance souvent heureuse, parfois mal conseillée, toujours digne d’éloge. Il est grand temps d’en venir à examiner quel résultat elle a obtenu, et parmi tant d’obstacles qu’elle avait à vaincre, combien ont cédé à son habileté, combien ont résisté à ses efforts, combien même ont été accrus par son inexpérience et sa maladresse ; mais si on n’avait commencé par mesurer l’étendue de la tâche, on ne serait ni assez juste envers le succès obtenu, ni assez indulgent pour les fautes commises.

Dans cet examen même, deux parts devront être faites, comme nous l’avons annoncé : l’une pour l’ancienne administration, quia cessé moralement d’exister en 1858 avec la suppression des gouverneurs-généraux ; l’autre pour la nouvelle, qui commence avec la création du ministère de l’Algérie, et qui, si elle n’a pas encore eu le temps de beaucoup faire, a du moins beaucoup parlé, et dont on peut donc juger les intentions, sinon les actes. Craignant de nous fier uniquement dans cette comparaison à nos souvenirs et à nos observations personnelles, nous avons fait choix, pour nous guider, parmi la quantité très considérable d’écrits qu’a fait éclore la crise de l’année dernière, d’un petit nombre dont le nom se trouve inscrit au bas de ces pages[3], non qu’ils aient tous à nos yeux une valeur ni un mérite égal, mais parce qu’ils représentent des points de vue différens dont le parallèle peut être utile. Ab Jove principium. Le premier en importance de ces divers documens est sans contredit le travail de M. le colonel Ribourt, publié sous ce titre : le Gouvernement général de l’Algérie de 1852 à 1858. M. Ribourt a été attaché à la personne de M. le maréchal Randon, dernier gouverneur-général, pendant toute la durée de son pouvoir, et l’a suivi même, si je ne me trompe, dans sa promotion récente au ministère de la guerre. C’est donc ici l’ancienne administration elle-même qui se défend » et son témoignage à toute la valeur d’une pièce officielle, en même temps que l’autorité plus grande qui s’attache à la loyauté généralement reconnue de son dernier représentant. En regard de ce travail d’une source si élevée, nous prions qu’on nous pardonne l’irrévérence de placer la brochure du journaliste le plus opposant d’Alger, véritable satire qui a tous les défauts du genre et quelques-uns de ses faciles mérites. Entre ces deux extrêmes viennent s’interposer naturellement les travaux de deux écrivains distingués, qui, sans faire à l’ancien système une opposition à outrance, ont exprimé des vues de réforme modérée. Un recueil hebdomadaire assez peu répandu, mais rédigé avec soin, nous a fourni la série très complète des pièces émanées du nouveau ministère, au moins pendant la durée du pouvoir du prince qui l’a inauguré. Les faits sur lesquels s’accordent des autorités si différentes doivent être nécessairement tenus pour avérés. Quant aux idées qui les divisent, nous demandons la permission de n’en adopter aucune ni exclusivement, ni aveuglément.


ALBERT DE BROGLIE.

  1. Les rapports des commissions d’émigration présentés chaque année en Angleterre par les commissaires royaux spécialement chargés de ce service ne laissent aucun doute sur la richesse relative d’une très grande partie des émigrans anglais. Dans les dépouillemens faits chaque année des diverses catégories d’émigrans, les fermiers (soigneusement distingués des ouvriers agricoles) figurent toujours pour un nombre très considérable ; de plus, malgré la libéralité avec laquelle le gouvernement anglais et les divers gouvernemens coloniaux fournissent aux dépenses de voyage des émigrans, le nombre des émigrans qui vont à leurs frais (unassisted) dépasse habituellement ceux qui profitent de l’assistance officielle. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que cette nécessité d’être possesseur d’un certain capital pour émigrer avec fruit n’existe à l’état absolu que dans le début d’une colonie. Dès qu’il y a dans une colonie soit des villes de commerce où s’exercent diverses industries, soit des cultivateurs assez riches pour pouvoir payer des journaliers, en un mot dès qu’une somme suffisante de capitaux est formée ou transportée dans la colonie même, les simples ouvriers peuvent s’y rendre avec l’espérance d’y trouver de l’emploi ; mais l’essentiel est que le capital soit préparé avant la main-d’œuvre ou transporté avec elle, ce qui ne peut arriver que par une première infusion et même par un courant assez longtemps continué de colons pourvus de moyens d’existence et de travail.
  2. Cette opinion est celle de l’écrivain qui a peut-être étudié avec le plus de soin les conditions agricoles de l’Algérie, et dont les observations, déjà anciennes, ont été presque toutes confirmées par l’expérience. « Il est certain, dit M. Moll (Colonisation et Agriculture de l’Algérie, t. Ier, p. 135), que l’Algérie serait beaucoup plus fertile et présenterait notamment une tout autre végétation forestière, si elle était restée quelques siècles déserte ou habitée seulement par un peuple tout à fait sauvage. »
  3. I. Le Gouvernement d’Algérie de 1852, par F. Ribourt, colonel d’état-major ; Paris, Panckouke et Cie, quai Voltaire, 13. — II. L’Algérie, ce qu’elle est et ce qu’elle doit être, par Clément Duvornois ; Alger, chez Dubos frères, rue Babazoun. — III. L’Algérie, tableau historique, descriptif et statistique, par M. Jules Duval, secrétaire du conseil-général de la province d’Oran ; Paris, Hachette et Cie, rue Pierre-Sarrazin, 14. — IV. Histoire de la Colonisation de l’Algérie, par Louis de Baudicour ; Paris, Challamel aîné, rue des Boulangers, 30. — V. Moniteur de la Colonisation, journal hebdomadaire ; Paris, rue Richelieu, 110.