Imprimerie Bénard (p. 55-65).


V.

Où Mademoiselle Émerance se révèle.



Neuf heures du matin viennent de sonner à l’horloge de la pharmacie. Monsieur Brayant est occupé à broyer quelque chose de brun foncé dans son mortier de porcelaine quand la porte de la rue s’ouvre en coup-de-vent et que paraît Madame Ramelin.


Monsieur Brayant. — Ie, Madame Ramelin ! quel bon vent vous amène ?…

Madame Ramelin. — Un conseil, Monsieur Brayant… un petit conseil que je viens prendre au pharmacien.

Monsieur Brayant. — Vous ne voulez pas vous donner la peine d’entrer dans la salle à manger ?

Madame Ramelin. — Pas la peine. Voici ce que c’est. Mon mari a un clou, qu’est-ce qu’il faut faire ?

Monsieur Brayant. — Un clou ?… Je m’en vais vous servir pour un demi-franc de farine de lin. Vous en ferez un bon papin que vous appliquerez bouillant sur la partie malade. Dans deux jours, ça ne paraîtra plus.

Madame Ramelin. — C’est ça, donnez-moi ce qu’il me faut.

Monsieur Brayant. — Vous ne voulez pas, sérieusement, que j’appelle Madame Brayant ?… (En confidence, avec un petit air canaille.) Elle se lave dans la cuisine par économie de chauffage…

Madame Ramelin. — Mieux vaut savoir économiser, Monsieur Brayant, que de faire comme notre pauvre ami Dumortier. En voilà un qui n’a jamais su ce que c’était que l’économie…

Monsieur Brayant (mystérieux, le pilon de porcelaine dressé comme le bâton du gardien de la paix). — Vous dites cela… Est-ce qu’il y aurait du neuf, par hasard ?

Madame Ramelin (à voix basse). — Il bat d’une aile…

Monsieur Brayant (même jeu). — Comment savez-vous ?

Madame Ramelin. — Il est venu tout à l’heure à la maison, emprunter mille francs à Monsieur Ramelin, sous le prétexte d’une traite à payer. Nous finissions de déjeuner…

Monsieur Brayant. — Mille francs… Vous lui avez prêté ?

Madame Ramelin (féroce). — Le pauvre bonhomme ! il faisait peine à voir… Être obligé de mendier ainsi, à son âge ; et tout ça, parce qu’on veut faire des airs de grandeur…

Monsieur Brayant. — C’est Madame Brayant qui va en tomber des nues !… Voici votre farine de lin, madame.

Madame Ramelin. — J’ai peut-être fait mal de vous dire ; mais je pensais qu’il vaut mieux d’avertir les amis pour qu’ils se mettent sur leurs gardes… Quand ces gens-là commencent… Inutile de vous recommander le secret, n’est-ce pas ?… Au revoir, Monsieur Brayant… bien des choses à madame… et à mademoiselle…

Monsieur Brayant. — Au revoir, Madame Ramelin.

Vers onze heures, Émerance rentre chez elle par la pharmacie.

Monsieur Brayant (solennel). — Abie ! Émerance, votre mère vous attend au salon.

Émerance (étonnée). — Au salon ?… Est-ce qu’il y aurait du monde ?

Monsieur Brayant. — Vous allez le savoir.

Au salon.

Madame. — Enfin, vous voici, Émerance, ce n’est pas trop tôt. D’où venez-vous ?

Émerance. — Mais, de la criée, maman, où tu m’avais envoyée…

Madame. — Il s’agit bien de criée. Vous avez dû rencontrer une connaissance en chemin.

Émerance (pleurnichant). — Je suis allée à la halle et me voici.

Monsieur. — Inutile de nous mentir, Émerance. Votre mère veut dire que vous devez avoir parlé à Monsieur Jean !

Émerance. — Tu sais ?…

Monsieur (se plantant un doigt sur le front). — Nous savons tout.

Émerance. — Il n’y a pas de mal pourtant à ce que je rencontre Monsieur Dumortier, comme par hasard. Je m’étais mise sur son chemin… Tu m’avais donné la permission de le considérer comme mon prétendu.

Madame. — Nous pensions, votre père et moi, que vous n’aimiez plus Monsieur Jean depuis l’affront qu’il vous avait fait chez les Ramelin, quand il vous a laissé miauler dans le vide…

Émerance. — C’est vrai que je ne l’aimais plus… puis, ça a changé et je l’ai aimé encore plus.

Monsieur. — Eh bien, tu vas le désaimer, et voilà tout !

Émerance (stupéfaite). — Que je… ?

Madame. — Oui.

Émerance (larmoyante). — Ce n’est pas possible ce que j’entends…

Monsieur. — C’est nécessaire, Émerance. Vous savez que vos bons parents sont les juges naturels de votre bonheur et vous ne pouvez pas être heureuse avec un jeune homme qui a honte d’aboyer après vous.

Émerance. — Et c’est pour ça qu’il faut que je le désaime ?

Madame. — Pour ça, Émerance, et parce qu’il faut que tu en aimes, tout de suite, un autre.

Émerance. — Tu vas voir que ça va être encore ce Hector…

Monsieur. — Tu as quelque chose à reprocher à ce jeune homme ? C’est un parti fort convenable, je pense. Enfin, pleurniche si tu veux, mais dès la semaine prochaine, tu seras fiancée à Hector Ramelin.

Madame. — Merance ! vraiment je ne te comprends pas de faire tous ces chichis… Tu as déjà aimé ce garçon.

Émerance. — C’est qu’alors, je boudais à Monsieur Jean. Maintenant, je n’aime plus Hector.

Monsieur. — Eh bien, tu le raimeras et voilà tout. A-t-on jamais vu de petites sottes pareilles, qui ne savent ce que c’est, le mariage, et qui veulent se mêler de choisir elles-mêmes un mari…

Chez Dumortier. Monsieur rentre de sa visite chez Ramelin. Madame attend, anxieuse, le retour de son mari.

Madame Dumortier. — Eh bien ?

Monsieur Dumortier. — Ramelin a consenti, mais sans enthousiasme.

Madame. — C’est pourtant une excellente spéculation qu’il fait, cet homme. Il te prête à cinq pour cent, tandis qu’avec des lots de ville, il n’aurait jamais que du deux et demi. C’est le double.

Monsieur Dumortier est affalé sur un siège. Il a la tête dans les mains et il ne répond pas. Madame s’approche :

Madame. — Est-ce que tu es malade ?

Monsieur. — Je suis brisé. Une pareille démarche, pour la première fois de ma vie… alors que nous avons toujours pu cacher notre situation… et se voir forcé d’avouer que nous avons des ennuis d’argent…

Madame. — Nicolas, je t’avais prévenu. Si tu avais forcé notre Jean à marier Mademoiselle Émerance, tu n’aurais pas dû avoir recours à la générosité d’un Ramelin !

Monsieur. — Mélanie, ne m’accable pas. Est-ce bien le moment des reproches ?… Va, crois-moi, nous avons eu des torts réciproques. Peut-être n’ai-je pas montré assez d’autorité ; mais toi, crois-tu vraiment que c’était le bon moyen de faire apprécier ton fils, que de lui adresser tes éternelles bourrades devant les étrangers et de le traiter toi-même de gâcheur de toile ?

Madame (piquée). — C’est à moi… à moi que tu oses reprocher ?

Monsieur (calme). — Ta nervosité naturelle, le désir même que tu avais de marier Jean, cette obsession l’a fait détester des Brayant. Comme notre enfant ne se sentait pas sympathique pour deux sous, il n’a pu s’attacher. C’est lentement et progressivement que cela se fait et non par ordre.

Madame (fondant en larmes). — Oh ! c’est trop fort ! Moi ! moi qui l’aime mieux que toi, mon fils…

Monsieur. — Je ne t’ai jamais soupçonnée de ne point l’aimer.

Monsieur Dumortier arrive chez son fils, qui a installé un atelier dans les combles de la vieille maison. Là, malgré l’hiver et le vent qui souffle dans maintes lézardes, le jeune artiste travaille sans feu.

C’est l’atelier du peintre, avec ses draperies naïves, ses ébauches, fruits de longues rêveries, ses châssis sans cadre, ses caisses à sucre de Tirlemont qui servent de chaises et de tables.

Pour y atteindre, le bonhomme Dumortier doit traverser ses magasins où, sur les rayons poudreux, s’alignent les entonnoirs, les seaux, les bidons, les boîtes à chiques, ces multiples variétés du fer-blanc, démodées aujourd’hui. Il les considère un moment avec amour, puis il pousse un soupir douloureux et passe.

Il vient d’entrer chez Jean.

Il voudrait se montrer inflexible et solennel, mais il sent qu’il aura à lutter contre sa bonté naturelle. Du regard, il cherche son fils et l’aperçoit assis devant son chevalet, le pinceau levé.

Monsieur Dumortier. — Jean, j’ai à vous parler sérieusement. Pourquoi peins-tu encore ?

Jean. — Pourquoi je peins ? Mais, cher papa, je voudrais ne plus toucher à cette palette et c’est elle qui attire ma main. C’est devenu comme une nécessité pour moi de confier à la toile mes impressions…

Monsieur. — Tu as dû deviner pourtant notre situation de fortune. Elle est encore plus mauvaise que tu le crois. La barque est menacée par la tempête, le pilote est vieux et sans force : prends sa place à la barre.

Jean. — À quoi bon ? Voici vingt-cinq ans que maman et toi, vous vous échinez à maintenir un commerce jadis prospère, maintenant chancelant. Voici vingt-cinq ans que vous luttez comme des nègres, que vous vous débattez contre la fatalité. À quoi en êtes-vous ? Et si, après toi, papa, je me mettais dans l’idée de sauver cette maison en perdition, peut-être bien que, moi aussi, dans vingt-cinq ans, je me verrais forcé d’aller trouver mon fils pour lui dire : J’ai beaucoup trimé et je n’ai rien pu économiser que je te laisserai.

Monsieur. — C’est un reproche que tu me fais ?

Jean. — Oh non ! tu es trop bon et trop foncièrement honnête pour que je puisse encore te reprocher quelque chose, sinon de vouloir que je m’attelle à ce rocher de Sisyphe. Laisse-moi donc peindre puisque telle est ma vocation. Le pinceau peut nourrir son homme et je n’oublierai pas le matériel, car je suis fils de commerçant. Prête-moi vingt-cinq années, ces années que tu as eues, pour me faire une vie, et si je n’arrive pas à faire ma trouée, eh bien, qu’y aura-t-il de perdu ? Je serai alors au même point où nous en sommes aujourd’hui.

Monsieur. — J’ai eu la guigne, moi. Tu seras privilégié de la chance, peut-être…

Jean. — Les émaillés ne feront-ils plus la concurrence au fer-blanc ?

Monsieur. — Je sais, mais ta mère a une autre idée. Elle voudrait que tu te maries.

Jean. — Épouser Mademoiselle Émerance…

Monsieur. — Il paraît.

Jean. — Mais, cher papa, je ne puis souffrir les petites oies blanches…

Monsieur. — Elle a des écus, à ce que dit ta mère.

Jean. — En avait-elle, elle, lorsque tu l’épousas ?

Monsieur. — Tu as réponse à tout. Je te suis envoyé pour discuter sérieusement. Si tu n’aimes pas Mademoiselle Émerance, il y en a d’autres. Mais, au fond, pourquoi ne l’aimes-tu pas ?..

Jean. — Parce qu’elle a eu l’audace, ce matin encore, de se mettre volontairement sur mon chemin… comme je l’ai déjà aperçue sur le chemin des autres…

Monsieur. — J’ignorais cela. Cependant, dans le temps, j’ai cru m’apercevoir que Mademoiselle Ridiel ne te laissait pas indifférent

Jean. — Je l’avais trouvée jolie, en effet. Je l’avais vue un soir, au concert à l’Émulation, et j’avais eu le tort de le dire à quelques dames qui causaient avec maman.

Monsieur. — Alors, pourquoi n’en as-tu pas voulu ?

Jean. — Parce que cette demoiselle, que je ne connaissais ni d’Adam ni d’Ève, s’est, elle aussi, lancée à ma tête. Parce que dès le lendemain, la mère Ridiel a eu le toupet de se présenter ici, sous le prétexte de me faire acheter je ne sais plus combien de pierres d’une basilique en construction, des briques que pour deux sous on rayait d’un grand papier…

Monsieur — Eh bien, si tu ne veux pas me donner de petits-enfants à faire sauter sur mes genoux, fais au moins quelque chose pour contenter ta mère. Travaille.

Jean lui montre la toile ébauchée.

Jean. — Je ne fais que cela.

Dumortier baisse la tête, tristement. Son fils s’approche et prenant le vieillard dans ses bras, il l’embrasse longuement.

Jean (tout bas). — Papa, veux-tu que j’épouse Mademoiselle Brayant. Le veux-tu vraiment ?

Monsieur (encore plus bas). — Dieu sait si elle voudrait encore de toi, maintenant !!!