Imprimerie Bénard (p. 45-54).


IV.

Où Mademoiselle Émerance se dessine.



C’est une jolie journée printanière, vers la fin avril. Il y a réception chez les Ramelin.

Monsieur Bernard Ramelin, homme d’une exceptionnelle nullité, n’est qu’un jouet dans les mains de sa femme. Sa paresse naturelle s’accommode fort bien de cet état de choses qui lui permet de s’occuper de jardinage, art dans lequel il prétend être très versé, quoiqu’en vérité il y réussisse assez mal. Ce n’est pas sa faute, évidemment : c’est celle des règles.

Il possède hors la ville une petite fabriquette dans le coin d’un petit terrain. Là, trois ou quatre ouvrières mettent en boîtes des encaustiques, cirages et autres matières plus ou moins grasses.

Il paraît que cela rapporte.

Après un café d’amis, les « grandes personnes » sont installées dans la serre qui fait suite à la salle à manger, une serre avec un faux rocher dans les concavités duquel il y a des fougères en vif et des toiles d’araignées. Les messieurs fument le cigare et leurs épouses sont penchées sur des travaux de crochet.


Par la porte de la dite serre, porte qui s’ouvre de plain-pied sur le petit jardin, on aperçoit parfois les jeunes gens qui se promènent.

Nous devons encore, pour être complet, présenter Mademoiselle Pauline, une amie de classe d’Émerance Brayant, pauvre fillette que sa mère n’aime guère et que la nature n’a pas favorisée, car elle est plutôt laide. Elle est cependant naïve et bonne. Madame Brayant l’invite parfois pour servir de « repoussoir » à sa fille. C’est une coutume fort répandue chez les dames qui ont des jeunes filles à marier.

Il y a trois conversations : celle des messieurs, les fumeurs ; celle de leurs épouses, les crocheteuses, et celle de leurs enfants. Nous nous efforcerons de les débrouiller.

D’abord, dans le jardin.

Émerance. — Voulons-nous jouer aux jeux innocents ?

Pauline (un peu nice). — Je veux bien tout ce qu’on veut. Qu’est-ce qu’on joue ?

Émerance. — Au « pigeon vole ».

Hector — Jean, tu joues avec ?

Jean (sans enthousiasme). — Mais, pour ne pas me faire remarquer.

Pauline. — C’est moi qui dis… Marmite qui vole… poisson qui vole… mouche qui vole…

Émerance. — Un gage, Monsieur Jean. Vous avez levé le doigt à faux.

Jean. — Alors, qu’est-ce que je dois faire ?

Émerance. — Vous devez m’embrasser. (Elle tend la joue.)

Pauline. — C’est ça, donnez une baise à Émerance…

Jean s’exécute un peu timidement. Il s’étonne de voir combien soudain Mademoiselle Brayant s’émancipe. Pauline applaudit. Puis la partie se poursuit aussi palpitante d’intérêt.

Passons à la serre, côté des crocheteuses.

Madame Ramelin. — Eh bien, je ne cesse de le répéter, moi, Madame Brayant : votre Émerance est un modèle de chasteté.

Monsieur Brayant (intervenant dans la conversation). — Le lis dans la vallée !… C’est ça tout juste…

Madame Brayant. — Croyez-vous, madame Mélanie, qu’elle n’oserait pas lever les yeux quand il y a un jeune homme. J’ai beau lui dire : Émerance, tâchez donc un peu de vous dégourdir, soyez un peu plus genre anglais… C’est inné. Au contraire, lorsque nous sommes seuls, entre nous, c’est un pinson, un vrai pinson.

Madame Dumortier. — C’est ainsi que je comprends l’éducation des jeunes filles.

Madame Ramelin. — Mademoiselle Pauline n’est pas désagréable non plus.

Madame Brayant. — Elle est même charmante… C’est-à-dire qu’elle n’est pas tout à fait jolie… il s’en faut même, la pauvre petite. Enfin, elle n’est pas encore trop mal… ni trop spirituelle non plus… Quand on a une mère qui ne fait pas ce qu’elle devrait… alors vous comprenez. Je l’invite parfois par charité : elle amuse Émerance.

Retournons au jardin.

Pauline. — Chameau qui vole… bonnet qui vole… Ça y est, Monsieur Hector, vous devez un gage.

Jean (cruel). — C’est ça, embrassez Mademoiselle Émerance à votre tour.

Émerance (furieuse). — Je ne joue plus. Monsieur Hector a levé le doigt exprès pour m’embrasser.

Hector. — Oh ! mademoiselle, ce que vous pouvez croire !

Pauline. — C’est le jeu, Mérance, tu dois te laisser faire…

Jean (goguenard). — Vous voyez que j’avais raison.

Émerance (le regardant dans les yeux). — Vous !… eh bien, vous, je ne vous ai pas demandé votre avis. Est-ce que cela vous regarde ? (Elle lui tourne le dos.)

Pauline. — Pourtant, Émerance…

Émerance. — Toi, la ferme ! Si c’est le jeu, que je doive ainsi me laisser embrasser par tous les messieurs… qu’ils me donnent donc de suite, chacun, une vingtaine de baises et que ce soit fini. Voulez-vous tous mon avis ?

Jean. — Oui.

Émerance. — Eh bien, c’est tout bonnement dégoûtant !

Dans la serre, à nouveau, côté des crocheteuses.

Madame Ramelin. — Mais, chère madame, il y a jeune homme et jeune homme. Notre Hector est toujours le préféré des demoiselles. Il a un petit talent à lui de mettre les jeunes filles à leur aise…

Madame Brayant. — Et qu’est-ce qu’il fait de bon à présent, votre grand fils ?

Madame Ramelin. — Figurez-vous que, la semaine dernière, il a monté à lui tout seul un squelette…

Madame Dumortier (gaffeuse). — En effet, il manque de bons empailleurs ; ainsi quand nous avons voulu faire empailler notre petit canari…

Madame Ramelin (vinaigre). — Et qui vous parle d’empailleur, Madame Dumortier ?… Grâce à Dieu, nous pouvons espérer en faire un professeur d’université, comme le cousin Dupont. Il est déjà d’ailleurs en première année de sciences naturelles et son père lui a payé de gros livres avec des animaux en couleurs. C’est inné chez lui, car dès qu’il attrape une bête quelconque, il la met cuire aussitôt dans une énorme marmite exprès… Je lui ai cédé celle où nous faisions les frites…

Monsieur Ramelin (intervenant). — Même que ça empeste parfois un beau coup !

Madame Ramelin. — Un peu d’odeur… Comme vous exagérez, Bernard ! Qu’est-ce que vous pouvez bien comprendre, d’ailleurs, dans les squelettes de votre fils ?… (À Madame Brayant.) Ces pères sont tous les mêmes : des égoïstes, jaloux des succès de leurs enfants !… (Reprenant.) Eh bien, notre Hector a même monté tout un chat sur fil de fer.

Madame Brayant. — C’est admirable… Un chat ?… un chat tout entier ?

Madame Ramelin. — C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.

Madame Dumortier. — C’est un piocheur que Monsieur Hector. Il arrivera, Madame Ramelin. Avec de pareilles dispositions on arrive toujours.

Madame Ramelin. — Et votre Jean, Madame Dumortier ?

Madame Dumortier. — Oh ! ne m’en parlez pas, chère madame. Il gaspille des litres de couleurs…

Revenons au jardin.

Pauline (à Émerance). — Tu ne veux plus jouer ? Jouons au chien…

Émerance. — Tu veux que nous courions à quatre pattes comme des chiens ?

Pauline. — Non. Voici comme cela se fait : on met les deux messieurs derrière une porte, par exemple derrière celle du corridor ; les deux demoiselles restent au jardin.

Émerance. — Nous y sommes. Et puis ?

Jean. — Oui, qu’est-ce que nous y faisons, dans le vestibule ?

Pauline. — C’est vrai, je ne l’ai pas dit. Eh bien, Émerance et moi nous faisons : « Mia-wou » comme un chat et Monsieur Hector et vous, vous faites : « Wa-ou » comme un chien. Alors, on ouvre la porte et le chien se jette sur le chat.

Hector. — Et il le dévore ?…

Pauline. — Non, monsieur, il lui donne une baise.

Émerance, éclatant. — Encore !!!

Dans la serre, côté des fumeurs, cette fois.

Monsieur Ramelin. — Je suis très content de mon fils, puisqu’il vient d’être nommé premier sergent. Notre Hector prend enfin du galon…

Monsieur Dumortier (très vrai). — Chacun son goût… Tenez, moi, je n’ai jamais pu me faire à la garde civique et je me faisais passer malade pour ne pas y aller…

Monsieur Brayant (cassant). — Chacun son goût, vous l’avez dit ; aussi, vous nous permettrez d’être d’un tout autre avis que le vôtre sur le rôle social important que joue cette institution. Moi, je fus lieutenant dans ma compagnie, aux chasseurs, un corps de volontaires d’élite… (À Ramelin.) C’est un petit intrigant que votre Hector ; proféciat, Monsieur Ramelin. Vous nous ferez photographier le jeune homme, sans doute ?

Monsieur Ramelin. — Si nous lui ferons tirer son portrait ! C’est déjà fait, et sur carton promenade encore ! Et quand je serai juge au tribunal de commerce, donc !…

Monsieur Dumortier (estomaqué au récit de ces mirobolantes promotions). — Comment, Monsieur Ramelin, vous pensez devenir ?…

Monsieur Ramelin. — Pour faire comme tout le monde… comme tout le monde… Les amis me scient à me répéter chaque soir, au café : Ramelin, mon bon Ramelin, comment n’êtes-vous pas encore juge au commerce ? Joseph et Auguste le sont bien, eux ; et ils ne te valent pas… Alors, vous comprenez que je devrai céder un jour ou l’autre…

Monsieur Brayant. — Le grand commerce se doit au petit ! Quand vous serez en portrait avec votre robe noire, comme un vrai avocat, vous ferez pendant, des deux côtés de la pendule, avec le premier sergent. Le père et son fils, l’uniforme et la toge… Et puis, c’est l’Ordre de Léopold assuré, comme à un notaire…

Monsieur Dumortier. — Mais, j’y pense, Ramelin. Vous connaissez les lois ?

Monsieur Ramelin (très simple et très sincère). — Les lois… Pourquoi faire ?…

Encore dans le jardin.

Émerance (à Pauline). — Ça doit être Monsieur Jean qui aboie. Laisse-moi répondre… (Miaulant.) Mia-wou… Mia-wou… (Un profond silence se fait derrière la porte de l’allée. Miaulant plus fort.) Mia-wou… Mia-wou… (La porte s’ouvre et Hector paraît, mais il est seul.) Qu’est-ce que vous voulez encore, vous ?

Hector. — Jean est parti.

Émerance (stupéfaite). — Parti ?

Hector. — Il a dit qu’aboyer, c’était se rendre ridicule et qu’il ne voulait pas l’être. Alors, il a pris son chapeau au portemanteau et il a gagné la porte de la rue.

Émerance (oubliant toutes les leçons et furibonde). — Oh ! le mufle !!!