II.

Où le lecteur fait plus ample connaissance
avec les « prétendus »
de Mademoiselle Émerance.



Chez les Dumortier. Une salle à manger de bourgeois cossu. De bons et solides meubles de vieux chêne ciré. Une pendule et deux coupes de marbre se reflètent dans une grande glace au cadre doré. Au centre, une table ronde est recouverte d’un tapis de linoléum à grand fleurage. Monsieur Dumortier et sa femme rentrent de chez les Brayant.

Madame (éclatant). — Vous… vous en avez fait une belle, tantôt.

Monsieur. — Une belle… moi ?

Madame. — Quitter comme ça des gens comme les Brayant… et pour qui, je vous le demande, pour un homme comme le vieux Périel…

Monsieur, qui enlevait sa redingote, se fige, un bras dans la manche.

Monsieur. — Qu’avez-vous donc à dire contre Périel, Mélanie ? C’est un honnête garçon qui depuis bientôt dix ans passe la soirée du jeudi à la maison et qui ne nous a jamais manqué.

Madame. — La belle affaire… Il boit notre vin, celui-là, et se chauffe à notre houille. À cause de lui, nous voici en froid avec les Brayant.

Monsieur. — En froid ? Tu n’en avais donc pas par-dessus la tête, toi, de ce roman à la Paul de Kock et des petits oiseaux chanteurs de Mademoiselle Émerance ?

Madame. — Tout cela n’empêche pas cette jeune fille d’être une charmante personne, fort bien élevée et qui ne sort jamais.

Monsieur (naïf). — Comme moi. Peut-être bien qu’elle aime aussi le coin du feu, dans des pantoufles.

Madame. — Elle ferait une bru admirable…

D’un geste tragique, Madame Dumortier plante son chapeau-capote sur l’une des coupes de marbre de la cheminée. Devant la glace, son mari lutte contre un faux col rétif retenu à la chemise par une demi-douzaine d’épingles.

Monsieur. — Tu vois bien que Jean ne veux pas nous la donner pour belle-fille. Pourquoi insistes-tu ?

Madame (devenant agressive). — Parce que ce mariage sauverait la situation déplorable que tu nous as faite avec ton coin du feu, tes pantoufles et ton Périel… un homme qui fait son café dans de l’émaillé.

Monsieur Dumortier parvient enfin à arracher son faux col qu’il lance rageusement sur le buffet.

Monsieur. — Ça y est. Je viens de m’enfoncer une épingle dans le doigt !

Madame (acharnée sur sa proie). — C’est une façon honnête de me faire l’honneur d’une sotte et de ne pas me répondre.

Monsieur. — Mais si, je te réponds. Je te réponds que Périel fait son café dans ce qui lui plaît.

Madame. — Au risque d’avaler un éclat d’émail et d’avoir l’appendicite…

Monsieur (exaspéré). — Mais, cela le regarde seul, l’appendicite. J’ai bien manqué une congestion, moi, avec les petits oiseaux, les pistolets en caoutchouc que vous avez eu le toupet de trouver délicieux et ce faux col empesé et coupant comme s’il était de fer-blanc…

Madame. — Dis du mal du fer-blanc, à présent, puisque tu en vends, ou du moins que tu en vendais avant que l’émaillé nous ruine. C’est complet !

Monsieur Dumortier arpente la scène, les bretelles défaites et traînantes sur les talons.

Monsieur. — C’est une querelle que tu me cherches et ça, juste au moment où Périel va venir !…

Madame. — Je te dis que nous irons à Reckheim.

Monsieur. — En musique, si tu le veux. Je l’entends depuis une heure que je suis rentré, la musique, Eh bien, je vais te dire : je préférais encore les gazouillis de Mademoiselle Émerance.

Madame. — Tu y viens, enfin. Les Brayant doivent être riches, car dans la pharmacie on gagne du deux cents pour cent. La leur est bien achalandée.

Monsieur. — Oh ! certes, ce n’est pas toi qui leur fera vendre, aux Brayant, des paquets contre la fièvre lente ! Eh bien, oui, c’est vrai, les émaillés nous font une concurrence terrible, malgré l’appendicite et malgré nous. Nos fers-blancs tombent chaque jour de plus en plus et nous mangeons nos économies. Nous irons peut-être où tu dis, mais, saperlipopette, est-ce ma faute et veux-tu qu’à mon âge je me fasse épicier pour vendre de la couque de Verviers et peser du sucre de pot ?

Madame. — C’est entendu. Tu as fait tes preuves et elles sont plus que concluantes ; mais pourquoi notre Jean s’entête-t-il à ne pas vouloir de Mademoiselle Émerance ?

Monsieur. — Je n’en suis partisan, moi aussi, qu’à demi. Il nous faudrait avouer à nos amis notre situation d’argent. Je suis beaucoup plus vieux que Brayant ; crois-tu que ce soit de gaîté de cœur que l’on fasse de pareilles confessions ? Tu ne penses cependant pas à les tromper, nous ne sommes pas des gens comme cela !

Madame (grommelant). — Est-ce que tu sais ce qui cuit dans la marmite du pharmacien ?

Monsieur. — Non, mais ce que je sais, c’est que le diable seul habite le tiroir du ferblantier. Nous avons toujours vécu trop largement, en grands seigneurs…

Madame Dumortier saute comme si elle était montée sur ressorts. Son mari vient de la toucher à l’endroit sensible, elle qui prétend toujours que paraître vaut richesse.

Madame. — Voilà le grand mot lâché. Nous vivons en princes, ce qui signifie que c’est moi qui gaspille et qui te ruine avec mes extravagances. Dis donc ce que tu penses enfin, ce sera plus clair et plus courageux que tes sous-entendus. Je jette l’argent par les fenêtres !… Mais c’est avec ça que l’on attire le crédit, mon cher ami. Est-ce moi qui autorise notre fils à barbouiller des mètres et des mètres de toile ?… Est-ce moi qui convie Périel à venir vider notre cave ?… Voilà où nous gaspillons inutilement, sans bénéfice, puisque personne ne sait nos dépenses. Oh ! ce Périel ! si je le voyais soudain devant mes yeux, je ne sais qui me retiendrait de…

Un coup de sonnette l’interrompt. Jean vient d’ouvrir la porte et l’on entend des voix dans l’allée. L’une d’elles est celle de Périel. Madame Dumortier se précipite et son mari reste médusé, redoutant quelque violence.

Mais, soudain, le bonhomme sourit.

Il entend sa femme, penchée sur la rampe de l’escalier, qui s’écrie de sa voix la plus aimable, la plus flûtée :

Madame. — Mais entrez donc, Monsieur Périel. Donnez-vous la peine de monter en haut. Mon mari et moi nous disions justement : L’ami Périel ne vient pas… Il doit être en retard. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé…

Pendant cette scène, une autre, à peu près identique, se déroule chez les Ramelin. Ceux-ci viennent de rentrer de la réunion chez les Brayant.

Ils sont dans leur chambre à coucher commune.

Madame Ramelin. — Nous n’avons pas perdu notre après-dîné, Bernard. J’ai comme une petite idée que nous avons enfoncé les Dumortier, avec leurs airs de grandeur.

Monsieur Ramelin. — Isabelle, vous êtes une femme idéale !

Madame. — Il est heureux aussi que je sois là. Notre benêt d’Hector, qui te ressemble, sans t’offenser, se laisserait faire la barbe par l’autre. Cependant, tu sais comme moi qu’il est indispensable que notre fils marie Mademoiselle Émerance. Je suis à bout de mon rouleau.

Monsieur. — Oui, tu dis vrai. Nous faisons plus que nos forces pour paraître. En juillet dernier, notre Hector est sorti de l’Athénée et c’est encore une idée à toi que nous avons eue de le faire entrer à l’Université en octobre, alors qu’il n’a jamais rien fait de bon dans ses moyennes et qu’il avait été un cancre dans ses primaires. Il n’est pas fait pour faire un étudiant, ce garçon-là.

Madame. — Évidemment, c’est un gros sacrifice que nous faisons, mais dont nous serons récompensés. Un étudiant se marie mieux ; et dès le mariage, nous le retirerons de l’établissement… On lui trouvera autre chose…

Monsieur. — Pourvu que cet événement arrive avant l’examen ; sinon, c’est encore cent francs que nous aurons à décaisser. À propos, tu crois que ça ira, l’affaire avec Mademoiselle Émerance ?

Madame. — Compte sur moi, puisque je m’en mêle… À la même heure, chez les Brayant, on est installé dans la cuisine. Deux harengs saurs rôtis sont dans la poêle et celle-ci est placée sur la table et sur une gazette pliée.

Madame. — Ce n’est plus le goûter de tantôt… N’est-ce pas, fifille ? Mais je ne regrette pas l’après-midi, car Émerance s’a si bien plu.

Émerance. — Mais oui, maman.

Monsieur. — Le café est d’un « tenne ». On verrait Napoléon au fond de la tasse.

Madame. — On a repassé de l’eau sur le marc de l’autre. (À Émerance.) As-tu fait ton choix, au moins ?

Émerance (oie blanche). — Lequel, donc, maman ?

Madame. — Entre Hector Ramelin et Jean Dumortier. Lequel préfères-tu ? (À son mari.) Encore un demi-sauret, Antoine ?… (À sa fille.) Tu ne réponds pas ?

Émerance (désespérante). — Mais, pourquoi veux-tu que je choisisse, maman ?

Monsieur (la bouche pleine). — Pour en faire ton prétendu, sans doute…

Émerance. — Eh bien, celui que j’aime le mieux, c’est Monsieur Jean.

Madame (qui s’attendait à tout, sinon à cet aveu). — Tu préfères Monsieur Dumortier ?

Émerance. — Oui, maman.

Madame. — Tu ne l’as pas regardé seulement…

Émerance. — Si, je l’ai regardé, et bien encore… mais par en dessous, comme papa m’avait recommandé de le faire.

Madame. — Voyons, Émerance, réfléchis. Il n’a pas seulement été poli avec toi, car pendant que tu chantais, il n’était occupé que de ce qui se passait dans la rue. Que reproches-tu au fils Ramelin ? Il est d’une élégance…

Monsieur. — Ce que j’admire le plus, moi, c’est cette belle ligne qu’il se fait sur la tête, au milieu, comme chez les Américains. On dirait qu’il sort toujours de chez le coiffeur…

Émerance. — C’est un blond, papa, et je n’aime que les noirs. Dans toutes mes romances, le pauvre chevalier est toujours un grand noir avec des crolles qui flottent sur sa cuirasse…

Madame (piquée et piquante). — C’est bien : tu n’auras plus de romances pareilles, elles sont insipides. C’est encore une idée de ton père, celle-là. Moi, je préfère les cheveux bien en ordre, Émerance, parce l’ordre, vois-tu, eh bien, l’ordre… quand on en a pour une chose, on en a pour toutes.

Émerance. — Monsieur Hector a l’air d’être tombé la tête la première dans un flacon d’huile antique.

Madame (suffoquée). — Émerance, vous manquez de respect à votre mère.

Monsieur. — D’abord, on ne dit pas huile antique, en français, mais du macassar… c’est pour cela qu’on dit un anti-macassar… (Changeant de ton.) Maria, passe-moi les oignons.

Madame. — Soit ; puisqu’il en est ainsi, nous tâcherons de fréquenter un peu plus souvent avec les Dumortier. Il ne faut pas oublier que ton trousseau est prêt et qu’il jaunit sur une planche de l’armoire à linge. Sitôt que tu te seras définitivement décidée, nous penserons aux fiançailles.

Émerance. — Vous êtes donc bien pressés de vous débarrasser de moi ?

Madame. — Pas du tout, mais toutes les jeunes filles de ton âge doivent se marier, puisque c’est la mode. Qu’est-ce qu’on dirait donc, dans nos amis, si à vingt ans tu n’avais pas encore de galant ?…

Monsieur (se levant de table). — Et puis, il y a une autre raison que ta mère laisse de côté. Tous ces cafés et ces réceptions, ça coûte les yeux de la tête aux parents. La pharmacie avait du bon jadis, mais aujourd’hui on doit lutter contre les spécialités, sur lesquelles on ne gagne presque plus rien et contre les Populaires qui se rattrapent sur la quantité…

Émerance. — Alors, vous ne vous opposez pas à ce que je me laisse courtiser par Monsieur Jean ?

Madame. — Nous t’autorisons, Émerance. Mais, crois-en mon expérience, souris tout de même un peu à l’autre, si quelquefois tu ne pouvais avoir le premier…