I.

Où le lecteur fait connaissance
avec Émerance Brayant.


Chez le pharmacien Brayant. Un salon fort vieux jeu avec de bons meubles d’acajou plaqué. Un calorifère ancien modèle, en fonte noire, d’aspect monumental et récemment enduit d’une couche de vernis. Sur la tablette de la cheminée, entre deux portraits de famille — Madame Maria Brayant en robe de soie et Mademoiselle Émerance, sa fille, en « première communiante » — s’érige une pendule de zinc doré, sous globe de verre, où un « Socrate lisant » semble être en aquarium. La dite pendule est flanquée de deux candélabres de même métal, avec des bougies torses et des bobèches de papier frisé.

Le piano, un vieux « Berden » à la caisse orange, est ouvert et montre ses touches d’ivoire que l’humidité coutumière des lieux a jaunies. Les partitions sont éparses : La Prière d’une Vierge, Les Cloches du Monastère, Fraises au champagne et autres nouveautés de l’Ancien Régime. Présentons nos personnages.

Monsieur Antoine Brayant, le potard, est petit, gros, apoplectique, haut en couleurs, le menton rond et la calvitie avec la mèche rébarbative. Très content de lui, il est jovial et ne dédaigne pas, parfois, de sembler plaisanter.

Madame Brayant, née Maria van der Moll, sa femme, est grande, maigre, longue et anémique. Elle a beaucoup de cheveux qui sont siens, mais pas de gorge, au-dessus d’un petit ventre qui bedonne sans élégance. Détail intime : ne met jamais de corset, sinon en cérémonie.

Mademoiselle Émerance a dix-sept ans, est boulotte et très blonde, avec des joues fraîches aux pommettes roses et des ongles propres quoique assez mal taillés. On n’en fera jamais qu’une petite bourgeoise.

La famille est au salon. Monsieur, en manches de chemise, est déjà habillé d’un noir cérémonieux. Madame est en peignoir à petit damier violet et blanc. Elle a les cheveux enroulés sur le front, sur de formidables épingles qui forment antennes. De loin, on croirait qu’elle a des cornes. Émerance, figée près de la porte, regarde souriante et encombrée de linge, nappe et serviettes en pile.

Monsieur Brayant (tirant par un bout de la table qu’il cherche à ouvrir). — Humph !…

Madame Brayant (tirant en sens inverse). — Humph !… (Puis, elle s’arrête soudain pour interpeller sa fille.) Eh bien, fifille, ne vas-tu pas donner un coup de main à ta mère ?

Émerance (sans bouger). — Mais, maman…

Monsieur. — Dépose les serviettes à café sur le piano. J’espère que tu ne vas pas attendre, pour aider ta mère, qu’elle se soit faite une rupture ? Tire de son côté.

La jeune fille obéit, mais d’assez mauvaise grâce. La table rétive s’ouvre enfin, brusquement. Monsieur manque de tomber, les pieds pris dans le tapis. Madame lâche le guéridon et, dans un mouvement de recul, va donner du coude sur le tranchant de la tablette d’un buffet.

Monsieur. — Sacrée carpette, va ! Encore un peu et je tombais les quatre fers en l’air !

Madame. — Parle pour toi. Je me suis cognée et, naturellement, je me suis faite un bleu. (À sa fille.) Emerance, tu vas mettre les rallonges à la table à coulisses. Vous ferez bien tout seuls ; moi, je vais continuer ma toilette. Avec tout ça, il y a mon coude qui est mort…

Monsieur (regardant la pendule). — Sais-tu bien, Maria, qu’il est déjà le quart de deux et que c’est à trois heures que doivent venir nos invités. Dépêche-toi.

Madame sort, mais pour reparaître une seconde après dans l’entre-bâillement de la porte du salon.

Madame. — Antoine, il y a dans la pharmacerie un gamin qui va encore nous acheter pour trois cents de régulisse.

Monsieur. — J’y vais, bobonne. J’y vais. Le devoir professionnel ; on connaît cela.

Il sort, en même temps que sa femme disparaît. Émerance, seule un moment, dresse le couvert.

Émerance. — En voilà encore une !… Maman qui s’en va en emportant la loque aux poussières…

Et faute de torchon, la blonde enfant époussète la table du coin de son beau tablier flamand avec des brides. Elle déploie la nappe quand son père reparaît. Monsieur Brayant est d’assez méchante humeur.

Monsieur. — Je m’avais trompé. C’était pour de la jujube. Émerance. — Comment, papa, tu as été servir à la pharmacerie, en bras de chemise ? Monsieur (naïf). — Est-ce que ma chemise ne serait pas propre, par hasard ?

Émerance. — Mais si, évidemment ; cependant, tu es toujours si à ta façon, dà, toi… C’est comme tantôt, tu ne dois plus recevoir tes invités en pantoufles…

Monsieur. — Qu’est-ce qu’on a à dire sur mes pantoufles, puisque c’est ta mère qui me les a brodées pour mon saint ?

Émerance curant l’oreille d’une tasse du coin de son mouchoir de poche, préalablement humecté de salive :

Émerance. — Quand on sait recevoir, papa, on passe ses souliers.

Monsieur. — Des bottines, pour rester à la maison… C’est quasiment faire accroire aux gens qu’il y a de la boue dans mon salon. Enfin, je mettrai des bottines, parce qu’il n’est pas de sacrifice que je ne veuille faire pour marier fifille.

Émerance (boudeuse). — Voilà encore papa qui recommence… Je vais me mettre à pleurer…

Monsieur (bon enfant). — Ta ta ta ! Je sais ce que je dis, et ta mère aussi. À dix-neuf ans, elle était déjà mariée, elle. Nous avons donc invité les Dumortier avec leur fils Jean, un pas grand’chose de peintre, mais dont le père a les pieds dans des bottes de foin ; et les Ramelin, avec leur fils Hector qui fera son beurre.

La voix de Madame (dans le corridor). — Mérance !

Monsieur. — Ta mère t’appelle…

Émerance (ouvrant la porte de l’allée). — Qu’est-ce que tu veux, maman ?

La voix. — Monte un peu en haut, fifille, pour nouer les floquets de mes bottines. Je ne puis pas… j’ai mis mon corset.

Il est trois heures. Monsieur Brayant, boudiné dans sa redingote de peigné bleu foncé, se frotte les mains gaillardement. Il a conscience de son Lucullus. Les Dumortier arrivent premiers. Papotages bruyants. Émerance, rouge de plaisir, fait le service du vestiaire installé sommairement sur la table et les chaises de la salle à manger. On commence à envahir le salon quand voici les Ramelin. Repapotages. Monsieur est cérémonieux.

Monsieur. — À table, mes amis, et attaquons, comme on dit chez nous. C’est un vrai café des familles, à la bonne franquette, c’est-à-dire sans embarras. Des pistolets frais et de la confiture de coing.

On s’assoit sans façons, au hasard, et l’on mange de bon appétit, puisque l’on se tait. Cependant, le silence commence à peser.

Madame Dumortier (insinuante). — Madame Maria, que je vous félicite. Ces pistolets sont vraiment exquis. C’est de votre boulanger ?

Madame Brayant. — Non, Madame Mélanie. C’est notre Émerance qui les a rapportés de la Maison Hongroise en revenant de chez son professeur…

Madame Dumortier. — Et la confiture !… En voilà une confiture !… Ce coing est délicieux et sans colle de poisson. Est-ce que vous m’en donnerez la recette ?

Monsieur Brayant. — Émerance vous la copiera, chère Madame Dumortier.

Madame Ramelin (surenchérissant). — C’est comme ce beurre… Il n’y a qu’ici pour manger du beurre pareil… c’est de la noisette… C’est au moins du beurre…

Madame Brayant. — C’est de notre cousin Jérôme Demasure qui est fermier.

Monsieur Ramelin (familièrement). — Eh ! mesdames, ce n’est pas à un pharmacien comme Brayant qu’on ferait prendre des vessies pour des lanternes et de la margarine pour du plat-panier. N’est-ce pas, Brayant ?

Monsieur Brayant. — C’est le métier qui veut ça. Dame, la pharmacie, c’est de la chimie… Ou du moins, je veux dire le contraire…

Madame Dumortier. — Eh bien, moi, je vais vous dire la mienne. Quand on a du beurre pareil, c’est péché que d’y ajouter une confiture quelconque…

Madame Ramelin. — C’est encore bien mieux. Mettre du beurre sur un pareil pain ; vous ne trouvez pas que c’est une vraie profanation ?

Jean Dumortier (à mi-voix, à Ramelin, son voisin de table). — On finira même par regretter de devoir manger un pain aussi excellent que celui-là, n’est-ce pas, Monsieur Ramelin ?…

Monsieur Ramelin (qui a l’intuition que le jeune homme se moque. Très sec). — Croyez-vous, monsieur ?…

Monsieur Ramelin, craignant de se compromettre, détourne la tête. Jean rit sous cape et mord à pleines dents dans la croûte coriace d’un petit pain. Sa mère, se doutant qu’il vient de commettre l’une de ces incartades qui lui sont familières, l’apostrophe d’un bout de la table à l’autre.

Madame Dumortier. — Jean, voulez-vous bien manger avec de plus petites bouchées. Vous avez l’air d’un paysan des Ardennes. On a d’autres manières quand on est chez les gens.

Madame Ramelin. — Les jeunes gens sont de vrais diables, Madame Dumortier. C’est de leur âge… (À Madame Brayant) Mais, vous m’y faites songer : on n’a point encore entendu la charmante voix de Mademoiselle Émerance.

Hector Ramelin est resté muet jusque-là. Sa mère vient de l’encourager d’un sourire cinglant comme un coup de fouet.

Hector Ramelin. — C’est vrai. Votre jeune fille touchait si bien du piano, jadis. Elle s’accompagnait elle-même.

Madame Dumortier (qui se sent handicapée par les Ramelin). — C’était délicieux…

Madame Brayant. — Mesdames, je vous en supplie. Épargnez la modestie de cette enfant…

Monsieur Brayant (se levant brusquement et jetant sa serviette). — Eh bien, puisque vous l’exigez tous… (ahurissement général) et puisque personne ne mange plus, passons à la partie concertante. Après avoir nourri le corps, nourrissons l’âme… Émerance, au piano !…

Jean (à Hector dont il s’est rapproché). — Il a dit cela comme il dirait : Médor, à la niche !…

Monsieur Ramelin. — Si ces messieurs et dames veulent se ranger, nous reculerons la table…

Pendant que les invités imitent de bonne grâce le rang d’oignons, le long de la muraille, Jean tire son étui à cigarettes qu’il présente au fils Ramelin.

Jean. — On peut fumer pendant l’audition ?

Scandale. Silence angoissant précurseur de l’orage. Monsieur Brayant se retourne, suffoqué d’une pareille audace. La gorge congestionnée ne laisse plus passer que quelques syllabes.

Monsieur Brayant. — Fumer… fum…

Madame Dumortier (en mère qui veut plaire). — Jean, où donc croyez-vous être ? Oh ! ces enfants ! ils vous feraient sécher sur pied…

Jean. — C’est bien, on rengaine.

Le jeune homme referme l’étui, avec un regret évident. Il s’affale sur une chaise près de la fenêtre. Madame Ramelin, qui veut repêcher son fils, auquel elle applique une bourrade dissimulée…

Madame Ramelin. — Hector, soyez attaché au piano et tournez les pages de mademoiselle…

Monsieur Dumortier — Que va donc nous chanter la jeune artiste ?

Monsieur Brayant. — Elle va vous dire La Chanson des Oiseaux.

Un coup de sonnette dans la pharmacie coupe net le boniment.

Monsieur Brayant (changeant de ton). — Maria, c’est probablement la servante du mercier qui vient voir après la limonade purgative.

Madame Brayant (se levant et se dirigeant vers l’officine). — Il ne pouvait donc pas attendre, le mercier ?…

Monsieur Brayant (reprenant son exorde). — Dans ce morceau, la chanteuse imite le gazouillis des oiseaux. C’est un poème en deux parties, comme tous les poèmes. D’abord, nous assistons à la naissance des petits… Perchés au bord du nid paternel, ils pépient… D’ailleurs, vous allez voir…

Scène dans la salle.

Madame Brayant (qui vient de rentrer). — Fifille…

Émerance (se retournant d’une pièce sur le tabouret mobile). — Maman ?

Madame Brayant. — Tousse un peu d’abord…

Hector. — Silence !

Ritournelle. On se tait brusquement. Madame Dumortier et Madame Ramelin écoutent trop religieusement pour être sincères. La seconde a le sourire béat et l’autre féroce. Chacune pense à son fils. Monsieur Ramelin contemple l’empeigne de ses bottines à élastiques. Monsieur Dumortier, le dos au calorifère, s’assoupit progressivement. Son fils Jean, près de la fenêtre, regarde au dehors, ne voulant pas rire. Madame Brayant lui lance parfois des regards menaçants. Monsieur Brayant, tout à la joie de produire « fifille », est au centre et en nage. Il bat la mesure du doigt, de la tête et du pied. Cet extraordinaire métronome possède de lourdes breloques d’or qui, elles aussi, battent la mesure sur son estomac.

Mademoiselle Emerance prélude. Elle possède un petit filet de voix. C’est peut-être un petit oiseau qui chante, mais le dit petit oiseau doit, en ce moment, souffrir horriblement de la mue.

Émerance (chantant) :

Les oiseaux sont tout petits.
Ils font leur ri pi pi pi
 Tui per tuich…
 Tui per tuich…
Voilà tout ce qu’l’oiseau dit.

Monsieur Brayant, (criant pendant la ritournelle). — En chœur… tous !… (Chantant.) Tui per tuich I… tui per tuich !… Madame Ramelin (à Madame Dumortier). — C’est exquis, n’est-ce pas, chère madame, que ce tui pertuich ?…

Madame Brayant (renversée dans son fauteuil et les mains croisées sur son petit ventre rondelet). — Mais c’est nature, Madame Ramelin… C’est nature…

Monsieur Brayant. — C’est un poète qui a écrit les paroles.

Madame Ramelin. — Un poète observateur, Monsieur Brayant.

Madame Ramelin. — Et vous ne nous parlez pas de la chanteuse ? Elle a la voix divine, Madame Maria. On va souvent au théâtre pour ne pas entendre chanter aussi parfaitement.

Emerance (second couplet sur le même air) :

Puis, ils grandissent au nid.
Ils font leur ri pi pi pi.
Tui per tuich…
Tui per tuich…
Voilà tout ce qu’l’oiseau dit.

Monsieur Brayant (s’efforçant d’enlever son public). — Bravo !… Bravissimo, la prima dona !…

Et chacun d’applaudir bruyamment, heureux de voir arriver la fin du supplice pianistique. Monsieur Dumortier, réveillé en sursaut par ces cris de Peaux-Rouges, se met à crier à contretemps : Monsieur Dumortier. — Bravo !… Bravo !… C’est superbe… (Changeant de ton et se levant, la montre en main) Si qu’on s’en allait ? J’ai mon vieux camarade Périel qui vient ce soir, pour jouer à match…

Madame Ramelin saisit l’occasion d’éloigner une rivale. Elle a le sourire machiavélique.

Madame Ramelin. — Vous partez ?… Quel dommage, chère Madame Dumortier… (Assommant celle-ci.) Nous, nous resterons encore un petit peu. Nous habitons moins loin que vous.

Madame Dumortier se sent vaincue, Elle est furieuse de se voir forcée de battre en retraite et d’abandonner la place à l’ennemi. Cependant, elle finit par en prendre son parti.

Madame Dumortier (d’une voix blanche). — Que personne ne bouge. Nous nous en irons bien tout seuls.

Madame Brayant (visiblement mécontente). — Je vous laisse, alors. Monsieur Brayant vous fera la conduite.

Tandis que les Dumortier s’éloignent, par un froid général, et passent au vestiaire, la séance se poursuit au salon où Monsieur Brayant a grand’hâte de rentrer.

Madame Brayant. — À votre tour, Monsieur Hector. Qu’allez-vous nous chanter de beau ?…

Hector. — Mais, Madame, je n’ai pas mes musiques…

Madame Ramelin. — Voyons, Hector… voilà que vous faites des façons, à cette heure. Lorsque votre père était encore basse à la « Légia », en voilà un qui n’avait pas peur de se produire en public.

Monsieur Ramelin (péremptoire). — Hector, chante-nous Les Beaux Canotiers de la Meuse.

Le jeune homme se plante au milieu de la pièce, derrière une chaise, comme un avocat à la barre. Il s’arc-boute sur les talons. Aussitôt, les veines du cou se congestionnent, les yeux flamboient et s’injectent de sang, les mains tremblent sur le dossier de la chaise où elles se cramponnent, le nez se pince et blanchit, et de la gorge du chanteur… ou du fond de la cave, monte une voix voilée et caverneuse, une voix de bedeau qui chante le « Miserere ».

Le nez dans sa partition des petits oiseaux, Émerance fait de louables efforts pour ne pas pouffer de rire. Madame Brayant reste figée d’une subite terreur.

Et pendant que cette scène se déroule à l’intérieur, dans la petite rue déserte et triste, les Dumortier s’en vont comme une armée qui marche en déroute. On est silencieux. Madame, le chapeau en bataille, allonge le pas de toute la largeur de sa jupe. Jean s’enivre enfin du parfum d’une cigarette blonde.

On arrive à la vieille maison.

Madame Dumortier (à son fils). — Jean, vous avez été on ne peut plus inconvenant. Vous serez privé de dimanche !

Monsieur Dumortier rentre chez lui le dos courbé.