H. Daragon (p. 93-110).
◄  V
VII  ►


VI


Raillard nous avait quittés vers midi, après avoir donné les instructions nécessaires, en annonçant qu’il reviendrait sûrement vers le soir avec son collègue Couturier. Il n’eut pas plus tôt passé le seuil de la porte que la Bouveron me supplia de nouveau :

— Sauvez-vous, monsieur ! Qu’il ne vous retrouve pas !… C’est de voir souffrir madame comme elle souffrait qui l’a un peu ému… Quand il la saura guérie, il ne connaîtra plus rien. Il avait soigné M. François aussi dans le temps, et très bien, et puis vous savez ce qu’il lui a fait… Sauvez-vous… Il ne pourra toujours pas envoyer madame en prison dans l’état où elle est… Mais vous, comment voulez-vous que vous lui échappiez, quand il a vu cela ?…

Et elle me montra sur les linges que j’avais pris dans le havre-sac comme plus fins, pour les donner à l’opérateur, une couronne ducale brodée à même la toile. Dans la précipitation de notre fuite, Henriette et moi avions oublié ce détail implacablement révélateur. À cette simple remarque de mon hôtesse, mon sang se glaça. Une seule espérance me restait : j’avais vu tour à tour apparaître en Raillard deux hommes si différents, selon que je m’étais adressé au démagogue ou au médecin — deux moralités fonctionner, si contradictoires ! Il avait sans aucun doute remarqué ces couronnes en maniant ces linges dont il avait déchiré lui-même quelques-uns. Il avait pourtant agi comme si de rien n’était. C’était là une chance de salut qu’il se considérât comme obligé de ne pas utiliser au service de sa besogne politique un renseignement surpris dans sa besogne d’opérateur. En tout cas, et que le Jacobin dût ou non se conformer à ce scrupule d’ordre professionnel, je ne pouvais pas, moi, abandonner ma femme et mon enfant ainsi. Je fis donc taire la Bouveron et j’attendis au chevet de l’accouchée le retour annoncé de ce personnage envers qui j’éprouvais des sentiments plus contradictoires encore que ne l’avait été sa conduite. Il avait sauvé ma femme d’une mort imminente en la délivrant. Sans son intervention, mon fils serait mort dans le sein de sa mère ; et ce sauveur était le plus féroce ennemi de toutes mes idées ! Il avait fait tuer par centaines des nobles comme moi, des prêtres comme l’abbé François ! Demain, peut-être monterais-je à l’échafaud à cause de lui ! Il me faisait horreur, et son dévouement de cette nuit m’attendrissait à son égard, quoi que j’en eusse. L’énigme de cette double nature m’épouvantait en même temps comme une difformité monstrueuse. J’y ai bien souvent pensé depuis lors, et j’ai détesté davantage la Révolution — toutes les Révolutions. Leur pire malheur est celui-là : d’un bourgeois qui eût été, comme Barnave un bon avocat, comme Bailly un bon académicien, comme Collot d’Herbois un bon acteur, peut-être, comme Louis David un bon peintre, comme ce Raillard un bon médecin, elles font un criminel par égarement d’orgueil, en le laissant libre de tenter l’application de ses utopies à même la vie, à même les autres hommes. En vaquant auprès de ma femme et de mon fils aux menus soins que notre redoutable bienfaiteur de cette nuit et de cette matinée avait indiqués, je méditais sur ce problème de la solution duquel tout mon avenir dépendait : — qui l’emporterait dans cette nature d’une effrayante ambiguïté ? Malgré moi quand je me trouvais trop accablé de sombres pressentiments, je revenais à ce petit tableau religieux, dont la composition si simple et si chargée de sens m’avait rendu, la veille, le courage d’aller droit au danger. Je me disais que le prêtre dont nous occupions la chambre, avait dû contempler aussi cette toile avec la volonté d’en absorber en lui tout l’esprit. Je me forçais à prier mentalement, devant cette croix dessinée sur ce mur par cette ombre des barreaux, comme si c’eût été la vraie Croix, l’enfant endormi le vrai Sauveur, — et j’attendais…


Vers quatre heures Raillard parut, comme il l’avait annoncé, accompagné d’un autre homme qui était le docteur Couturier, revenu de son expédition nocturne et dans les mains duquel il allait remettre la malade. Il me suffit d’une seconde pour comprendre que la Bouveron ne s’était pas trompée. Raillard savait qui j’étais, et déjà le médecin avait cédé la place au Jacobin. Pas tout à fait encore, puisqu’au lieu de m’avoir dépêché ses estafiers, il était venu lui-même, avec son confrère. Il ne m’adressa pas la parole, mais je retrouvai dans ses yeux clairs ce sinistre reflet d’acier de notre première rencontre. Couturier, lui, avait une honnête physionomie d’officier de santé, dont l’expression habituelle devait être la bonhomie craintive. Visiblement, il tremblait devant Raillard. Il avait été son concurrent timide avant 89. Depuis il était son suppléant épouvanté, en attendant qu’il devint sa victime. Il n’était, en aucune manière, son complice. Je l’aurais deviné rien qu’au salut par lequel il répondit au mien, alors que la raideur significative de l’autre ne laissait aucun doute sur ses sentiments à mon égard. J’avais pris le parti, décidé à tenir mon rôle jusqu’au bout, de me présenter moi-même. À m’entendre proférer les syllabes de mon nom supposé, Raillard esquissa un geste qu’il réprima aussitôt. Il venait de voir les yeux de la malade fixés sur lui. Le médecin avait de nouveau dompté le révolutionnaire. Il allait le dompter encore, après quelle lutte intérieure ? L’événement m’a permis d’en mesurer l’intensité.


Je m’étais retiré pour permettre à ces messieurs de procéder à une consultation qui ne dura pas moins d’une longue heure. Je ne fus pas peu étonné quand la porte se rouvrit de voir le docteur Couturier reparaître seul.

— Raillard est parti par l’autre sortie, me dit-il. Puis, à voix basse, comme s’il eût appréhendé d’être entendu par le terroriste à travers l’espace : Monsieur, continua-t-il, je ne veux pas savoir qui vous êtes. Mais soyez sûr que Raillard, lui, le sait. S’il ne vous a pas fait arrêter aujourd’hui, c’est que le devoir médical l’en a empêché… Devant son insistance à me demander si je croyais que la malade pût supporter une grande émotion sans être reprise de grands accidents nerveux, j’ai compris qu’il se faisait un scrupule, ayant été appelé auprès d’elle comme médecin, de lui infliger une secousse morale qui risquerait de la tuer… Ah ! c’est un homme très étrange, et qui n’est pas ce que l’on croirait d’après certaines choses ! Il y a cinq ans seulement, il n’avait jamais fait que du bien à Morteau. Même à présent, voyez, par souvenir pour sa femme, il n’a pas permis que l’on touchât rien ici, dans cette maison que l’ancien curé a léguée à sa servante.

— Et il a fait guillotiner M. François ! interrompis-je.

— Ah ! on vous a raconté… Oui, c’est abominable. Il répéta : abominable !… Mais Raillard a cru que c’était son devoir. Il est persuadé que l’on assurera le bonheur de l’humanité pour toujours, avec certaines exécutions… D’ailleurs, il ne s’agit pas de cela… Il s’agit de vous. Tant qu’il croira votre femme en danger, il vous épargnera… Ensuite…

Il avait hoché la tête d’un geste sinistre.

— Merci, Monsieur, lui répondis-je en lui serrant la main. Je crois deviner que vous avez exagéré certains symptômes observés chez la malade pour impressionner M. Raillard… À moi, vous direz la vérité. Ma femme est-elle vraiment en danger ?…

— Je ne le crois pas, répliqua-t-il. Contrairement à M. Raillard, je suis persuadé que le système nerveux est très intact et qu’aucun accident cérébral n’est plus à craindre…

— Croyez-vous qu’elle pourrait partir d’ici cette nuit sur une civière ? demandai-je brusquement.

— Ce serait bien dangereux, répliqua-t-il après un instant de réflexion… Oui, bien dangereux…

— Mais est-ce absolument impossible ? insistai-je.

— Impossible ? Non, fit-il après un nouveau silence. Sauvez-vous plutôt seul, ajouta-t-il.

— La laisser entre les mains de cet homme pour qu’une fois guérie, il lui fasse couper le cou ? m’écriai-je. Jamais ! Oui ou non, le considérez-vous comme capable de l’envoyer à la guillotine, quand il ne verra plus en elle une malade, surtout si je me suis échappé. Répondez ?…

— Oui, répondit M. Couturier.

Puis, comme effrayé de sa propre audace, il prétexta la nécessité de retourner auprès de l’accouchée faire un pansement avant la nuit. Quant à moi, mon parti était pris. Si Raillard m’avait épargné, c’est qu’il était bien sûr que je ne m’enfuierais pas seul. Dans cette certitude, il était probable que la surveillance de la maison ne serait pas très étroite. Sitôt le docteur parti, j’obtins de Mlle Bouveron qu’elle me donnât l’adresse de quelqu’un sur lequel je pusse absolument compter. À la nuit tombante je m’échappai par une fenêtre de derrière qui donnait sur une étroite ruelle, après avoir constaté qu’il n’y avait, pour épier mes allées et venues, qu’un seul individu, attablé dans un cabaret à quelques pas de la porte. À prix d’or, j’obtins de l’homme chez qui la Bouveron m’avait envoyé qu’un de ses camarades et lui se trouvassent dans la ruelle en question, vers minuit, avec une civière. Quand ils furent là, je réveillai ma femme, que je mis en quelques mots au courant de mon projet, en lui disant la vérité. Ce qui me rend ce tableau de la « Nativité » si cher encore, c’est que cette créature héroïque me demanda seulement cinq minutes pour faire une suprême prière si elle devait passer dans cette fuite, et elle la fit, tournée vers cette image de la Vierge et du Sauveur. Je regardai une dernière fois dans la rue. Le cabaret était toujours éclairé, mais l’espion dormait, les bras sur la table et la tête sur les bras. Ce pouvait être un sommeil simulé… J’étais dans un de ces moments où l’on hasarde le tout pour le tout. La civière que nos complices s’étaient procurée chez le fossoyeur, — un autre fidèle de la mémoire de M. François, mais quel augure ! — fut introduite par la fenêtre. Nous y plaçâmes la mère et l’enfant et nous la sortîmes de même. Il était convenu que si nous rencontrions une patrouille, les porteurs diraient qu’ils allaient avec une malade à l’hôpital. Je devais les rejoindre sur une route où Mlle Bouveron me conduirait une demi-heure plus tard. La ville n’étant pas close de murs, cette évasion pouvait s’exécuter par un jardin abandonné de ses propriétaires. Il y avait quatre-vingt-neuf chances contre une pour que nous fussions pris. Les médecins à qui j’ai raconté depuis ce tragique épisode m’ont tous dit que la mort d’une femme accouchée de la veille, était, non pas probable, mais certaine, dans des circonstances pareilles. Il n’en est pas moins vrai que le lendemain à midi je me trouvais avec Henriette dans une chambre d’un petit village de la frontière suisse ; elle couchée, son fils suspendu à son sein, et vivante, bien vivante, et l’enfant vivant, bien vivant ! La Providence avait permis que ma folie fût une sagesse… Nous étions sauvés.