Éditions Émile-Paul frères (p. 257-295).
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VIII


Delphine et sa mère reprennent le cours de leur existence mondaine et littéraire. La première publie en 1828 un nouveau recueil de vers : le Dernier Jour de Pompéi, suivi de poésies diverses, son poème du Retour, et la romance de la Pèlerine ; la seconde, un roman en quatre volumes, Théobald, épisode de la guerre de Russie. Elles fréquentent toujours leurs amis artistes, Gérard, Horace Vernet, Victor Schnetz. David d’Angers commence la série de ses médaillons ; il y réserve une large place aux gens de lettres et aux artistes ; il exécute en 1828 celui de Delphine, dont il a déjà sculpté la figure sur la tombe du général Foy, et le lui envoie : « J’ai l’honneur de vous offrir le croquis en bronze que j’ai fait d’après vous ; c’est un bien faible à peu près de vos traits, mais j’espère que celui que je ferai pour le bas relief de Sainte-Geneviève réussira mieux ». Elle reçoit le médaillon à Villiers : « Je reçois avec bien l’orgueil, Monsieur, ce bronze flatteur qui se charge de m’envoyer tout droit à la postérité ; je voudrais que mes vers eussent la même puissance, j’essayerais de vous répondre, mais votre beau talent n’a besoin que de lui, pour éterniser sa gloire ».

À la vérité, quelque dureté marque les traits : Jouin, le biographe de David d’Angers, remarque que pour coiffer une tête de femme, le sculpteur n’a point de rival. « Comparez les cheveux de Delphine Gay, ceux de Mme Desbordes-Valmore et ceux de Mme Voïart, vous serez étonné que l’artiste ait pu faire leur arrangement assez dissemblable pour éveiller en vous des pensées d’un ordre opposé. À l’heureuse fierté de la première, la mélancolie de la seconde sert de contraste, tandis que la Muse retirée, mais sans grande passion, de Mme Voïart, se laisse deviner à la grâce correcte de sa coiffure. » Jugement confirmé par Goethe ; le dieu de Weimar reçoit de David le 7 mars 1830 une caisse de cinquante-sept médaillons ; tout joyeux de contempler tant de personnages intéressants, il répète à plu sieurs reprises qu’il ne saurait assez remercier l’auteur de ce trésor. « Une chose qui me paraît digne de remarque, écrit-il le lendemain à David, c’est votre rare talent à saisir l’individualité de chaque figure. Combien le type vrai et simple de Mlle Delphine Gay diffère du portrait de Mme Lescot, aux ajustements d’un goût si recherché ! Croirait-on que ces deux œuvres sont sorties d’une même main ? » Lorsque David termine le buste de Chateaubriand, les dames Gay, parmi les premières, lui demandent la faveur de contempler cette œuvre dans son atelier[1].

La duchesse de Duras est morte, et son salon fermé. Parmi ceux où Delphine dit ses vers à cette époque, le comte d’Haussonville signale celui de la comtesse de Chastenay, « une sorte de bureau d’esprit en plein faubourg Saint-Germain ». On y joue des pièces de Brifaut. On y rencontre le comte Alexis de Saint-Priest. Le 29 mars 1829, grande soirée : la Muse doit réciter le septième chant de son poème de Magdeleine, intitulé « la Tentation ».

Cette attraction n’est pas la seule. On a beaucoup parlé depuis quelque temps dans la société pari sienne d’un mariage projeté entre Delphine Gay et Armand-Charles-Louis de Lagrange, général de division et comte de l’Empire, qu’il ne faut pas confondre avec son frère aîné, le marquis de Lagrange. Elle a vingt-cinq ans, il en a quarante-six. Les cheveux du général, déjà blancs, n’altèrent pas la jeunesse de sa physionomie. Il est riche et de bonne compagnie, de taille grande et de figure martiale, « façon des militaires du premier Empire ».

Or, on croit savoir que le mariage ne tient plus. Jacquot, dit Mirecourt, poursuivi plus tard par Émile de Girardin devant les tribunaux et condamné pour diffamation, explique que les allures trop « directoriales » de Sophie Gay en sont la cause. À une soirée chez Gérard où se trouvait le comte, elle serait entrée « avec toutes sortes de chassés-croisés et de pas de gavotte », en chantant :

            J’entre en train
       Quand il entre en train,
   J’entre en train quand il entre !

Le témoignage de Mirecourt est peu probant. Mais à une de ses amies qui l’interrogeait sur ce mariage, Sophie Gay répondit avec un accent extrêmement sentimental :

— Ah ! Pourquoi réveillez-vous les cruelles douleurs d’une mère ! Oui, il n’est que trop vrai, M. de Lagrange a trouvé le moyen d’arriver au cœur de ma fille par son imagination.

Puis, reprenant son ton habituel :

— Et il s’est conduit avec elle comme un cochon !

Le comte de Lagrange épousa, « au lieu de Del phine, dit Mme de Boigne, une personne rencontrée

chez Mme de Montcalm ». Vingt ans plus tard, Delphine dédicace au comte un exemplaire de sa Cléopâtre : elle a inscrit le nom, et elle a signé. On la voit solliciter pour lui une invitation au théâtre Castellane. Il lui survivra, et mourra en 1864, à quatre-vingt-un ans.

Voilà donc pourquoi, à la soirée de Mme de Chastenay, les initiés, et c’est à peu près tout le monde, se montrent aussi curieux de deviner comment Delphine supporte ce récent déboire matrimonial, que d’entendre ses vers. Elle déçoit la malignité par sa simplicité, son naturel. « Il ne parut pas qu’elle en fût autrement affectée, dit le comte d’Haussonville. Elle était simplement mise comme à son ordinaire, vêtue d’une robe blanche un peu arrangée à l’antique et dépourvue de tout ornement, non moins que sa coiffure dont l’agrément consistait surtout dans la teinte blonde des cheveux qui tombaient sur ses épaules en boucles abondantes et soyeuses. Il y avait dans tout cela une apparence de mise en scène, comme d’une statue qui s’offrirait d’elle même à l’admiration des amateurs. En guise de piédestal, la statue s’assit sur une chaise isolée au milieu de la pièce, de façon à pouvoir être contemplée sous toutes ses faces. La pose était conforme aux préceptes de l’acteur Lafon, qui disait : « Regardez comme je m’y prends, car cela est essentiel au théâtre. Quand mon corps est par ici, ma tête est par là ; il n’y a que cela pour faire valoir les formes. » Fidèle à cette esthétique, obliquement posée sur son siège, ses beaux bras blancs ramenés de droite à gauche et les doigts de ses mains négligemment croisés sur ses genoux, la tête rejetée en arrière, les yeux au ciel, c’est-à-dire vers les corniches, Delphine Gay entama sa récitation. Sa voix était intentionnellement grave, langoureuse et comme sortant des profondeurs de son être. Elle faisait un peu contraste avec le sujet du chant qu’elle avait choisi, et qu’elle prit la peine de nous expliquer. Il était singulier, et fit d’abord dresser les oreilles. C’était le Diable prenant, pour tenter la Magdeleine, la figure de saint Joseph. Au bout de quelques vers, nous étions tous à nous regarder les uns les autres. À mesure qu’elle avançait dans sa déclamation, les mères présentes donnaient des signes visibles d’inquiétude ; quelques-unes avaient l’air de se demander si elles n’allaient pas emmener leurs filles. Mme Gay s’aperçut de l’effet, et, de cette voix retentissante dont j’ai parlé tout à l’heure, on l’entendit s’écrier au milieu du silence général :

« Ma fille est vraiment étonnante ; elle a tout deviné ». J’entendis presque aussitôt la comtesse de Noailles murmurer tout bas près de moi à sa voisine la comtesse de Laborde : « Ah ! vraiment ! pas si étonnante ! elle n’eut qu’à regarder autour d’elle ».

Récit piquant, qui ne pèche pas par la bienveillance. Le comte Apponyi assiste à cette même soirée. Il la voit sous un angle différent. Il constate d’abord, ce qu’une lettre précédemment citée de la duchesse de Duras dément, que les Français ignorent la Messiade de Klopstock, imitée, dit-il, par la poétesse dans sa description de l’enfer, puis admire dans le poème « des vers délicieux et de bien beaux tableaux ». À relire aujourd’hui ce chant de Magdeleine, on se convainc, en effet, que les vers sont solidement frappés, harmonieux, et souvent animés d’un beau souffle. Et l’on se demande avec angoisse quels passages ont si fort effarouché les mères et menacé la pudeur des vierges[2] !

Quelques mois plus tard, le 27 juin, Delphine Gay va jouer un rôle inattendu dans une solennité littéraire autrement imposante.

Chateaubriand, tenté par la Muse tragique, a écrit une tragédie en vers, Moïse, sans réussir à la faire jouer. Mme Récamier sait quel regret il en éprouve. Elle lui ménage une revanche. Elle convoque une soixantaine de personnes, une élite, devant qui l’acteur Lafon lira la pièce.

Huit heures du soir. Les rameaux de la Fête-Dieu jonchent encore les cours et les escaliers du couvent de l’Abbaye-aux-Bois. Le dais d’un reposoir, velours rouge et étoiles d’or, demeure debout. Arrivent d’amples et élégantes robes d’organdi, de nobles pairs en habit bourgeois, de jeunes doctrinaires empesés, des muscadins de l’an III restés étourdis. Ce sont Mmes Apponyi et de Fontanes, Sophie et Delphine Gay, les ducs de Doudeauville et de Broglie, MM. de Sainte-Aulaire et de Barante, Ballanche, Cousin, Villemain, Lebrun, Gérard, Lamartine, H. de Latouche, Saint-Marc-Girardin, Valery, Mérimée, David d’Angers, Gudin, le baron Pasquier, de Rémusat, Dubois directeur du Globe, de Girardin, Ampère, Jussieu, Dugas-Montbel, Taylor, Méchin, Mmes de Boigne, de Gramont, Mme et Mlle de Barante, Mlle de Sainte-Aulaire, etc. « Les intérêts de la cour, les arts, la liberté, la littérature sont représentés par ambassadeurs. »

Nous connaissons déjà le cadre : ce soir, Madame de Staël et la Corinne de Gérard semblent « plus belles au magique éclat des flambeaux » ; deux lauriers à fleurs roses ornent la cheminée de marbre blanc, et un buste qui veut être la Béatrice du Dante, mais que Canova a copié « ici sur nature, dans l’impuissance d’inventer des traits plus par faits ». Le guéridon est prêt, avec la lampe voilée, et le manuscrit fermé qui attend.

Voici le dieu : Chateaubriand se glisse modeste ment parmi les rangs serrés de ses admirateurs. L’acteur Lafon, de la Comédie-Française, prend place au guéridon, et commence la lecture du pre mier acte, entrecoupée d’exclamations admiratives du public, et parfois d’hésitations singulières du lecteur, que l’on s’explique mal. Lorsque Lafon attaque le deuxième acte, il devient évident qu’il n’a pas pris la peine d’étudier son manuscrit. Il hésite, balbutie, s’interrompt… Au chœur des filles Amalécites, l’auditoire supplie l’auteur de lui prendre le manuscrit des mains, et de le lire lui même. Chateaubriand se résigne. Mais voici qu’à son tour il hésite, balbutie, et dénonce une lacune dans son manuscrit. « Alors la voix émue d’une personne qui eût été digne de faire les vers oubliés, et dont la mémoire les avait à moitié retenus sur une première lecture, Mme Gay, pourquoi hésiter à la nommer ? les a soufflés avec un zèle mêlé de quelque trouble et de quelque incertitude. Il faudrait avoir vu tout ce que cette émotion d’un autre poète avait de touchant, et deviner tout ce que le sourire de l’auteur de Moïse exprimait de reconnais sance, pour se faire une idée de cette scène. »

Chateaubriand lit maintenant le troisième acte. Il scande les strophes d’un chœur : mouvements de gaieté dans l’auditoire, sourires des dames dissimulés derrière les éventails… Par amour de la couleur, l’auteur n’a pas suffisamment gazé certains passages trop bibliques. Comme l’écrit Ballanche à Mme Lenormant : « Madame votre tante était sur les épines ». Il y avait de quoi ! Heureusement, le quatrième acte s’achève sans autre incident, et dans un élan unanime d’admiration. Toutefois, des restrictions se font jour. On conseille à l’auteur de ne pas risquer l’aventure de la scène. « Le poète n’a pas touché le but, car il l’a dépassé », dit H. de Latouche. Mais l’à-propos et la mémoire de Delphine ont sauvé une situation difficile, et donné une preuve tangible et flatteuse de son culte pour René[3].

Sophie Gay, à partir de cette époque et pendant les vingt ans qui vont venir, publie dix-sept ouvrages formant trente-six volumes, fait jouer deux pièces de théâtre, dirige un théâtre d’amateurs, fonde une revue, les Causeries du monde, et collabore à maints journaux et revues ; une vraie carrière d’homme de lettres. Delphine marche délibérément, et plus glorieusement, sur ses traces.

Une évolution se dessine dans leurs relations parmi les gens de lettres et les artistes. Peu à peu, les anciens amis de sa mère vieillissent, quelques-uns disparaissent. Ils vieillissent surtout au point de vue littéraire. Delphine se rapproche de la jeune génération, et déjà manifeste sa tendance à n’admettre dans son intimité que les plus grands, ceux dont les noms domineront le siècle. Son talent même évolue. On ne s’en aperçoit pas encore dans les œuvres qu’elle publie, mais son originalité propre, la vraie forme de son tempérament d’écrivain, percent dans sa correspondance.

Le comte Alexis de Saint-Priest, rencontré chez Mme de Chastenay, a écrit une comédie qu’il ne parvient pas à faire jouer ; la censure se jette à la traverse. Il communique son manuscrit à Delphine, qui le lui rend avec cette lettre (1" septembre 1829) : « À force de changer de ministre, peut-être en trouverez-vous un qui permette de jouer votre pièce. En attendant, je vous engage à en composer une autre, à la mode, avec beaucoup de rime et fort peu de raison ; cherchez quelque imagination dans le genre du nouveau drame de M. Dumas : c’est une femme qui, pour l’empêcher d’être jaloux du roi, avec lequel elle se promène en bateau, enferme son mari dans un cachot dont elle seule garde toujours la clef ; le roi, plein de finesse, lui fait entendre que si elle cessait tout à coup de porter à manger à son mari, elle pourrait devenir veuve, et que lui, roi, pourrait l’épouser. Alors, tirant de son sac la clef du cachot conjugal, elle la laisse tomber tendrement dans le lac, en s’écriant : « Je suis reine ! » Ce mot touchant est le dernier de la pièce, que l’on a refusée, sans doute parce qu’elle a paru trop fade ; mais l’auteur d’Henri III, qui ne se décourage pas facilement, a porté ce chef-d’œuvre à l’Odéon, où il compte bien nous le voir applaudir cet hiver. » Il s’agit d’Edith aux longs cheveux. Tout le vicomte de Launay est déjà dans cette page de critique fine, pénétrante, spirituelle et ironique. Delphine connaît Alexandre Dumas depuis l’enterrement du général Foy, où, à côté d’elle, il a dit une élégie de sa façon. L’élégie n’eut pas le succès des stances de la Muse, mais ce n’est pas dans cette direction que le grand jeune homme mince et crépu du portrait de Devéria doit trouver sa voie. En attendant, il se prend pour Delphine d’une amitié sentimentale qui lui inspirera un jour une bien jolie lettre.

Elle a fait aussi la connaissance de Balzac, à peu près sûrement par Latouche. Auparavant, elle l’a sans doute rencontré chez Gérard. Balzac, en mars 1828, s’est réfugié chez Latouche rue de Tournon, Latouche auquel il doit de l’argent et qui l’engage à venir, même s’il ne peut le rembourser, pour cette raison : « J’aime encore mieux vos rires que tout ». Et encore : « Venez, avec ou sans chef d’œuvre ; je n’ai pas ri depuis votre départ ». Et ce découvreur de talents fait les frais du Dernier Chouan que Balzac vient d’écrire. Sophie Gay, habile à discerner les talents naissants, ouvre au débutant son salon ; il s’y lie avec la duchesse d’Abrantès et le grincheux Philarète Chasles. Ce gros garçon exubérant et gai, brillant causeur tôt mis en verve par le bruit et les lumières, assez mal tenu de sa personne, toujours prêt à faire éclater des vêtements trop étroits pour son corps trop puissant, et dont les gros souliers laissent à chaque pas qu’il fait une empreinte dans les tapis, devait s’entendre à merveille avec Sophie Gay, comme lui exubérante et gaie, avec Delphine, avec Mme O’Donnell, un trio de femmes spirituelles, rieuses, et ne craignant pas les histoires salées qu’il conte volontiers. Bien vite, il se plaît à venir le soir, au coin du feu, leur lire dans l’intimité quelque conte nouvellement éclos. À peine invite-t-on un ou deux amis, tels le comte et la comtesse Jules de Rességuier, avec qui Sophie Gay s’est étroitement liée. Au coin du feu, sans faste, avec de vieux amis, les succès de l’esprit étaient les seuls permis, a dit Delphine dans son poème de Napoline. Et puis, Balzac a découvert un avantage à fréquenter l’ancienne merveilleuse : par elle, il se documente. Elle le fournit d’anecdotes. Il la vide de tous les renseignements qu’il en peut tirer sur le Directoire, comme il fera de la duchesse d’Abrantès pour la période de l’Empire, et de la duchesse de Castries pour la première Restauration. Et ce milieu-là n’est pas étranger à l’élaboration de la Physiologie du mariage.

Ce coin du feu où Sophie convie Balzac à lire ses contes et Rességuier ses poésies, Belmontet y lit l’Enfant du château, et Frédéric Soulié des vers ; ce dernier est assez difficile à atteindre : « Je l’ai fait chercher de porte en porte dans ma rue où il prétend demeurer, on n’a pu le trouver ». Il est vrai que Sophie Gay persiste à l’orthographier : Soulier.

Delphine envisage la possibilité d’aborder le théâtre, comme fit sa mère, avec le concours d’un musicien. Elle adresse à Auber cette discrète invite : « Ô Déjanire ! La tienne était de glace en comparaison de celle que je reçois ! Que ne puis-je couvrir tous ces papiers de vers dignes des chants du bienfaiteur ! Mais ce bienfaiteur adorable ne viendra-t-il pas bientôt chercher la prose de mes remerciements ? » En post-scriptum : « Je vous écris toutes ces bêtises pour vous prouver que je suis en état de faire un opéra ». Elle n’en fit pas, et fit mieux. Et les hommages des poètes continuent à monter jusqu’à elle. Tandis que sa mère a renoué avec Rességuier la conversation commencée d’Italie au sujet des Jeux floraux et qui n’aboutit pas, l’aimable poète insère dans le recueil de ses Tableaux poétiques, paru en 1828, cet hymne d’actions de grâce et d’adoration d’une frappe sonore et pure. L’épigraphe est tirée des vers de Belmontet que nous connaissons déjà, et l’éloge rebondit d’un poète à l’autre.

    Homère en la voyant, Homère aurait chanté ;
    Raphaël à la toile eût appris sa beauté.
    Maintenant nos pinceaux, nos vers sont inhabiles.
    Ils ne sauraient fixer des traits aussi mobiles,
    Et l’on peindrait plutôt les doux rayons des cieux
    Que les rayons plus doux qui tombent de ses yeux.

    Le vague enchantement du bruit lointain des lyres,
    L’ivresse des parfums, le charme des sourires,
    Le premier sentiment qu’un mot nous révéla,
    C’est Delphine… Chactas l’eût nommée Atala.

    Son âme est un secret d’amour et d’harmonie ;
    Son esprit vif et prompt a l’élan du génie ;
    Elle comprend la gloire, elle aime son danger ;
    La gloire est un péril qu’elle peut partager.

    Avec ravissement elle a vu la tempête,
    Les vents impétueux ont sifflé sur sa tête,
    Et, de braver l’orage éprouvant le besoin,
    Elle a dit au pilote : il faut aller plus loin !

    Et dès que le Zéphir la ramène au village,
    On la voit se courber sur la roche sauvage,
    Et jeter, en riant, dans les flots azurés,
    Des coquilles de nacre et des cailloux dorés.

    De la terre et du ciel c’est un divin mélange ;
    Tantôt comme la femme et tantôt comme l’ange,
    Elle peut soutenir le vif éclat des cieux,
    Et nos faibles regards lui font baisser les yeux.
    Voyageuse ici-bas, céleste passagère,
    Elle n’a de nos maux qu’une atteinte légère ;
    Comme une douce pluie aux beaux jours du printemps,
    Les pleurs dans ses beaux yeux ne restent pas longtemps !
    Elle chante ! et l’écho des pieuses enceintes
    Ajoute un nom de plus au nom des Muses saintes ;
    Et rêvant de triomphe et d’immortalité,
    On nomme avec orgueil cette jeune beauté,
    Qui, sur sa lyre d’or ou sa harpe d’ébène,
    Fait sourire l’amour ou pleurer Madeleine.

À son tour, Édouard d’Anglemont, que nous avons vu au frontispice d’un de ses livres tenant d’une main sa lyre et de l’autre sa tasse de chocolat, dédie à Delphine le Mont Saint-Michel, une des légendes de son recueil paru en 1829, et qu’il fait d’abord insérer dans le Voleur. Peu s’en faut qu’elle n’obtienne alors une dédicace de l’un des hommes les plus populaires, de l’homme du jour à la fin de la Restauration : Béranger. Lorsque, condamné à neuf mois de prison et dix mille francs d’amende le 10 décembre 1828 pour ses chansons l’Ange gardien, la Gérontocratie et le Sacre de Charles le Simple, il subit sa peine à la Force, c’est à qui s’inscrira chez le préfet de Police pour aller le voir dans sa prison. Delphine charge Froidefont de Bellisle de porter un de ses recueils de vers à l’illustre chansonnier ; il fait savoir qu’ils ont distrait un moment les ennuis de sa captivité : « Si je pouvais le croire, écrit Delphine, cette pensée me rendrait bien fière, et je sens qu’elle deviendrait ma plus douce inspiration. Mais n’emploierez-vous pas à notre profit ce temps de retraite forcée ? La poésie est généreuse : faites qu’on pardonne à vos ennemis en prouvant combien le malheur peut servir au talent, et consolez-nous de votre long exil, en faisant parvenir jusqu’à nous ces chants à la fois si joyeux et si noblement tristes dont l’homme heureux répète les refrains, que le vieux soldat écoute en pleurant, et que le poète admire avec envie. » La flatterie porte sur cet immense orgueilleux. Il a composé jadis une chanson sur Mme Dufrénoy, considérée comme « la première de nos Muses » ; il la place même « bien au-dessus de celles qui ont pré cédé ». En principe, il déteste « ces femmes qui écrivent quand elles ne sont ni bonnes, ni belles », mais il a reconnu que Delphine possède les épaules d’une Vénus, et se décide à écrire pour elle une chanson, l’Ange exilé. Malheureusement, un jour que l’on parle devant Sophie Gay des éloges décernés par le chansonnier aux vers de sa fille, la mère de la Muse réplique :

— Delphine rend bien aussi justice à Béranger.

Le propos est répété ; il froisse une susceptibilité excessive, et, sous le titre de l’Ange exilé une destination idéale, Corinne de L…, remplace le nom de Delphine Gay. La chanson n’est d’ailleurs pas fameuse :

Qui peut me dire où luit son auréole ?
De son exil Dieu l’a-t-il rappelé ?
Mais vous chantez, mais votre voix console :
Corinne, en vous l’ange s’est dévoilé (bis).


Votre printemps veut des fleurs éternelles,
Votre beauté de célestes atours (bis),
Pour un long vol vous déployez vos ailes ;
Ange aux yeux bleus, protégez-moi toujours. (bis)

En dépit des nombreux bis, ces vers ne sortent pas d’une platitude désespérante. Delphine eût sans doute été flattée d’un hommage public rendu par un homme aussi célèbre ; son bon goût aurait sûrement rendu la justice qui convient aux couplets du chansonnier[4].

Un autre grand homme, plus près de son esprit et de son cœur, la dédommage. Au coin du feu où on lit de si beaux vers et de si belle prose, s’assied et chante le poète qui pour elle efface tous les autres. Sainte-Beuve a insisté sur l’effet intense produit par les Premières méditations poétiques sur les jeunes générations de cette époque. Cette auréole illuminait Lamartine lorsque Delphine Gay le vit pour la première fois devant la cascade du Velino. Elle ne cesse, comme alors, de le supplier : des vers, toujours des vers. Elle lui dit, au coin du feu, ceux qu’elle vient de composer ; parfois, il riposte par des vers de sa façon. Un soir, elle le questionne :

— Avez-vous quelques vers nouveaux à me lire ?

— Non ; je ne travaille pas depuis quelque temps.

— Cela est impardonnable.

— Eh bien, donnez-moi un sujet ; je le commencerai, si vous me promettez de le finir.

— Soit : le Rêve d’une jeune fille[5].

Il tient parole. Elle attend jusque fin décembre 1830 pour terminer le poème. On admire qu’elle ait été de force à donner la réplique à Lamartine, sans que ses vers pâlissent à côté de ceux du grand poète. La soudure ne se voit pas.

De menus faits cimentent leur amitié ; elle lui donne une levrette, baptisée Nisida ; il donne à Sophie Gay un jeune chien, Roméo, en nourrice à Saint-Point où il les invite. Il y reçoit, en décembre 1828, le nouveau recueil de poésies de Delphine : le Dernier Jour de Pompéi, poème suivi de poésies diverses. Il retrouve, à les lire, le sentiment déjà éprouvé lorsqu’il les lui entendit réciter en petit comité. Il y surprend un ton de mélancolie qui ne régnait pas dans les précédents recueils. « Seriez-vous moins heureuse ? » demande-t-il.

Il passe à Paris le mois de juin 1829. Il la voit souvent, à l’aise, dans l’intimité, avec une admiration et une sympathie croissantes non seulement pour son beau génie poétique, ce sont ses propres expressions, mais pour les mille qualités d’esprit et d’âme qui la feraient aimer même par ceux qui ne savent ni lire, ni entendre. À peine de retour à Mâcon, il reçoit un portrait de Nisida qu’elle a tracé de mémoire, et une poésie, le Départ, où elle livre le secret de son sentiment pour lui :

Pourquoi de son départ être si malheureuse ?…
Je n’en ai pas le droit.

Elle s’interroge : quel est ce sentiment « qui dépasse en ardeur l’amitié la plus tendre, et qui n’est pas l’amour » ? C’est l’attrait de deux cœurs exilés de leur sphère et qui se sont reconnus. Le champ de la pensée est leur commun asile ; entre eux, la gloire est un lien :

    On parle à son ami des chagrins de la terre ;
    On confie à l’amour le Secret d’un instant ;
    Mais, au poète aimé, l’on redit sans mystère
        Ce que Dieu seul entend !

Lamartine n’a jamais répondu à ce sentiment, cependant très pur, que par une amitié toute simple. Leurs âmes ne vibrent pas exactement à l’unisson. De là une légère désharmonie, assez douloureuse au cœur de Delphine pour que, dans son testament, elle n’ait pu en retenir l’expression. Il a promis une réponse en vers. À la fin du mois d’août, elle témoigne ses regrets de n’avoir pas à lire, à répéter, ces vers qu’elle attend avec impatience pour se consoler et s’encourager : elle n’a jamais été moins inspirée qu’en ce moment. Lamartine ne viendra-t-il pas bientôt à Paris ? Il lui tarde, dit-elle, de s’entendre annoncer « le monsieur qui a un chien ». Il répond de Montculot : son poème n’est pas au point, ne le satisfait pas. Quelques jours plus tard, il confesse l’avoir écrit depuis six semaines ; il l’a recopié sur papier anglais à grandes marges pour l’envoyer officiellement… mais il l’a lu à des amis : ils lui ont conseillé de le garder secret ; le sachant adressé « à une jeune et belle personne » comme elle, le public pourrait mettre sur le compte de sentiments personnels ce qui n’est que de l’admiration poétique. Les stances en question sont cependant bien pures de toute méchante interprétation : il l’en fera juge lorsque tous deux se reverront.

Delphine a toutes raisons d’attendre à bref délai la visite de Lamartine à Paris. Il s’est présenté à l’Académie française le 2 décembre 1824 ; il a été battu par Droz. Le comte Daru étant mort le 5 septembre 1829, il pose à nouveau sa candidature, mais ne bouge pas de son château de Montculot, près de Dijon. Il ne veut pas faire deux cents lieues pour risquer un second soufflet, écrit-il. Il sollicite par lettre ses amis, et aussi ses amies : Brifaut, Villemain, Mme Amable Tastu en donnant comme prétexte que son père, qui a soixante-dix-sept ans et qui est de l’ancien régime, considère un fauteuil académique comme l’apogée de la gloire humaine. Que Sophie Gay ait intrigué en sa faveur, on n’en doute pas, bien qu’aucune lettre ne se soit encore rencontrée pour le prouver. Les autres candidats sont le duc de Bassano, et Philippe de Ségur. Bas sano se retire, et Lamartine est élu par dix-neuf voix contre quatorze à son concurrent. Il vient à Paris en novembre : la mort de sa mère le rappelle aussitôt en Bourgogne.

Ce qu’il a dit de ses vers à Delphine augmente d’autant plus la curiosité de la jeune fille. Elle les réclame encore le 6 janvier 1830 : « Je n’ose vous demander les vers que je désire tant. Je voudrais que ce fût une consolation pour vous que de causer un si grand plaisir. Après de vifs chagrins, on n’est guère sensible qu’au bonheur qu’on donne. Cela ne vous donnera-t-il pas le courage de me les envoyer ? J’en serais si heureuse. Ils m’aideraient à supporter tant de regrets et tant de plaisirs qui m’ennuient. Envoyez-moi de grâce un mot qui nous apprenne que vous pensez encore à nous. »

Il est malade, accablé d’affaires : « Je suis si triste que je ne vous inspirerais que tristesse ; et vous-même, je ne vous crois pas heureuse. Je serai bien heureux le jour où vous m’écrirez : « Je suis heureuse ». Il vient d’écrire l’éloge de son prédécesseur le comte Daru : « C’est détestable, comme ce qu’on écrit de commande, quand on a envie de pleurer plus que d’écrire ».

L’Académie française le reçoit le 1er avril 1830. Sans doute à ce moment Delphine lit-elle enfin les beaux vers qu’il a écrits pour elle, et qui ne portent d’autre titre que la dédicace : « À mademoiselle Delphine Gay ». Ils sont insérés dans le volume des Poésies diverses, à la suite des Recueillements poétiques.

Les séances de réception à l’Académie française sont fort courues. Pour y assister, on doit faire la queue et prendre son rang en personne. Il arrive que des dames adorablement habillées et jolies doivent quitter la place, faute de dénicher un coin où se loger. En pareil cas, on a vu un académicien se déranger pour chercher une chaise à Delphine Gay. La réception de Lamartine fait événement. Par chance, nous en possédons un compte rendu rédigé par Adolphe Thiers dans le National qu’il vient de fonder avec un groupe d’amis. Les articles ne sont pas signés, mais, sur son exemplaire personnel, Thiers a pris soin de noter de sa main les noms des auteurs. Ainsi savons-nous que celui-ci sort de sa plume.

« On était curieux de savoir quelles révolutions s’étaient opérées dans l’esprit de M. de Lamartine à la vue de toutes ces choses… Une foule immense s’était pressée de bonne heure aux portes de l’Institut, et manifestait la curiosité la plus honorable pour le récipiendaire. Depuis la réception de MM. de Montmorency et Royer-Collard, on n’avait pas vu une foule aussi considérable au Collège des Quatre-Nations. Déjà la salle était pleine, qu’on avait deux ou trois fois entendu des cris aigus aux deux portes qui sont placées à côté du bureau, et que par ces portes avaient eu lieu deux ou trois irruptions de femmes élégamment parées, qui, pénétrant à travers les baïonnettes, étaient venues s’asseoir au milieu des bancs des académiciens, ou se placer debout autour des fauteuils du président et du secrétaire. L’empressement de nos dames pour les scènes académiques est extrême, et on ne saurait leur en vouloir. Malheureusement, elles n’apportent pas toujours un goût bien littéraire au milieu de ces scènes. Après avoir regardé leurs parures, et s’être levées sur les pieds pour apercevoir les personnages qui attirent l’attention, elles se meurent d’aise à toute pensée fausse et brillante, à toute antithèse bien conditionnée… On a attendu deux heures au moins l’ouverture de la séance. On vivait, en attendant, de curiosité ; on montrait du doigt les académiciens qui passaient. Un mouvement a accueilli M. Royer-Collard ; tout le monde était debout, quand on a annoncé le récipiendaire. Il avait la réputation de joindre les avantages extérieurs aux talents dont la nature l’a doté. Sa figure, en effet, est noble et douce. Une voix claire, pure, et d’une expression touchante, quoique un peu monotone, semble convenir parfaitement à ses vers. Elle a été faite pour les dire. » On sent ici la pointe. Thiers analyse ensuite l’éloge de Daru, la courte réplique de Cuvier, des strophes de Lebrun sur le ciel d’Athènes et le mont Parnasse. Il constate que Lamartine est fréquemment applaudi, et finit ainsi : « Au reste, faut-il le dire, nous ne croyons jamais voir dans les rangs des ennemis de la liberté, un talent si généreux et si élevé ». Thiers pronostique juste ; mais se doute-t-il à quel point Lamartine le distancera dans ses opinions politiques ?

En tous cas, il ne prévoit pas qu’en mai 1848, Lamartine emploiera tous les moyens imaginables pour faire échouer son élection, partout où il sait que Thiers se porte candidat.

La séance levée, la foule entoure et félicite le récipiendaire. Il offre le bras à Delphine Gay, et, avec elle, sort de la salle, puis traverse la cour. Elle le lui rappellera par la suite : « J’étais bien fière ce jour-là, et toutes les femmes étaient bien envieuses de moi[6]. »

Des bouleversements politiques, littéraires et artistiques, caractérisent l’année 1830. Une extraordinaire effervescence règne dans les esprits. Une sève de vie nouvelle circule impétueusement dans le corps social. « Tout germe, bourgeonne, éclate à la fois. » Voici d’une part « des jeunes gens intelligents, hardis, décidés, habiles chiens de chasse, ardents oiseaux de proie » ; ils traitent de chimère ou d’exaltation romanesque « cette intime conscience qui rend incapable de tromper, d’être ingrat, de se montrer servile envers le pouvoir et dur pour le malheur ». Voici d’autre part des êtres fous de lyrisme et d’art, qui croient à un mouvement pareil à celui de la Renaissance, qui se flattent d’avoir d’avoir retrouvé « le grand secret perdu », c’est-à-dire la poésie. Ceux-ci méprisent l’argent. Le sort d’Icare ne les effraie pas, et ils crient « Des ailes ! Dussions-nous tomber dans la mer ! ».

L’exaltation des cerveaux, des dissidences ardentes, provoquent des brisures dans les relations, et rompent de vieilles amitiés. Dans sa lettre du 25 janvier 1830 à Delphine Gay, Lamartine écrit : « Je ne comprends pas comment M. Villemain a voulu se brouiller avec vous à propos de son mariage. C’est mal débuter. L’amitié va très bien à un homme marié, et la vôtre et celle de votre aimable mère m’auraient semblé, à sa place, un présent de quelque prix. » Quel est le motif réel de Villemain ? Coulmann a sténographié avec sa précision ordinaire une scène qu’il ne reste qu’à répéter après lui : « Mme Gay avait obtenu de présenter sa fille à Charles X, il l’avait accueillie avec sa courtoisie chevaleresque, et ce triomphe aux Tuileries avait fait pencher les sympathies de l’une et de l’autre en faveur d’un souverain qui n’était pas tout à fait à leurs yeux un grand roi, mais un prince excellent et plein de goût. L’impression un peu affaiblie du prestige exercé par Louis XIV sur Mme de Sévigné va se faire sentir par les paroles suivantes :

« Delphine. — Je voudrais qu’il vînt un bon despote pour fermer la bouche à tous ces bavards de la Chambre.

» Mme Gay. — On hésite à accorder au gouverne ment les quatre-vingts millions qu’il demande. On ne fera rien, et un beau jour la France sera envahie de nouveau.

» Villemain. — La France ne sera plus jamais envahie. L’ennemi ne remettra jamais les pieds à Paris.

» Mme Gay. — Qui l’empêchera ? Autour de qui se rangera-t-on ? Dans l’intérieur on ne tend qu’à renverser la dynastie.

» Villemain. — Toutes les capitales ont été conquises. La nôtre ne l’a été que parce qu’on détestait Bonaparte, et on avait alors raison de le détester ; mais aujourd’hui on ne veut à aucun prix d’une invasion, et il n’y en aura pas. Il n’y a rien qui soit plus puissant que la France après quatorze années de paix. On ne hait pas la dynastie ; autant celle-là qu’une autre, plutôt celle-là, même. Après tout, qu’on la détruise, cela m’est égal. Vous croyez que c’est une dispute de places, vous vous trompez. Ce sont là des opinions que vous rapportez du faubourg Saint-Germain : c’est ainsi qu’on parle dans ses salons. Non, la liberté y est pour quelque chose.

» Mme Gay. — J’aime mieux la liberté que ceux qui font des phrases en sa faveur ; mes actions l’ont prouvé. Je ne suis pas du faubourg Saint-Germain et ne veux pas en être. Vous y allez plus que moi.

» Villemain. — Permettez-moi de vous dire que vous n’entendez rien à la politique, et brisons sur ce sujet ; car nous avons des opinions diamétralement opposées.

» Mme Gay. — Elles sont opposées, parce que je suis patriote, moi, et que j’en puis mieux raisonner que quelqu’un qui a beau avoir plus d’esprit que je n’en ai. Tous mes amis sont des libéraux, et dans la Révolution j’ai caché et sauvé plus d’un proscrit. Pontécoulant, qui sort de chez moi, qu’est-ce autre chose qu’un des plus anciens amis de la liberté ?

» Villemain. — La citation n’est pas heureuse, et souffrez que je vous le dise. Si M. de Pontécoulant avait gardé toujours son caractère noble et ferme, il n’aurait pas accepté une place de M. de Villèle.

» Mme Gay. — Quand on a été le confident et l’instrument de M. Decazes, on a bonne grâce à traiter ainsi un de mes amis. Il semble que vous n’ayez pas accepté de places. Vous y avez agi noblement, mais enfin vous les acceptiez.

» Villemain. — Gardez votre errata, madame, je n’en ai pas besoin. Je ne blâme pas ceux qui prennent des places. J’en ai occupé sous M. Decazes ; j’avais vingt-cinq ans, j’ai eu tort. Aujourd’hui, je ne serais ni le confident, ni l’instrument de M. Decazes, ni de personne ; mais je suis sorti pauvre de cette place, ce qui prouve que je n’en ai pas fait un mauvais usage. Vous qui veniez quelquefois au ministère, pourriez-vous vous souvenir que j’y ai rendu des services ? Il me semble que quand je refusais dernière ment les fonctions que vous me pressiez tant d’accepter, je faisais au moins preuve de désintéressement. »

« Je me lève, un peu embarrassé d’être témoin d’un pareil débat. M. Villemain me suit et me dit en descendant l’escalier :

« — Vous savez, vous qui avez fait la proposition de m’acheter une maison pour ma conduite à l’Académie, si j’ai de l’indépendance ; je n’aspire qu’à cela. J’étais las aussi de faire toujours des compliments à Mme Gay et bien aise de décharger une fois mon cœur. Son besoin de servitude me révolte. Je vais aussi au faubourg Saint-Germain, parce qu’on m’y recherche et qu’on m’y gâte ; mais y faire réciter des vers à sa fille, quand on ne daigne la recevoir que pour cela, c’est trop honteux. Il n’y a que sa situation ou le besoin qui puisse l’excuser. »

Coulmann, qui a gardé son sang-froid, met les choses au point en trois lignes : « Un des caractères des femmes-auteurs de ce temps n’était pas d’avoir la pudeur de la science, comme dit Fénelon, pudeur qu’il leur voulait égale à toutes les autres. Elles produisaient non seulement leurs œuvres devant le public, mais elles s’y produisaient elles-mêmes (telles la princesse de Salm, Mme de Genlis). Il n’est pas étonnant que Mme Gay se soit crue autorisée à se conformer à ces illustres exemples. » La duchesse de Broglie avait déjà dit de Villemain émancipé de Decazes : « Après tout, ce n’est qu’un affranchi ». Et la Biographie pittoresque des quarante de l’Académie lui consacre dès 1826 ce paragraphe : « Quel est ce loup-garou, à l’œil hagard, à la chevelure en désordre, à la démarche incertaine, au vêtement négligé ?… Il y a deux hommes dans notre professeur, l’écrivain et le pensionnaire du gouvernement. Quand le premier dit : marchons, le second crie : arrêtons-nous ; quand le premier enfante une pensée généreuse, le second se laisse affilier à la confrérie des bonnes lettres. Où cette funeste condescendance s’arrêtera-t-elle ?… Il est si difficile de se passer de place, lorsque depuis longtemps on en remplit une… et puis, M. l’Abbé, Mme la Marquise, Son Excellence, les truffes, le champagne, les décorations, les réceptions, les dévotions, les affiliations… »

Quoi qu’il en soit, entre Sophie Gay et Villemain, la cassure se produit[7].

Les critiques qu’il a formulées trouvent un écho dans la Biographie des dames de la cour et du faubourg Saint-Germain, par un Valet de chambre congédié, qui dissimule Fr.-Eug. Garay de Monglave et E.-Constant Piton. Le succès, même d’une jeune fille qui n’a jamais attaqué personne, offusque les médiocrités des bas-fonds du monde des lettres, dont l’envie invente avec une rare fertilité d’imagination les calomnies les plus ingénieuses, et parfois non sans esprit. « La fille de l’auteur d’Anatole et de l’arrangement de la Sérénade n’est pas encore à la cour ; mais comme elle a l’espoir d’y être admise avant notre seconde édition, nous avons cru devoir par anticipation la comprendre dans cette biographie. Tout vient à point à qui sait attendre : M" Delphine Gay attend avec un courage admirable ; mais elle ne perd pas son temps pour cela : le roi va-t-il à Notre-Dame, à Saint-Cloud, à l’Institut, vous pourrez être sûr que la première personne qui s’offrira à sa vue sera M" Gay, avec ses belles touffes de cheveux blonds, son teint de lis et de roses, sa taille svelte et sa robe bleu-haïti. « Quelle est cette jeune femme ? demande le monarque ? — Mlle Delphine Gay, répond le premier gentilhomme. — Toujours Mlle Delphine Gay ! » et il poursuit sa route de mauvaise humeur. Y a-t-il un bal à la Chaussée d’Antin ? Tout le monde debout sur les sièges a les yeux fixés sur une contredanse. Quelle est cette jeune dame, qui chasse et rechasse si bien ? Mlle Delphine Gay. Toujours Mlle Delphine Gay ! C’est le marquis de Carabas de la société parisienne. Le baron Gros finit-il sa coupole de Sainte-Geneviève ? Qui chantera ce bel ouvrage ? Mlle Delphine Gay. Le général Foy est-il ravi à la France consternée ? Qui se fera l’interprète du deuil national ? Mlle Delphine Gay. La Congrégation perd-elle M. le duc de Montmorency ? Qui consolera l’autel et le trône ? Mlle Delphine Gay. Sa fabrique de vers est en aussi grande activité que celle des griffonneurs publics qui écrivent sur leurs carreaux : « Ici on fait des vers et couplets pour les fêtes et les noces. » Il n’y a qu’un malheur, c’est que

    Églé, belle et poète, a deux petits travers,
    Elle fait son visage et ne fait pas ses vers.

» Qui les fait donc ? Allez quai Voltaire, entrez sous cette grande maison, montez, montez toujours, six étages, deux cent quatre-vingt-dix marches, et dans une petite bonbonnière, d’où la vue embrasse tout le département de la Seine, vous trouverez l’Apollon du Belvédère. » L’Apollon du Belvédère désigne H. de Latouche.

Le fiel est distillé goutte à goutte. Chaque trait est savamment aiguisé, depuis « l’auteur de l’arrangement de la Sérénade » jusqu’à celui de la fin, que les brouillons des manuscrits de Delphine suffiraient à infirmer s’il en était besoin. Cet ouvrage, tissu de méchancetés et de calomnies de même sorte, est saisi, condamné, et soigneusement détruit par autorité de justice.

Delphine continue sa route droite.

En février, elle assiste à un bal donné à l’Opéra ; « aux sons du bal, à la clarté du bal », elle improvise le Bal des pauvres, qui paraît aussitôt au Journal des Débats et au Moniteur. Le 25, jour mémorable entre tous, jour de la première représentation d’Hernani ! Tous les jeunes romantiques sont à leur poste : ils ont le mot de passe, « hierro », griffonné sur les billets rouges qu’ils présentent à l’entrée. Ils s’emparent de la place, et débordent les claqueurs « qui, quoique stipendiés, ont des tendances classiques ». Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Victor Pavie commandent des groupes, et se signalent par leur fanatisme.

La salle est houleuse. Soudain, le tumulte s’apaise : Delphine Gay vient d’entrer dans sa loge : une loge donnée par Hugo. Elle se penche pour regarder la salle : une triple salve d’applaudissements crépite. Les poètes de la nouvelle école ont reconnu leur Muse, avec sa beauté royale, ses bras admirables, ses boucles blondes, la robe et l’écharpe bleue du portrait d’Hersent dont elle prend inconsciemment la pose. Elle triomphe aussi ce soir-là[8].

Le 9 juillet, une dépêche télégraphique, le canon des Invalides, et les journaux, annoncent la prise d’Alger. Le 11, à Villiers-sur-Orge, Delphine écrit son poème : la Prise d’Alger, Te Deum, que publie la presse libérale. Trois strophes visent Bourmont ; l’une rappelle qu’on l’appela transfuge, l’autre qu’il donna son honneur pour favoriser le retour du roi, la troisième que la victoire lui vaut son pardon, et que le sang pur de son fils lave la tache imprimée à son nom. Et les journaux libéraux annoncent qu’en manière de représailles le ministre de l’Intérieur a supprimé la pension de quinze cents francs dont jouit la Muse. Le National du 20 juillet reproduit l’information. Le 21, le Globe reproduit à son tour un écho de l’Universel, dont un rédacteur a interviewé le ministre de l’Intérieur, qui a répondu ne connaître « ni Mlle Gay, ni sa pension, ni ses vers ». Le 22, la Quotidienne se charge d’éclaircir la question. La feuille royaliste souligne d’abord qu’un événement public de quelque importance ne saurait être considéré comme accompli que si la lyre de Mlle Gay intervient : « C’est là une chose générale ment reconnue, et par Mlle Gay elle-même. » Une note cite les vers de la Vision : « Le héros me cherchant, etc. » Immanquablement, la Muse devait chanter la prise d’Alger. Or, des bruits circulent : ses vers sont peu poétiques ; elle a décoché une grossière injure au général en chef ; enfin sa pension « d’homme de lettres » lui est retirée. « Qu’on juge de l’anxiété de la France pendant ce débat ! » Aujourd’hui, tout se découvre : ce n’est pas sur les fonds de l’Intérieur, mais sur ceux de la Liste civile, que Mlle Gay « reçoit tous les ans pour huit cents francs de lauriers ». Le ministre se verrait dans l’obligation de supprimer l’allocation si elle dépendait de lui ; au lieu que la Liste civile, avec le droit de récompenser les poètes, a de plus celui de leur faire grâce. Le cas se présente d’en user… Il y aurait à la fin quelque immoralité à encourager sans fin ce besoin qu’éprouvent quelques femmes de ne point être de leur sexe. « Mieux vaut ne pas tenir compte de la manifestation de Mlle Gay, et n’en pas faire une femme politique. » Le Figaro revient sur la question. « La Quotidienne traite M" Gay avec un ton de dédain et de persiflage bien étrange dans la bouche de ceux qui se disent les représentants de l’ancienne galanterie française. Mais Mlle Gay a dit que M. de Bourmont avait été transfuge, dès lors la colère de la Quotidienne n’a plus de bornes ; elle se voit affranchie de toutes les lois de la décence et du goût. Elle a pensé qu’il s’agissait peut-être encore de sauver le trône et l’autel, qu’elle sauve régulièrement deux fois par semaine. »

Cet écho paraît le 26 juillet : la révolution est en marche ; le gouvernement de Charles X n’a pas le loisir de trancher la question, toujours en suspens le 9 novembre suivant ; à cette date, dans la famille, on doute que la pension soit conservée.

La situation des deux femmes est difficile. Le 19 juin précédent, Sophie Gay a vendu la Maison Rouge. Le 15 avril 1823, elle avait souscrit à Froidefont de Bellisle une obligation de vingt-sept mille francs : c’est à Froidefont de Bellisle qu’elle vend sa propriété de Villiers au prix de cent mille francs, dans lequel le mobilier entre pour vingt mille francs. Comme elle avait précédemment acheté une pièce de terre et un pré concurremment avec son gendre, le comte O’Donnell, — l’usufruit lui revenant, la nue propriété restant à son gendre, — ce dernier participe à la vente. Il deviendra maire de Villiers, et la ville de Montlhéry lui devra son école d’enseignement mutuel, où il fera instruire plusieurs enfants à ses frais.

D’autre part, les barricades ne favorisent guère la vente du Moqueur amoureux, le nouveau roman de Sophie Gay. Du fond de sa province, Edmond Géraud le qualifie de bavardage de salon ; la douce Marceline en parle dans un billet à des amis communs, M. et Mme Paul de Nérac. « Mme Gay m’a envoyé avec beaucoup de grâce et de politesse son roman du Moqueur. Pour spirituel, oui ! mais pour amoureux… c’est toujours elle, brillante, fine, émue, et charmante à lire. »

Bien que la révolution de Juillet ne soit pas faite pour améliorer leur sort, les deux femmes l’accueillent bien. Au fond, elles n’ont jamais cessé d’être libérales, en dépit de leurs relations aristocratiques. Les jeunes enthousiastes qui applaudissaient Delphine à la première représentation d’Hermani, ce sont les Jeune France, républicains et bonapartistes ; ils arborent le gilet rouge, par contraste avec les carlistes qui arborent le gilet vert, tandis que les saint-simoniens le préfèrent bleu. Delphine, à l’unisson des libéraux, écrit le Serment, hommage aux trois Écoles, poème qui paraît dans un petit in-douze au titre encadré d’un triple filet, bleu, blanc et rouge, le Momus de la Liberté, recueil national des meilleures pièces de vers et chansons composées depuis le 27 juillet 1830. Elle y rappelle ses objurgations au roi lorsqu’à son sacre il prêta le serment qu’il n’a pas tenu, et exalte les jeunes gens qui viennent de faire la révolution : ceux-là ont l’avenir devant eux, ils sont purs, ils n’ont pas servi les régimes les plus divers. Elle ne peut encore pré voir que cela viendra[9].

Quant à elle, son prestige ne cesse de grandir. La Malibran écrit ces mots à Lamartine : « Croiriez-vous que je n’ose pas lui écrire ? Une femme savante me fait plus peur qu’un homme savant. Si vous vouliez, étant assis auprès d’elle, lui donner un petit coup de coude en la regardant de côté, et marmotter entre vos dents : écrivez-lui un petit mot !… cela m’encouragerait, et je donnerais en quantité un bœuf pour un œuf, mais en substance un grain de sable pour une montagne. » D’Espagne, le marquis de Custine lui envoie, ainsi qu’à sa mère, de longues lettres où il consigne ses impressions de voyage, qu’il publiera par la suite. Elle assiste, chez la vicomtesse de Saint-Priest, au bal où le duc d’Orléans, que les carlistes cherchent à ridiculiser en l’affublant du surnom de Grand Poulot, se montre, au point qu’on le remarque, empressé auprès de Mme d’Audenarde, de Vatry, de Vaudreuil et Victor de Caraman. Mme Récamier, à qui Sophie Gay vient de présenter Victor Hugo, met fréquemment sa jeune amie à son programme, et l’annonce comme une attraction sur les invitations qu’elle lance. George Sand, installée à Paris le 4 janvier 1831, informe le mois suivant son mari qu’elle a vu H. de Latouche. « Il a été fort aimable. Il me mène dimanche à l’Abbaye-aux-Bois, chez Mme Récamier ; Delphine Gay doit y dire des vers, et j’y verrai toutes les célébrités de l’époque[10]. »

Malgré cette situation unique pour une jeune fille, Delphine n’écrit pas à Lamartine la phrase qu’il lui demande, pour lui apprendre qu’elle est heureuse. Lors de la mise en accusation des ministres de Charles X, amis de Jules de Rességuier qui s’en montre vivement affligé, Lamartine les défend dans son Ode contre la peine de mort. De Milly, il envoie à Delphine un exemplaire autographié. « Quels beaux vers et quelle belle action ! répond-elle. Nous vous relisons tous les jours avec plus d’admiration… L’amiral de Rigny en a été si ravi qu’il nous les a volés. » Pourquoi le poète ne revient-il pas à Paris ? « La retraite est impossible à supporter dans l’inquiétude ; comme la nuit, elle rembrunit tous les objets. Une heure de danger réel vaudrait mieux qu’un jour d’inquiétude inutile. La vie à Paris vous serait plus agréable, on ne voit que les gens qu’on aime et qui pensent comme soi ; plus de raouts, de bals, de vanité. Chaque soir quatre à cinq de nos amis qui vous plairaient viennent causer avec nous des événements du jour. Chacun vient se consoler de ses craintes par les preuves de dévouement qu’il se promet. Vous aimeriez cette manière de vivre qui est douce et mélancolique… Votre sollicitude pour nos pauvres intérêts nous touche sensiblement. Nous sommes entourées de gens qui perdent de si gros revenus que nous n’osons plus nous plaindre de la diminution des nôtres. Tant que j’aurai de quoi nourrir Nisida et Roméo, je supporterai courageusement la misère, et, d’ailleurs, l’exemple d’Homère est là pour nous sauver de toute humiliation. C’est bien le moins si nous ne sommes pas toujours aussi riches que lui… Je suis paresseuse ; je vais, en souvenir de vous, tâcher de continuer votre Rêve ; les miens ne viendront pas m’en distraire, je n’en fais plus. La réalité de nos jours humilie la plus brillante imagination. Mais elle ne glace pas le cœur, et vous connaissez le mien. Venez, je crois qu’il y a quelque chose de grand à faire pour les nobles caractères[11]. »

Cette lettre soulève un coin du voile. La Muse, désenchantée, se voit belle d’une beauté rare, illustre comme aucune femme de son temps, et pauvre, de cette pauvreté qui l’oblige à porter des chapeaux calèches de chez Herbault, des robes à manches pendantes dites « à la folle ». Elle a manqué le mariage avec Vigny, elle a refusé un grand seigneur italien, elle a manqué le mariage avec le comte de Lagrange. Elle a plus de vingt-six ans. Bien qu’elle n’ait aucun rapport avec Hortense Allart, le cousinage avec cette personne excessive lui fait du tort. « La belle Delphine fait des vers qui ne lui font pas trou ver un mari », s’écrivent ses amies derrière son dos.

Qui, d’ailleurs, épouserait-elle ? Lisez ce passage cinglant sur les jeunes hommes de l’aristocratie nobiliaire : « Et c’est parmi ces jeunes fats, dans cette pépinière de fainéants, que je dois chercher un mari !… Certes, j’aimerais mieux devenir la femme de quelque pauvre étudiant bien obscur, mais noble ment honteux de son obscurité, dévoré du désir de la gloire, jaloux de rendre illustre son nom bourgeois, et cherchant nuit et jour dans la poussière des livres le secret des grandes renommées… que d’épouser jamais un de ces jolis cœurs de bonne famille qui se traînent, courbés, écrasés sous le poids de leur nom formidable, ces petits seigneurs de comédie qui n’ont de leur haute position que le masque de la vanité, qui ne savent rien faire, ni agir, ni travailler, ni souffrir ; ces paladins déchus qui n’ont jamais guerroyé qu’avec des sergents de ville, et qui n’ont encore pu rendre leurs noms célèbres que dans les bastringues de la barrière et dans les tabagies du boulevard ». Lisez encore cette poésie, Ma Réponse, qui commence par ce vers :

    On accuse mon cœur de ne pouvoir aimer.

À qui lui reproche de ne pouvoir chanter l’amour sans rêver la gloire, elle réplique :

    Toi qui sais mon secret, ma harpe, défends-moi.

Et à qui la blâme de sa froideur et de sa légèreté : ne faut-il pas être gaie quand même dans ce monde frivole, où elle cherche en vain qui pourrait lui plaire ?

    Livrerai-je mon cœur à ce bel indolent ?
    Suivre ou donner la mode est son premier talent.
    D’opales, de rubis, sa parure étincelle.
    Et c’est en s’admirant qu’il me dit : « Qu’elle est belle ! »

Celui-là, un lion, se considérerait comme déshonoré s’il ne portait des habits de chez Staub, des pantalons de Blin, des gilets de Blanc, un chapeau de Gibus, des bottes de Sakosky et une canne de Marcadé. Ses préoccupations intellectuelles ne vont pas au-delà. Quel compagnon pour une femme de la trempe de Delphine ! Elle continue la revue :

    Dois-je lui préférer ce jeune ambassadeur,
    Qui prend la gravité pour de la profondeur,
    Qui met toute sa gloire à contraindre son âme,
    Et sa diplomatie à tromper une femme ?

Puis, que dites-vous de ce portrait piquant et les tement troussé, pour lequel Thiers a posé en pied ?

    Séduite par l’espoir de succès éclatants,
    Faut-il choisir enfin ce tribun de vingt ans,
    Rhéteur ambitieux, sévère par système,
    Qui maudit sa jeunesse auprès de ce qu’il aime ;
    Qui déjà, s’apprêtant à défendre nos lois,
    Sur les moindres sujets veut exercer sa voix,
    Et, rêvant au conseil sa future importance,
    Fait en parlant d’amour des essais d’éloquence ?

Pendant cette période, elle compose des poésies qui s’intitulent : « Je n’aime plus », et « Découragement », et d’autres où elle glisse mille et une allusions à sa lancinante déception. Alors, il semble qu’elle se réfugie dans ce sentiment complexe et fort qu’elle a voué à Lamartine, qui peut-être n’est pas ce qu’elle aurait souhaité qu’il fût, et au-dessous duquel celui qui en est l’objet demeurera toujours d’un degré.

Cependant, à ce moment même, et sans peut-être qu’elle s’en doute, l’homme qu’elle doit épouser n’est pas loin[12].

  1. G. Le Breton : Schnetz et son époque, lettres inédites sur l’art, par Louis David, etc., Paris, 1855, in-8°, p. 16. — Lettre de David d’Angers à Delphine Gay, 2 septembre 1828, arch. Détroyat. — Henry Jouin : David d’Angers et ses relations littéraires, Paris, 1890, in-8°, p.35-47, et David d’Angers, sa vie, son œuvre, I, 179, 203, 267, 576.— Eckermann : Conversations de Gœthe, II, 189.
  2. Mirecourt : Madame de Girardin, p. 40. — Du Bled : le Salon de madame de Girardin, dans le Monde moderne, 1898, I, 533. — Mme de Boigne : Mémoires, III, 13. — Comte d’Haussonville, Ma Jeunesse (1814-1830), Paris, 1885, in-8°, p. 280. — Comte Apponyi : Mémoires, I, 156. — Marquiset : les Bas bleus du premier Empire, p. 135. - Lettre de Mme de Girardin au comte de Castellane, arch. du marquis de Girardin.
  3. Marin : Histoire de la vie et des ouvrages de monsieur de Chateaubriand, Paris, 1832, deux volumes in-8°, II, 133. — Turquan : Madame Récamier, p. 349. — Lettre de Ballanche à Mme Lenormant, dans Mme Récamier, Souvenirs et Correspondances, p. 278. — Revue de Paris, 1829, I, 248.
  4. Lettre de Delphine Gay à Saint-Priest, dans le Français, 29 novembre 1878. — Lafond : l’Aube romantique, p. 114, 176. — Bib. nat., ms., n. a. fr., 12758, f. 188. — Jules de Rességuier : Tableaux poétiques, p. 61. — Le Voleur, 31 mai 1829. — Lettre de Sophie Gay à Belmontet, arch. Détroyat. — Bardoux : la Bourgeoisie française, (1789-1848), Paris, 1886, in-8°, p. 232. — Lettres de Delphine Gay à Béranger, 22 janvier 1829, et de Béranger à Coulmann, dans Béranger, Correspondance, publiée par Boiteau, Paris, 1860, quatre volumes in-8°, I, 220, 226, 354. — Maritain : Lamartine et madame de Girardin. — Béranger : Chansons (1815-1836), p.288. — Coulmann : Réminiscences, I, 327 et suiv. — Lettre de H. de Latouche à Balzac, Lov., A 30910-12. — Philarète Chasles : Mémoires, I, 303. — G. Ferry : Balzac et ses amies, Paris, 1888, in-12, p. 29. — Th. Gautier : Portraits contemporains, p.29.
  5. Épigraphe du Rêve d’une jeune fille, dans Mme de Girardin, Œuvres, I, 303.
  6. Mme de Girardin : Œuvres, I, p. 303-309. — Maritain : Lamartine et Madame de Girardin, p. 260-264.— Louis Barthou . : l’Élection de Lamartine à l’Académie française, dans Revue des Deux-Mondes, 15 septembre 1916, p. 303. — Lamartine : Poésies diverses dans les Harmonies poétiques et religieuses, Paris, 1856, in-12, p. 222, et Lettres échangées entre Delphine Gay et lui, dans Correspondance, II, 149-159. — Lettre de Lamartine au vicomte de X…, dans l’Intermédiaire des chercheurs, LXXXI, 326. — Lettre de Goschler à Thiers, 23 mai 1848, Bibl. Thiers, 4°, mss. 32. — Imbert de Saint-Amand : Madame de Girardin, p. 15-26. — Bouchot : le Luxe français sous la Restauration, p. 281. — Le National 3 avril 1830.
  7. Albert Sorel : Madame de Staël, Paris, 1890, in-12, p. 162. — Th. Gautier : Histoire du romantisme, Paris, 1874, in-18, p. 2. — Lettre de Lamartine à Delphine Gay, dans Imbert de Saint-Amand, Madame de Girardin, p. 21. — Coulmann : Réminiscences, I, 341. — Sainte-Beuve : Lundis, XI, 475. — Biographie pittoresque des quarante de l’Académie française, par le portier de la maison [J. Méry, A. Barthé lemy et Léon Vidal], Paris, 1825, in-8°, p. 75.
  8. H. d’Alméras : la Vie parisienne sous la Restauration, Paris, in-8°, p. 301. — Journal des Débats, 18 février 1830. — Moniteur, 19 février 1830. — Th. Gautier : Histoire du romantisme, p. 100-118 et préface des Œuvres de Mlle de Girardin, p. III. — Victor Pavie : Médaillons romantiques, p. 113. — Raoul Deberdt : Un Excitateur d’âmes, dans Revue des revues, 1899, p. 274.
  9. Certificats de vie de Delphine Gay, arch. Détroyat. — Le National, 20 juillet 1830. — Le Globe, 21 juillet 1830. — La Quotidienne, 22 juillet 1830. — Le Figaro, 26 juillet 1830. — Lettre d’Isaure Gay à Euphémie Enlart, 9 novembre 1830, arch. Enlart. — Lettre de Chopin à Woyciechowski, dans Ganche, Frédéric Chopin, Paris, 1913, in-8°, p. 84. — Le Momus de la liberté, Paris, 1830, in-32, p. 185. — Titres de propriété de la Maison Rouge, arch. Ernault. — Edmond Géraud : Un Homme de lettres sous l’Empire et la Restauration, p. 258. — Catalogue de la vente de la bibliothèque du comte Robert de Montesquiou, Paris, 1923, in-8°, p. 59.
  10. Lettre de Malibran à Lamartine, 11 août 1830, dans L. Séché, Alfred de Musset, Paris, 1907, deux volumes in-8°, II, 139. — Marquis de Custine : l’Espagne sous Ferdinand VII, Paris, 1838, quatre volumes in-8°, lettres du 23 avril 1831 à Delphine Gay, et du 11 mai 1831, à Sophie Gay. — Maréchal de Castellane : Journal (1804-1862), Paris, 1895, cinq volumes in-8°, II, 410. — Lettre de Mme Récamier à David d’Angers, 21 janvier 1831, dans Jouin, David d’Angers et ses relations littéraires, p. 53. — Lettre de George Sand à Dudevant, 14 février 1831, dans Louise Vincent, George Sand et le Berry, Paris, 1919, deux volumes in-8°, I, 156. — Lettre de Victor Hugo à Sophie Gay, dans L. Séché, Delphine Gay, p. 149.
  11. Lettre de Sophie Gay à Rességuier, 12 janvier 1831, dans Lafond, l’Aube romantique, p. 77. — Lettre de Delphine Gay à Lamartine, 10 décembre 1830, dans Maritain, Lamartine et madame de Girardin, p. 269.
  12. Lettre d’Aimée Burton, sœur de Mme Horace Vernet, à Louise Vernet, 5 juillet 1829, arch. Delaroche-Vernet. — La Croix de Berny, par le vicomte Charles de Launay, Théophile Gautier, Jules Sandeau, Méry, Paris, 1846, deux volumes in-8° ; dans l’éd. Michel Lévy, p. 133.— Mme de Girardin : Œuvres, I, 287, 317, 324. — Champfleury : les Vignettes romantiques, p. 116.