Éditions Émile-Paul frères (p. 128-157).
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IV


Singulière époque que celle de la Restauration ! Après la chute de l’Empire, le décor change, mais sur la scène bon nombre des anciens personnages demeurent. La fusion voulue par Napoléon ne s’accomplira que beaucoup plus tard. Les contrastes, les oppositions abondent, dans tous les domaines : idées, langage, costumes, souvenirs, habitudes.

Le comte de Lameth s’écrie un jour :

— Ces aristocrates et ces prêtres en feront tant qu’il faudra encore leur tomber dessus.

— Nous nous défendrons, répond le général Sébastiani, fils d’un tailleur.

On dit devant M. de Balk que le peintre Gérard ne reçoit plus parce que son père est malade ; Gérard, un artiste…

— Est-ce que cela a un père ? demande M. de Balk.

Quoi de plus piquant que de voir, chez ce même Gérard, Pozzo di Borgo sortant de chez le roi en grand uniforme de général russe, s’asseoir sous le tableau représentant la bataille d’Austerlitz ? On ne peut s’empêcher de sourire autour de lui.

Sous l’Empire, on vivait « à gorge déployée » ; sous la Restauration, « on cache ses péchés ». Que de heurts dans ce monde où les changements de régime ont provoqué tant de lâchetés, de compromissions, où l’on s’allie sans hésiter à l’ennemi de la veille pour conserver un privilège !

Le mélange des rangs et des partis favorise l’adoption de la mode anglaise des raouts, réunions nombreuses hostiles à tout ce qui fait le charme et l’intérêt des cercles restreints où s’épanouissent la politesse raffinée, l’esprit aiguisé de la société française.

Elles sont socialement hors de cause, ces douairières du faubourg Saint-Germain, « paralysées de tout, hormis de la langue », qui ne quittent pas leur paravent, leurs chenets, leur bergère antique, leur chat familier, leur tabatière et leur bonbonnière ; elles exigent que quiconque est présenté à la cour se fasse ensuite présenter à elles. La marquise de Talaru s’obstine à porter les modes de l’ancienne cour, la coiffure que l’on admirait sur sa tête au temps du roi Louis XVI ; elle renouvelle pièce par pièce, rose par rose, pouf par pouf, les accessoires d’une toilette qui garde sa forme antique, tandis que le frais visage à qui tout cela jadis allait si bien s’est ridé, s’est flétri… contraste à la fois douloureux et comique. Une vieille dame se plaint que les jeunes hommes rendent leurs visites en pantalon et en bottes ; une jeune femme, — et non des moindres, la duchesse de Broglie, — se plaint des façons « inconcevables » des vieilles de l’ancien régime. « Il n’y a que la perfection du bon goût qui puisse enseigner de si mauvaises manières… cette familiarité insolente des grandes dames d’autrefois qui se croyaient tout permis ». D’autres, moins âgées, continuent, telle Sophie Gay, à arborer le turban de Mme de Staël, qui les date. Des étrangères, anglaises et surtout russes, s’infiltrent dans la société parisienne.

Rarement les esprits subirent de pareilles commotions, en religion, en politique, en littérature, en art, en histoire, en philosophie. Les idées fermentent, bouillonnent, s’entre-choquent. Elles se déversent dans les journaux et dans les livres ; elles éclosent dans les salons, qui jouent un rôle prépondérant[1]. Il en est de politiques, ceux de la princesse de La Trémoille, de la marquise de Montcalm, l’aînée des filles du duc de Richelieu, que les suites d’un accident obligent à vivre sur une chaise-longue, et qui n’en a pas moins d’amabilité, de culture et d’esprit. D’autres, ni politiques, ni littéraires, aristocratiques et frivoles, comme celui de la comtesse de Matignon où l’on se borne à débiter des potins et des gaillardises ; celui de la vieille princesse de Poix, qui n’a jamais émigré, où les mêmes personnes, à quelques absences près, se retrouvent quotidiennement depuis quarante ans ; il se rattache directement à la société du temps de Louis XV ; on y est enthousiaste et sensible pour les moindres choses ; le moindre mot un peu heureux provoque des applaudissements manuels, la moindre histoire attendrissante fait couler des torrents de larmes. On s’exclame au nez des gens : « Qu’elle est charmante !… Qu’il a d’esprit ! »

Il est des salons doctrinaires, studieux et raisonneurs, où sur un ton grave l’on discute longuement de politique ou de littérature. Il en est enfin d’aristocratiques, au sens étymologique du mot, « où règne d’une manière prédominante le goût de l’esprit et du savoir, où les hommes de toute opinion, distingués dans les lettres et les arts, sont accueillis avec un empressement marqué, où la politique proprement dite n’est admise que sous la condition du talent, où le gouvernement représentatif est fort bien venu, à cause de ses orateurs, mais où la littérature française et étrangère, la poésie, les sciences, l’érudition même, pourvu que la forme en soit piquante et curieuse, ont toute faveur[2]. Là, un poème de Byron, une méditation de Lamartine font événement, et Chateaubriand découvre et baptise l’Enfant sublime. Là, les lectures sévissent, alternant avec les concerts religieusement écoutés ; là, les journaux prennent le ton. Là se recrutent les abonnés du « petit coin » pour lequel seul jouent les acteurs en vedette. Et l’on s’y demande — question saugrenue, considération tellement périmée qu’aujourd’hui elle ne viendrait à l’esprit de personne, mais servant de témoin, comme disent les architectes, pour signaler les lézardes d’une civilisation, — s’il est plus flatteur d’avoir quinze représentations devant un même public, ou cent devant un public qui se renouvelle. La passion des lettres, la prédilection pour l’esprit distinguent ces salons[3].

Les conditions matérielles de l’existence facilitent les réunions qui s’y tiennent. Paris n’est encore ni bien grand ni bien peuplé, si on le compare à celui d’aujourd’hui. L’hôtel Biron est hors la ville, la Chaussée d’Antin finit de se construire. On voisine facilement. La maîtresse de maison s’astreint à rester toujours chez elle, et l’on est sûr de la rencontrer. Ainsi se forment et s’alimentent des foyers d’intelligence où la pensée règne en dominatrice, où le bon goût, les manières policées s’affirment et s’affinent, où l’esprit s’aiguise, où le langage s’épure. Ils rayonnent de là sur tout le pays ; leurs ondes s’étendent à toutes les classes de la société, qui en bénéficient. Ainsi se crée et s’entretient une élite intellectuelle, seule preuve chez un peuple d’une civilisation digne de ce nom. Voilà le milieu où Sophie Gay va vivre, dont elle fera le théâtre de ses ambitions à la fois littéraires et aristocratiques, où elle satisfera jusqu’à son dernier jour sa passion dominante pour les plaisirs de l’esprit.

Anne de Kersaint, son ancienne amie de pension, s’appelle aujourd’hui la duchesse de Duras. Sa tête de Bretonne conserve les traits qui la distinguaient dès l’enfance ; ils ont perdu le charme du jeune âge ; sans être laide, la duchesse n’inspirera pas de passion. Son mari l’a épousée pour sa fortune. Premier gentilhomme de la Maison du roi, sa position le met en rapport avec toutes les notabilités du temps. Sa femme n’a qu’à choisir pour se créer un salon où elle tente la conciliation, le compromis entre le goût, le ton d’autrefois, et les puissances nouvelles. « Ç’a été, dit Sainte-Beuve, une des productions naturelles de la Restauration, comme ces îles de fleurs formées un moment sur la surface d’un lac, aux endroits où aboutissent, sans trop se heurter, des courants contraires. » Sur la tête une coiffure qui semble elle aussi un compromis entre la toque et le turban, elle préside son salon du haut d’une chaise élevée, « jette à ses auditeurs les sujets de conférences comme des sujets de thèses », discute, tranche, émet des idées dont elle a à revendre. Ordonne-t-elle le silence ? On va entendre quelque récitation de vers ou de prose. Stendhal range parmi « les catins à la mode » cette femme rare et supérieure. Sans doute découvre-t-il en elle une affectation qui choque sa prétention au naturel. Elle cherche « quoique un peu honteusement, à recueillir la succession de Mme de Staël ». Mme de Staël se faisait apporter après le déjeuner et le dîner un léger rameau de verdure : on le voit à ses doigts sur le portrait qu’en a laissé Mlle Godefroy, l’élève du baron Gérard[4]. Ainsi Mme de Duras se fait apporter sur un plateau des bandes de papier, les roule en tourniquets toute la soirée, et les déchire l’un après l’autre.

Rien de divers comme les habitués de son salon : le chevalier Stuart, ambassadeur d’Angleterre et grand amateur de beaux livres ; Pozzo di Borgo, Corse et ambassadeur de Russie ; l’encyclopédique Humboldt ; le maréchal Marmont que ses amis affirment loyal et accablé par la fatalité ; le comte Molé ; Villèle ; le baron de Barante ; Villemain ; Talleyrand ; l’astronome Arago ; le sinologue Abel de Rémusat, qui décide la duchesse à intervenir en faveur de Daunou ; elle ne peut réinstaller l’ancien conventionnel aux Archives, mais obtient pour lui une chaire d’histoire au Collège de France ; l’abbé de Feletz, critique à la mode ; l’excellent Cuvier, dont la duchesse suit les cours au Collège de France ; de Frénilly, auteur de satires, et député ; Alexandre de Laborde qui conte ses souvenirs de voyage ; Eugène Brifaut, long et mince, sa tête aux cheveux noirs ondulés perchée sur une haute cravate blanche, académicien ; il zézaie ; il dit pa’ole d’honneu’, et c’te femme ; on sait vaguement qu’il fit jouer en des temps reculés une tragédie, Ninus ; personne n’en a lu une ligne, ni ne se rappelle sur quoi l’auteur assit sa réputation, mais la réputation subsiste ; « gros malin qui se tue à chercher l’esprit de Voltaire dans le ventre d’Épicure », dit le Rivarol de 1842. La délicatesse de son esprit, le brillant de sa conversation ne suffisent pas à expliquer ses succès au faubourg Saint-Germain, et l’on chuchote un mystère de naissance qui en fait « l’héritier indirect d’une grande dame de ce temps », ce qui est inexact. Enfin le dieu du temple, Chateaubriand. René est une des entreprises politiques de la duchesse de Duras, comme le mouvement en faveur de l’insurrection grecque : on sait ce qu’il advint de cette dernière ; quant à Chateaubriand, du jour où il tient son portefeuille de ministre, il répudie celle qui s’attendait à devenir son Égérie. Lorsqu’elle meurt, le dieu transporte son autel dans un autre temple, chez Mme Récamier[5].

La belle Juliette s’est retirée à l’Abbaye-aux-Bois. Le temps n’est plus où elle dépensait six cent mille francs par an dans son hôtel de la Chaussée d’Antin ; son mari a fait deux fois faillite. Mais jamais elle ne vit pareille élite se presser autour d’elle. Pendant de longues années, Chateaubriand installe chez elle cette opiniâtre personnalité, « cette vanité persistante et amère qui à la longue devient presque un tic ». Il arrive à trois heures, « guêtré, finement astiqué, serré de taille, la tête au vent, la main dans le gilet, la rose à la boutonnière ». Il pénètre dans le salon ; sur la cheminée, des vases et une glace où se mire le lit très séraphique de l’alcôve blanche ; au milieu, un guéridon, avec un énorme vase de Sèvres ; à gauche de la cheminée, une bibliothèque ; puis un clavecin, une harpe. Aux murs, la Corinne de Gérard offerte par le prince de Prusse, le portrait de Mme de Staël copié par Mlle Godefroy sur celui de Gérard, et un clair de lune à Coppet. Après la mort de Chateaubriand, un portrait du grand homme s’accrochera en pendant à celui de Mme de Staël.

Juliette l’accueille, toujours fine, délicate, toujours vêtue de blanc. Tête forte, osseuse, dont le crâne se dégarnit de plus en plus, il s’assied à gauche de la cheminée, elle à droite, et chaque jour, invariablement pendant de longues années, les mêmes répliques stéréotypées s’échangent :

— Voulez-vous du thé, monsieur de Chateaubriand ?

— Après vous, madame.

— Y ajouterai-je quelques gouttes de lait ?

— Quelques gouttes seulement.

— Vous en offrirai-je une seconde tasse ?

— Je ne permettrai pas que vous preniez cette peine.

À quatre heures, la porte s’ouvre, et les illustrations défilent, génération après génération. Sophie Gay les connaît pour la plupart. Le fidèle Ballanche, qui se casse de plus en plus, mais dont le bon sou rire trahit toujours la noble et belle intelligence, et le duc Mathieu de Montmorency, sont des plus intimes de la maison. Le jeune Sainte-Beuve vient deux ou trois fois par semaine. Une lecture doit elle avoir lieu ? On lance des invitations spéciales, car la cérémonie est toujours imposante. Combien de ces visiteurs ont noté le souvenir de leur visite ! Marceline Desbordes-Valmore envoie le sien à son mari ; il est exquis : « Tout ce que tu peux rêver d’affable, de tendre, de bon, de grâce, c’est Mme Récamier. Elle m’a embrassée dix fois, mais du cœur. Elle est simple… tiens, comme la bonté, car c’est tout dire. Elle a tout ensemble vingt ans et soixante ans, et ces deux âges lui vont bien. Elle touche le cœur.[6] »

Le peintre Gérard, un vieil ami que Sophie Gay connut peu après la Terreur, tient lui aussi un salon extrêmement fréquenté, et qui ne ressemble à aucun autre. Ancien juré au tribunal révolutionnaire, d’où lui restent quelques amis gênants, le voici maintenant professeur à l’école des Beaux Arts, membre de l’Institut, baron, officier de la Légion d’honneur, chevalier de l’ordre de Saint-Michel, etc. Rue Bonaparte, presque en face l’église Saint-Germain-des-Prés, il a fait bâtir une maison, où il demeure. Il possède encore à Auteuil une magnifique habitation entourée d’un fort beau parc. L’hiver, il ouvre tous les mercredis son appartement de la rue Bonaparte. Il reçoit dans quatre pièces qui tournent autour d’un pilier central flanqué de quatre portes. On entre par une petite antichambre, on salue la maîtresse de la maison, puis, à sa guise, on s’attarde dans celui des quatre salons où des sympathies vous retiennent. Un ameublement simple, de bon goût, accompagne de beaux portraits peints par Gérard, celui de David par lui-même et donné à son élève, des œuvres de Gudin, Horace Vernet, Schnetz, Géricault. Mme Gérard joue au whist. Mlle Godefroy, personne d’âge, d’esprit et de talent, est presque de la famille ; elle sert le thé, aidée par un vieux valet de chambre. Gérard cause, et sa parole enchante ; il a prodigieusement lu ; il peut soutenir une conversation sérieuse, ou briller par d’amusantes saillies ; son regard profond et sagace illumine ses traits fins et délicats, bref, un vrai charmeur lorsqu’il veut plaire.

Chez lui, Andrieux ou Népomucène Lemercier lisent la pièce qu’ils vont faire représenter au Théâtre-Français, Rossini accompagne au piano Balbini, ou Mme Pasta, ou Tamburini. On entend Garat, Crescentini, la belle Grassini, Lablache, Rubini, Mme Malibran, Judith, Julia Grisi. La musique cesse : on cause. Parmi les causeurs, Sophie Gay retrouve le bon vieux Ducis, le savant Cuvier, l’élégant comte de Forbin, Guérin, Pozzo di Borgo, le comte de Saint-Aignan, Balzac qui cause avec tout le monde, et Mme de Bawr, Mme de Mirbel la miniaturiste, grande et forte, le teint délicat, dont la réputation d’artiste reçoit son essor de la sympathie que lui témoigne Louis XVIII au point d’inquiéter Mme du Cayla ; et Mme Ancelot qui raconte que Stendhal éprouvait une inimitié prononcée pour Sophie Gay, comme pour tout ce qui faisait trop d’effet ; Sophie s’assied-elle dans leur petit cercle avec Delphine ? Il lance une bordée de propos singuliers, saugrenus, jusqu’à ce qu’elles quittent la place ; mais quand la mère, qui aime beaucoup le jeu, leur laisse sa fille seule, la conversation devient charmante, et la jeune fille y prend spirituellement part.

Et ce sont encore le baron de Mareste, l’ami de Stendhal, le peintre Heim, Eugène Delacroix, Bertin l’Ancien et Bertin le Superbe, et Humboldt, qui parle bien et qui parle beaucoup, et l’abbé de Pradt, qui parle bien et qui parle toujours, si bien que lorsque Humboldt doit s’interrompre de parler pour se moucher, l’abbé de Pradt prend la parole et ne la rend plus. Et les choses iront ainsi chez Gérard pendant plus de trente ans, une nouvelle génération s’infiltrant peu à peu dans l’ancienne, et la remplaçant[7].

Chez Charles Nodier, le clan romantique au grand complet tient ses assises, poètes, peintres et musiciens. Balzac appelle irrévérencieusement Nodier « un sous-genre dans l’histoire naturelle de la littérature », et le Rivarol de 1842 le définit : « Notre dernier casuiste grammatical ». Il ne s’entoure que de jeunes ; il a su conquérir, et il garde, leur amitié. Jal, le père du célèbre Virgilius nauticus, en a tracé un excellent portrait. Nodier se tient le plus souvent dans la chambre de sa femme. « Chambre simple, frottée, luisante ; quelques portraits au mur. C’est là qu’après dîner il reçoit ses amis, avec le sourire lumineux qui éclaire ses joues creuses. Ils entrent comme chez eux, sans qu’il se lève de son fauteuil ; son corps fatigué et courbé se replie à moitié sur lui-même, ses grandes jambes croisées semblent ne pas oser se développer, son pantalon a peine à rattraper ses pieds ; ses bras, las comme son buste, abandonnent ses mains effilées, froides et décolorées, et de ce corps efflanqué, de cette négligence, il se dégage, sans qu’on puisse dire pourquoi, un charme inexplicable. Cette grande araignée tend une toile invisible où tout le monde se prend, depuis les plus petits enfants jusqu’aux grands poètes ; c’est la grâce. Assise en face de lui, Mme Nodier · avance ses jolis pieds, accueillante, accorte, souriante, et laissant voir ses belles dents ; sa figure vive et éclatante comme un bouquet égaie et rafraîchit la vue. » Bientôt s’y ajoute la grâce juvénile de Marie Nodier.

On dit des vers ; Lamartine se campe debout, une main passée en écharpe dans les boutons de l’habit, et module les stances du Lac. Nodier bat les cartes, et joue ; sa fille se met au piano. On chante la romance du jour. Puis les Werther, les René, les Obermann réunis là abandonnent comme une défroque leurs soupirs, leurs larmes, leurs angoisses, leurs terreurs ; ils allument des bougies partout, jusque sur le parquet ; et tous de rire et de danser. Une charmante eau-forte de Tony Johannot, où figure Delphine Gay, nous conserve le souvenir des joyeux ébats de la jeunesse romantique[8].

Pendant quarante ans, Mme Ancelot eut un salon qu’elle prit soin elle-même de décrire et de raconter ; elle l’a encore peint, à l’huile, aux cinq époques de son existence : en 1824, sous Louis-Philippe, en 1848, au début du règne de Napoléon III, et enfin en 1864. Véron a pu dire que ce fut une succursale de l’Académie française, et pour quelques-uns la porte d’entrée par où ils s’y introduisirent. Ancelot en personne fut du nombre ; Roger de Beauvoir griffonna à ce propos un quatrain :

    Le ménage Ancelot, par ses vers et sa prose,
    Devait à ce fauteuil arriver en tous cas,
    Car la femme accouchait toujours de quelque chose,
    Quand le mari n’engendrait pas.

Mérimée, la dent pointue, prétend que deux cale basses garnissaient la poitrine de la femme, qui ornait le front du poète Ancillus d’autre chose que des lauriers du génie. Sous la Restauration, elle reçoit un soir par semaine. Le personnel romantique de chez Nodier s’y retrouve en grande partie. Stendhal y cultive la mystification ; un soir, il s’y présente comme un marchand de bonnets de coton en gros, et rien ne l’en peut faire démordre. Par l’effet d’une courtoisie bien entendue, Mme Ancelot cède toujours la parole à Sophie Gay, ou à Delphine, ou à Mélanie Waldor. Elle a de l’observation et de la justesse, mais un esprit quintessencié qui s’accorde à sa beauté étudiée et à sa grâce féline. « Le tout prétentieux et naturellement ennuyeux », dit Hippolyte Auger, que la bienveillance n’étouffe pas, et à qui les vers, le piano, et « une eau chaude où le thé ne pouvait compromettre le sommeil de personne », semblent rester sur l’estomac.

Le tableau où Virginie Ancelot figure son salon en 1824, représente la lecture du poème de Philippe-Auguste par Parseval de Grandmaison. Le dos voûté, cinq pieds six pouces de taille, les cheveux grisonnant de poudre, une redingote de castorine, des pantoufles fourrées par-dessus les bottes, il prit jadis part à l’expédition d’Égypte. « On s’aperçoit que le soleil d’Osiris, dardant à pic sur la tête de notre poète errant, en a humé certaines par celles, dont le vide se fait sentir. »

Sophie et Delphine Gay assistent à la cérémonie[9].

Ce Philippe-Auguste est délayé en vingt-quatre mille alexandrins ; l’auteur ne les lit pas tous ce soir-là, mais il projette d’en consacrer vingt-quatre mille autres à Napoléon, et autant à Charlemagne. Per sonne ne s’étonnera que son auditoire se soit clair semé. Après 1830, il ne lui restera que Jules Lefèvre par amitié, Lacretelle comme parent, et le comte de Rochefort, qui représente à lui seul ce qui subsiste de public classique dans les salons de Paris. Un beau jour, Lefèvre va se battre pour les Polonais, et Lacretelle va à Mâcon tenter la députa tion ; enfin Rochefort tombe malade. Plus personne pour écouter les alexandrins de Parseval de Grand maison. L’infortuné n’a plus qu’à mourir, et n’y manque pas[10].

La marquise de Custine n’ouvre son salon qu’une ou deux fois par an ; elle y convie des artistes et des gens de lettres, le baron Gérard, les Bertin, Mme Vigée-Lebrun ; ce salon est un des premiers où chante la Malibran. La marquise a cinquante ans à cette époque. Elle a cruellement souffert de la Terreur ; elle souffre encore de Chateaubriand ; elle aura une fin douloureuse. On se rappelle qu’elle est

la marraine de Delphine Gay. Elle léguera à Sophie Gay, qui elle-même le laissera à sa fille Delphine, un bracelet en or émaillé orné d’un talisman rap porté de la Terre Sainte par Chateaubriand. Son fils Astolphe, marquis de Custine, rappelle à Sophie Gay leur amitié d’enfance dans les dédicaces des exemplaires de ses ouvrages qu’il lui offre. Sophie Gay ne l’oubliera pas dans son testament. Elle et sa fille ont toutes raisons d’être assidues aux soirées de Mme de Custine[11].

Elles vont avec Mme O’Donnell à celles de Casimir Delavigne, qui reçoit beaucoup de monde, et s’asseoient autour de la grande table réservée aux dames, couverte d’albums, de livres, de dessins ou d’ouvrages, et que préside Mme Casimir Delavigne. Après de modestes réceptions dans un simple logis du faubourg Poissonnière, ce sont de somptueuses soirées aux Menus Plaisirs dont Germain Delavigne est directeur[12].

Chez Benjamin Constant, les soirées alternent avec les dîners. Sa femme s’inquiète peu de ses convives ; elle en a soixante, et joue deux heures de suite aux échecs. Lui se multiplie. D’une exquise urbanité, il adresse les plus exquises paroles au duc de Wurtemberg, à Alexandre de Humboldt, au général Foy, à quelque rédacteur de la Minerve, au baron Méchin, à Manuel, à Emmanuel Dupaty, à Béranger, ou à la princesse de Chimay. Sophie Gay s’amuse bien le soir où un fâcheux félicite chaude ment Béranger de sa meilleure chanson : « Voilà vos

Soirée d’artistes chez Nodier Eau-forte de Tony Johannot
Soirée d’artistes chez Nodier Eau-forte de Tony Johannot


vœux, voilà votre mandat ». Malheureusement, la chanson n’est pas fameuse, et Béranger n’en est pas l’auteur : il a beau s’en défendre, le fâcheux persiste à la lui attribuer.

Le 15 février 1820, on dîne : Lafayette, Béranger, Emmanuel Dupaty, le docteur Laberge, Coulmann, le maître de la maison, et Sophie Gay. Elle apporte l’écho du dernier interrogatoire de Louvel, que l’avocat général Colomb vient de lui raconter : Louvel montre un courage et un sang-froid inconcevables, il rectifie au procès-verbal les réponses dénaturées,… quand on apporte une convocation pour Lafayette et Benjamin Constant : ils doivent accompagner au château une délégation de la Chambre. Vite, Constant se met en tenue, avec ses culottes de conseiller d’État du temps de l’Empire, qu’il n’a jamais mises depuis. En hâte, on déguste une excellente poularde du Mans aux truffes, cadeau d’un électeur au général Lafayette, accablé à cette époque d’envois de ce genre. Ses amis en profitent. On mange et on parle politique. Sophie Gay s’en mêle, et la conversation tourne sur la vanité des poètes. Celle d’Étienne de Jouy, dit-elle, est bien bonne enfant. On lui dit : « Vous commencez à rimer mieux, vous vous y faites », sans le fâcher. Il est plus gai, plus fou dans la conversation que dans ses ouvrages.

— C’est, ajoute-t-elle, dans ses discussions littéraires avec son ami Charles Longchamps que sa déraison passionnée lui fournit le plus de mots comiques et d’exagérations fantasques ; et puis, quand sa colère si éloquente, si inoffensive, si divertissante en vient à provoquer les éclats de rire de tout le monde, il rit aussi de lui-même et déconcerte la moquerie par son esprit à y répondre. Pour moi, j’ai réussi a le mettre en colère, un jour qu’il me soutenait que l’italien n’est pas une langue. Après qu’il eut épuisé toutes les injures, je lui dis : « Il n’y a rien de plus désolant que de se disputer avec un homme médiocre ». Mon trait porta coup. « C’est la reine de l’injure », dit-il de moi ensuite. — C’est effectivement, remarque Béranger, une des plus cruelles : on ne sait jamais si elle est méritée ou non[13] !

Le même Jouy donne chez Girodet un échantillon de sa critique d’art. On examine la Galathée fraîchement peinte. Il y a là Humboldt, le comte de Forbin, le général Lejeune, le colonel Longuerue, Coulmann et Sophie Gay. Comme dit Humboldt, Jouy « fait beaucoup de moutarde » à propos de l’Amour : il est fort mal pendu, et le tableau manque de simplicité ; cette électricité ne vaut rien ; nos grands maîtres n’employaient pas de tels moyens ; si Galathée est bien dessinée, elle a l’air trop française ; le dessin de Pygmalion ne vaut rien ; il a un derrière qui ne suffit pas à l’usage ordinaire de la vie ; on voit que l’Amour a été effacé trois ou quatre fois ; il semble sortir d’un bocal d’esprit-de vin, etc. Le général Lejeune, auteur de cette curieuse série de tableaux des guerres de l’Empire que l’on peut voir au musée de Versailles, pallie ces critiques en affirmant que la peinture est si parfaite, si finie, qu’on peut la regarder à la loupe. Effectivement, il prise et cherche à réaliser ces qualités dans ses propres œuvres. Sophie Gay, charitable, déclare que chercher des défauts au tableau de Girodet, c’est en chercher dans les vers de Racine. Girodet écoute, la mine déplorable ; il fait peine à voir ; la fièvre le consume ; Larrey l’a condamné ; la condamnation ne portera effet que dans cinq ans.

Dans ses pérégrinations à travers le monde parisien, il arrive même à Sophie Gay de grimper au quatrième étage où perche l’appartement de garçon de Coulmann ; ce soir-là, elle laisse Delphine à la maison. De sa verve intarissable, elle anime la soirée. Auguste Odier a crayonné en guise d’invitation une lithographie fantaisiste. Sur la proposition de Jouy, on s’assied sur le tapis, parce qu’il n’y a pas de chaises pour tout le monde. On entend Dupaty lire avec énergie son poème des Délateurs, Liszt jouer du piano, Vatout donner la réplique à Mlle Duchesnois dans une scène de Phèdre, un couteau à papier servant de poignard sans troubler le pathétique de la situation ; Viennet, enfin, que sa voix magnifique fera choisir en 1830 pour lire au duc d’Orléans la charte à laquelle il doit prêter serment, déclame un fragment de son « Épître aux rois de la Chrétienté sur l’indépendance de la Grèce »[14].

Les salons que nous venons de traverser forment le cadre le plus habituel de la vie de Sophie Gay. Dans d’autres, elle passe, tout en courant les premières, voire les avant-premières, au théâtre, dans les ateliers d’artistes, partout où la vie parisienne se manifeste. Elle aime toujours le bruit, elle aime l’éclat, elle est « sonore ».

Elle aussi possède un salon. Le cadre variera du somptueux au médiocre ; la qualité des acteurs ne change pas. Elle y recueille les débris du Directoire, disent les langues envieuses. En réalité, elle conserve ses anciens amis. Népomucène Lemercier et Alexandre Duval, Benjamin Constant et Villemain qu’elle a su attirer, Emmanuel Dupaty, Isabey et sa fille, Cicéri, Horace Vernet, Pontécoulant qui garde son habitude de ne pas laisser passer deux jours sans venir, Gérard, Talma, Étienne de Jouy, Gros, Girodet, Hersent, Auber et Meyerbeer, Elleviou, tellement vieilli qu’on a peine à le reconnaître, Chateaubriand parfois ; Paul-Louis Courier y est conduit par Hersent. Des jeunes s’y agrègent, les fils de Pontécoulant et de Grouchy, et la plupart des romantiques : Alexandre Soumet, H. de Latouche, Guiraud, Pichat, Leduc Saint-Germain, Vatout bon enfant et rieur, Jules Lépine, Lemontey, le comte Jules de Rességuier, le marquis de Custine, Émile Deschamps, Frédéric Soulié, Lamartine, Vigny, Balzac, et ensuite Scribe, Méry, Eugène Sue, Alexandre Dumas, Janin. Soumet lui amène Victor Hugo qu’elle présente elle-même à Mme Récamier. Buchon, rédacteur au Constitutionnel, lui amène Thiers.

Les plus assidues parmi les femmes sont Mme de Custine, Mme de Courbonne, Mme Benjamin Constant, Mme Amaury Duval, Mme Hutchinson, Mme Dugazon, Mme Récamier attirée par quelque billet de ce goût : « J’étais venue pour supplier Mme Récamier de venir chez moi entre trois et six heures entendre chanter à Mme Damoreau des romances nouvelles de Rossini. Si M. de Chateaubriand était aussi aimable qu’il peut l’être ! vous comprenez ! Sophie Gay. » La princesse de Chimay arbore une mise quelque peu recherchée, mais paraît dix ans de moins que son âge ; son visage coloré et plein s’éclaire du regard séduisant de ses yeux de velours ; quelle douceur, quelle finesse dans sa physionomie, quel charme dans toute sa personne ! l’âge ne la touche pas. Seule, la peau de ses bras a rougi.

Sigismond Gay fait parfaitement les honneurs de chez lui. Après avoir reçu dans la journée de vieux académiciens et de jeunes littérateurs, sa femme préside le soir chez elle les réunions où Soumet lit sa tragédie de Saül, où Lamartine soupire le Lac, où Vigny récite Dolorida. La terreur littéraire est à la mode : H. de Latouche donne ici la primeur de sa Vallée-aux-Loups, dont les proses et les poèmes font frissonner l’auditoire. Il faut entendre, après le spectacle, ce cercle de causeurs instruits et spirituels ! La maîtresse de la maison « prend partout le combustible, et ne laisse jamais éteindre le feu sacré ». Thiers, jeune et ardent, récemment débarqué de son Midi la bourse vide, mais le portefeuille garni d’une lettre de recommandation pour Manuel sur laquelle il saura édifier sa fortune, s’amuse fort de cette parole vive, mordante, vantarde. Il l’excite à raconter ses succès aux différentes époques de sa vie. « Elle avait été au bal de M. de Chateaubriand, non sans quelque protestation de la part de Mme de Chateaubriand. Cette fête ne valait pas celles de l’Empire que distinguaient tant de femmes si belles encore. Quand son mari était receveur général à Aix-la-Chapelle, elle effaçait par son luxe l’impé ratrice Joséphine, qui s’y arrêta en revenant de Plombières, à un tel point que l’empereur s’en montra blessé.

— Mais sous le Consulat, disait M. Thiers, quand tout renaissait, que vous étiez la brillante femme d’un agent de change, qu’on fêtait les jeunes vain queurs de l’Italie, quel entrain, n’est-ce pas, avec tant d’enthousiasme et d’espérances !

« Et Mme Gay d’abonder dans ce sens et de peindre l’ivresse d’un temps « où l’on ne voulait pour ses dangers que du plaisir et de la gloire » (ce sont ses expressions).

— Ce que je regrette de n’avoir pas vu, continuait le malin interlocuteur, ce sont les réceptions sous le Directoire, le bonheur de se retrouver, ce besoin de sociabilité, ces toilettes grecques, racontez moi donc cela.

« Et Mme Gay de parler de ce tourbillon de grandes dames déchues, de fournisseurs enrichis, de jacobins · corrigés, et enfin des soirées de Mme Tallien et de Mme de Beauharnais. M. Thiers de remonter la Révolution, demandant toujours des renseignements sur les scènes curieuses du monde des salons, quand Mme Gay s’aperçoit du piège, et s’écrie tout d’un coup :

— Et n’allez-vous pas me demander comment on s’habillait et on s’amusait au mariage de Marie Antoinette ? »

D’ordinaire, son escrime originale, ses pointes acérées font sauter l’épée des mains de l’adversaire. Aux prises avec Villemain, ou Salvandy, ou Benja min Constant, elle est une éblouissante antagoniste. Elle ne résiste pas au plaisir de décocher un mot piquant. Talma s’étant fait exactement la tête de Napoléon pour jouer Sylla, et la pièce devant à ce détail la plus grande part de sa vogue, Sophie Gay, amie de l’auteur, s’écrie :

— C’est un succès de perruque !

Elle lance des mots à l’emporte-pièce contre ceux dont elle sent l’hostilité. On se répète celui-ci, à propos d’un académicien qu’elle aima et qui lui préféra une femme très riche : « Il est aimable, mais il est cher ». Et cet autre, sur un poète qui décrocha une pension avec une épître : « Je ne le vois plus depuis qu’il a des rapports avec le ministre de l’Intérieur ». Celui-là se vengea. En dépit de son admiration pour M" de Staël, elle ne peut se tenir de définir Coppet : « Cette prison des beaux esprits, où tout ce qui ne fait ni prose ni vers est obligé de réciter en plein théâtre, pour l’amuse ment d’un parterre suisse ». À Viennet qui déprécie le talent de Lamartine, elle réplique : « Allons, vous allez en faire le dernier des poètes, mais, grâce à Dieu, la place est prise ». Quels ennemis ne suscitent pas des traits pareils, de ceux qui ne pardonnent jamais !

Or cette femme mordante, parfois cruelle, se montre envers ses amis affectueuse, indulgente, ingénieuse à leur plaire. Elle comprend leurs douleurs, se montre pitoyable, obligeante, opiniâtrement dévouée. Mais sa faculté dominante, la caractéristique de son rôle social, celle qui nous la rend prodigieusement intéressante à cause des natures d’élite sur lesquelles elle l’exerce, Coulmann l’a exactement précisée en une brève formule. Coulmann « jeune, avec du cœur, de l’âme, de l’esprit, de l’instruction et ce qu’il faut de fortune pour vivre indépendant… un peu auteur, pas trop », de très bon air et fort aimable, Coulmann, futur député de Strasbourg, qui pour le moment se contente de plaire dans le monde, de fréquenter les salons libéraux, et de se lier avec les Muses du temps tout en se gardant à carreau. Il l’a observée de près ; il a longuement correspondu avec elle, qui se livre franchement dans ses lettres, plus franche ment que lui et sans arrière-pensée : « Je ne sais pas plus me cacher que m’apprendre, écrit-elle ; la personne qui me regarde sans me voir et m’écoute sans me connaître ne me comprendra jamais. » Or, Coulmann a formulé sur elle ce jugement : Personne ne savait mieux développer les qualités que vous pouviez posséder, faire porter le rayon où il pouvait vous être favorable, faire épanouir la fleur du cœur ou de l’esprit. Elle est dans la société de son temps un ferment, une animatrice singulièrement bienfaisante au talent, voire au génie. Le seul fait qu’elle exerce une action sur Balzac mesure l’importance de ce rôle qui est le sien.

À Paris, comme autrefois à Aix-la-Chapelle, les soirs où l’on ne lit pas de vers, où l’on ne joue pas de musique, on assaisonne de saillies, d’anecdotes, de la dernière histoire scandaleuse, on ponctue d’éclats de rire les parties de bouillotte et de whist ; ces femmes adorent jouer ; la princesse de Chimay tient tout ce qu’on lui propose. À deux heures du matin, on mange sur le pouce « quelque viande froide, quelque salade complexe, prêt à attendre l’aube plutôt que de se séparer d’une compagnie si charmante[15] ».

À côté de cette vie mondaine, Sophie Gay dirige soigneusement l’éducation de ses enfants, et, de plus en plus, pratique le métier d’auteur. Après la Sérénade au théâtre Feydeau, elle fait représenter à la Comédie-Française, le 18 décembre 1819, un acte en prose, le Marquis de Pomenars, marivau dage léger, imbu de l’esprit et de la forme du xviiie siècle. Elle conduit adroitement son intrigue, si elle ne trace pas de caractères. En somme, une mousse agréable, pétillante, sans trop de saveur, et sans prétentions. Le public et la presse l’accueillent bien. « Ce petit acte est rempli d’esprit, dit la Quotidienne, de délicatesse, et de bon goût ; qualités d’autant plus précieuses qu’elles deviennent de jour en jour plus rares. L’auteur a été demandé au milieu des plus vifs applaudissements. Michelot est venu annoncer qu’il désirait garder l’anonyme ; or c’était le secret de la comédie ; les journaux avaient annoncé que la pièce était d’une des femmes les plus spirituelles de Paris, et l’on avait à peu près deviné. »

Elle suit de près le mouvement des revues littéraires avant de s’y mêler directement. Elle encourage Edmond Géraud qui fonde la Revue d’Aquitaine. Des auteurs inconnus lui envoient leurs volumes nouvellement parus. Elle se prend d’un goût très vif pour Marceline Desbordes-Valmore, et lui consacre un article dans la Revue encyclopédique. Elle cite ses poésies pastorales comme un modèle du genre. « De tous temps l’Amour a été l’Apollon des femmes, et depuis Sapho jusqu’à Mme Dufrénoy, toutes ont dû leurs succès au chant plaintif de leur muse amoureuse. » Le talent de Mme Valmore est tout entier dans son cœur ; on ne peut mieux comprendre le charme de cette mélancolie que M. de Ségur appelait la « volupté du malheur ». Et après s’être indignée contre le sot préjugé « qui condamne au plus injuste mépris l’objet d’une admiration générale », c’est-à dire le comédien, elle finit ainsi : « Quelle que soit la carrière poétique que Mme Valmore veuille parcourir, elle peut se promettre d’arriver à ce temple où Voltaire l’eût placée à côté de M" Deshoulières ». Marceline n’y manquera pas.

En cette même année 1820, Sophie Gay a désormais si bien conquis sa réputation « d’homme de lettres », que des journaux lui attribuent une Biographie pittoresque des députés, œuvre de H. de Latouche, Émile Deschamps, P.-N. Bert, et F. L’Héritier. Elle se voit forcée de publier au Moniteur une rectification, affirmant qu’elle n’a pris « aucune part directe ou indirecte à la composition de cet ouvrage[16] ».

L’idée lui est venue d’arranger le Maître de chapelle, comédie de son ami Alexandre Duval, en opéra-comique, « pour donner à Paër et à Martin l’occasion de faire et de chanter une musique admirable ». Paër est directeur de la musique à l’Opéra-Comique, où la pièce est jouée et remporte un vif succès, devant une assemblée brillante et nombreuse ; à la seconde représentation, la recette monte à trois mille deux cents francs, ce qui est alors un beau chiffre. Ce succès se prolongera jusqu’à nous, en dépit des observations vinaigrées du critique C., au Journal des Débats. « Ce n’était pas la peine d’aller chercher dans une pièce heureusement oubliée de M. Duval le canevas du Maître de chapelle. L’anonyme qui a fait de cette ancienne comédie du théâtre de la République un opéra-bouffe, aurait dû sentir l’impossibilité d’appliquer à un musicien laïc les excellentes plaisanteries que M. Duval s’était permises sur un chanoine de Milan... On a demandé le nom des auteurs, Paul est venu annoncer que les paroles avaient été composées par une personne qui désirait rester inconnue, et que la musique était de M. Paër[17]. »

Mme Hugo, dans son livre Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, dit que ce soir-là, Soumet entraîna Victor Hugo diner chez Mlle Duchesnois. Le matin même, le poète, en quête d’un confesseur en prévision de son mariage, avait été présenté à l’abbé de Fraissinous par l’abbé de Rohan, mais l’abbé de Fraissinous ne lui convint pas. On le désirait sans doute beaucoup chez Mlle Duchesnois, car en l’introduisant Soumet s’écrie :

— Le voici !

Avec Mlle Duchesnois, il y a là Mlle Leverd, toutes deux décolletées « à mi-corps », et Sophie Gay. Après le dîner, on se rend à l’Opéra-Comique. Les deux actrices se placent sur le devant de la loge, Hugo entre elles, et Sophie Gay derrière. Il paraît que la jeune célébrité du poète, son air grave et pudibond, les piquèrent au jeu. En le reconduisant, Soumet lui dit :

— Eh bien ! J’espère que voilà une bonne soirée ! La plus grande tragédienne, la plus vive comédienne et la femme la plus lettrée du temps n’ont eu d’yeux que pour vous. Peste ! Avec quelle ardeur Duchesnois et Leverd vous demandèrent en vous quittant quel jour vous viendriez les voir ! Voyons, chez laquelle allez-vous demain ?

— Demain, dit Victor, j’irai chez l’abbé Lamennais.

Ce récit est certainement bien arrangé pour produire son effet. Biré n’en admet pas la véracité, à cause de l’écart des dates entre la première du Maître de chapelle et le mariage de Hugo. Cependant, Mme Ménessier-Nodier atteste la pudibonderie du poète à cette époque en décrivant le voyage de son père et de Victor Hugo, jeune marié, à Reims, pour les fêtes du sacre de Charles X : tous deux ne parviennent à souper et à se loger que chez le directeur du théâtre, avec la troupe ; Hugo s’y résigne avec une telle répugnance, que Nodier lui dit :

— Votre avenir m’inquiète, mon pauvre Victor. Vous êtes terriblement jeune, et j’ai peur que vous ne soyez terriblement vertueux !

D’autre part, ce trait n’est sûrement pas inventé : au cours du dîner chez Mme Duchesnois, loin de s’étonner de la figure de collégien de l’auteur des Odes et Ballades, Sophie Gay s’est écriée qu’elle a une fille à peine adolescente, Delphine, qui compose aussi des odes admirables, et elle projette une soirée où ces deux enfants de génie diront des vers tour à tour. Soumet entraîne Hugo chez Mme Gay, dont la jeune fille accueille fraternellement le poète[18].

Et en vérité, à ce moment même, Delphine se révélait.

  1. Sainte-Beuve : Lundis, III, 299. — A. Bardoux : la Duchesse de Duras, p. 2. — Coulmann : Réminiscences, l, 189. — Mme de Staël : Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, Paris, 1814, trois volumes in-8o, III, 101. — Mme Ancelot : les Salons de Paris. Foyers éteints, Paris, 1858, in-18, p. 147. — La Mode, I, 154. — Journal de la duchesse de Broglie, dans : duc de Broglie : Souvenirs (1785-1870), Paris, 1886, quatre volumes in-8o, II, 121. — Bouchot : le Luxe français sous la Restauration (1815-1818), p. 6. — Delécluze : Souvenirs de soixante années, Paris, 1862, in-18, p. 294, 307. — Ch.-M. Desgranges : la Comédie et les Mœurs sous la Restauration et la monarchie de juillet (1815-1848), Paris, 1904, in-8o, p. 6. — A. Houssaye : les Confessions, Paris, 1885-1891, six volumes in-8o, I, 377. — Amélie Cyvoct : Journal, dans Revue des Deux-Mondes, 1er décembre 1922, p. 5, 13.
  2. Villemain : Souvenirs contemporains d’histoire et de littérature, Paris, 1854, in-8o, p. 455. — Daniel Stern : Mes Souvenirs, p. 289. — Sainte-Beuve : Portraits de femmes, p. 62. — Mme de Boigne, née d’Osmond : Récits d’une tante. Mémoires, Paris, 1907, quatre volumes in-8o, III, 3, 13.
  3. Ch.-M. Desgranges : la Comédie et les Mœurs, p. 26. — Villemain : Souvenirs contemporains, p. 155.
  4. Ce portrait orna le salon de l’Abbaye-aux-Bois ; à sa vue, Thémistocle Canaris, enfant, apercevant le turban légendaire, s’écria en lui montrant le poing : « Oh ! le vilain méchant Turc ! » Il est aujourd’hui au musée de Versailles. Il est la copie d’un original, peint par le baron Gérard lui-même.
  5. A. Bardoux : la Duchesse de Duras, p. 45. — Bouchot : le Luxe français sous la Restauration, p. 119. — Mme de Boigne : Mémoires, III, 199. — Stendhal : Correspondance (1800-1842), publ. par Paupe et Chéramy, Paris, 1908, trois volumes in-8o, Lettre au baron de Mareste, II, 192. — Maréchal Marmont, duc de Raguse : Mémoires de 1792 à 1841, Paris, 1857, neuf volumes in-8o, VII, 206. — Sainte-Beuve : Portraits de femmes, p. 62. — Jal : Souvenirs d’un homme de lettres (1795-1873), Paris, 1877, in-12, p. 254. — Villemain : Souvenirs contemporains, p. 460. — Legouvé : Soixante ans de souvenirs, Paris, 1886-1887, deux volumes in-8o, II, 332. — Vicomte de Beaumont-Vassy : les Salons de Paris sous Louis-Philippe, Paris, in-18, p. 93. — Le Rivarol de 1842, Paris, 1842, in-12, p. 38.
  6. Marceline Desbordes-Valmore : Correspondance intime, publiée par Benjamin Rivière, Paris, 1896, deux volumes in-8°, I, 44. — Beaumont-Vassy : Salons de Paris, p. 85, 93. — Comtesse de Bassanville : les Salons d’autrefois, Paris, 1863, quatre volumes in-18, II, 240. — Bouchot : le Luxe français sous la Restauration, p. 116. — Mme Cavaignac : Mémoires d’une inconnue (1780-1816, Paris, 1894, in-8°, p. 113. — Sainte-Beuve : Correspondance, I, 130 et Lundis, I, 434. — Turquan : Madame Récamier, p. 274. — A. Houssaye : les Confessions, II, 304. —- Magasin pittoresque, 1860, t. XVIII, p. 268.
  7. Mme de Bawr : Souvenirs, p. 102. — Mme Ancelot : les Salons de Paris, p. 45, 63. — Delécluze : Souvenirs de soixante ans, p. 294. — Amélie Cyvoct (Mme Lenormant) : Journal, dans Revue des Deux-Mondes, 1er décembre 1922, p. 513. — Charles Blanc : Histoire des peintres de toutes les écoles, école française, Paris, 1865, in-4o, p. 50.
  8. Tony Johannot : Une soirée d’artistes, eau-forte. — M. Salomon : le Salon de l’Arsenal, dans Revue de Paris, 1906, V, p. 313. — Mme Ancelot : les Salons de Paris, p. 303. — Jal : Souvenirs d’un homme de lettres, p.546. — André Pavie : Médaillons romantiques, Paris, 1909, in-8°, p.3.— Le Rivarol de 1842, p. 138. — Balzac : Correspondance (1819-1850), Paris, 1877, deux volumes in-18, I, 91.
  9. Les autres personnages sont : Baour-Lormian, La Mothe-Langon, Lemaire, Gayrard et sa femme, Mély-Janin, Lemontey, Auger et sa femme, Mme de Gallemand, Casimir Bonjour, Lacretelle et sa femme, Frantin, Campenon, Marmont, Victor Hugo et sa femme, Saint-Valry, Audibert, Raoul Rochette, Saintine, Soumet, Guiraud, Emile Des champs, Mme de Bawr, Mennechet et sa femme, Alfred de Vigny Gaspard de Pons, de La Ville, Pichat, Michel Beer frère de Meyerbeer, Jules de Rességuier, le lecteur, et les maîtres de maison.
  10. Jacques Boulenger : Sous Louis-Philippe, les Dandys, Paris, 1907, in-8°, p. 156. — Auger : Mémoires, p. 421. — Docteur Véron : Mémoires d’un bourgeois de Paris, Paris, 1856, cinq volumes in-12, I, 247. — Mme Ancelot : Un Salon de Paris, Paris, 1866, in-8°, p. 1-11. — Biographie pittoresque des quarante de l’Académie, par le portier de la maison, Paris, 1826, in-12, p. 59.
  11. A. Bardoux : Madame de Custine, Paris, 1888, in-8°, p. 341. — H. Fleischmann : Rachel intime, Paris, 1910, in-12, p. 58. — Marquis de Custine : Voyage en Russie, ex. dédicacé appartenant à M. C. Enlart. — Testament de Sophie Gay, arch. Franchet d’Esperey : « Je lègue au marquis de Custine, en souvenir de mon amitié pour lui et sa famille, ma petite chapelle et le baguier à colonnes noires et gothiques avec leurs dépendances. »
  12. Bassanville : Salons d’autrefois III, 10.
  13. Coulmann : Réminiscences, I, 283-287. — Jal : Souvenirs d’un homme de lettres, p. 472.
  14. Coulmann : Réminiscences, I, 282, III, 15-22.
  15. Coulmann : Réminiscences, I, 277-327 ; III, 21. — Sainte-Beuve : Lundis, IX, 144. — L. Séché : Delphine Gay, p. 149. — Lettre de Sophie Gay à Mme Récamier, arch. Détroyat. — E. Dupuy : Alfred de Vigny, Paris, 1910, deux volumes in-18, l, 170. — Mme de Solms : Madame de Girardin, p. 7. — D’Heilly : Madame Émile de Girardin, sa vie et ses œuvres, Paris, 1868, in-12, p. 16. — D. Stern : Souvenirs, p.307. — Mme Ancelot : Salons de Paris, p. 20. — Mémoires d’une femme de qualité depuis la mort de Louis XVIII jusqu’à la fin de 1870, Paris, 1829-1830, six volumes in-8°, IV, 199. — Michel Salomon : le Salon de l’Arsenal, p.855. — S. Gay : Un Mariage sous l’Empire, I, 80. — P.-L. Courier : Œuvres, précédées d’un essai par Armand Carrel, Paris, 1876, in-12.
  16. La Quotidienne, 19 décembre 1819. — Sainte-Beuve : Lundis, III, 480, VI, 66, XII, 149. — [Edmond Géraud] : Un Homme de lettres sous l’Empire et la Restauration, fragments de journal intime, publié par Maurice Albert, Paris | 1893], in-18, p. xv. — Revue encyclopédique, novembre 1820, t. VII, p. 157. — Moniteur universel, 4 août 1820. — Ch. Beslay : 1830-1848-1870, Mes Souvenirs, Paris-Neufchâtel-Bruxelles, 1873, in-16.
  17. Lettre de Sophie Gay à Euphémie Enlart, 3 avril 1821, arch. Enlart. — Clément et Pierre Larousse : Dictionnaire des Opéras. — Fétis : Biographie universelle des musiciens. — Journal des Débats, 31 mars 1821. — Miroir, 31 mars 1821.
  18. Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, Bruxelles-Paris, 1863, deux volumes, in-8o, II, 46, 55. — E. Biré : Victor Hugo avant 1830, Paris-Nantes, 1883, in-12, p. 267. — Mme Ménessier-Nodier : Charles Nodier, Paris, 1867, in-18, p. 265.