UNE MISSION EN ACADIE[1]

ET DU LAC SAINT-JEAN AU NIAGARA.
PAR GASTON DU BOSCQ de BEAUMONT.


I

De Normandie en Acadie. — New-York. — Montréal. — La Vallée de la Metapelda.


INDIENS DANS UNE GARE. — CLICHÉ DE L’AUTEUR.


La France possédait, autrefois, dans l’Amérique septentrionale, un vaste empire, qui s’étendait depuis le Labrador jusqu’aux Florides, et depuis les rivages de l’Atlantique jusqu’aux lacs les plus reculés du haut Canada[2].

De notre empire perdu, l’Acadie, par son histoire tragique, est une des provinces les plus intéressantes et cependant les moins connues ; les malheurs de cette Pologne d’outre mer ont inspiré les poètes : Longfellow l’a chantée en vers inoubliables dans son poème d’Évangeline ; elle est classique — et ignorée.

À Québec même, ou Montréal, les Provinces Maritimes[3] (c’est ainsi que l’on désigne actuellement ce qui fut l’ancienne Acadie), ne sont guère plus connues, que, pour un Parisien, la Suède ou la Norvège, bien que, grâce à l’Intercolonial, on puisse actuellement les atteindre en moins de vingt-quatre heures. Enveloppées par les brumes de Terre-Neuve et la grande houle de l’Atlantique, ces Provinces Maritimes sont la patrie de près de cent cinquante mille Français demeurés fidèles à leurs traditions, malgré cent cinquante ans de domination étrangère. Confondus, le plus souvent, avec leurs frères de la province de Québec, ils en diffèrent totalement, tant par leur histoire que par leurs aspirations : unie au Canada depuis 1867, date de la confédération des colonies anglaises de l’Amérique du Nord, l’ancienne Acadie lui était auparavant tout aussi étrangère que la Louisiane, et les deux nations ne possédaient ensemble qu’une lointaine communauté d’origine, rameaux du vieil arbre gaulois, depuis longtemps séparés.

La renaissance de ce peuple que l’on croyait tout à fait disparu, est de date récente et tient presque du miracle : en 1755, au jour de leur exode, les Acadiens étaient environ dix-huit mille ; en 1767, un recensement officiel n’en rencontre plus que douze cent soixante-cinq, ancêtres directs des cent cinquante mille répandus maintenant par petits groupes dans les Provinces Maritimes et séparés les uns des autres par des masses compactes d’Anglo-Saxons indifférents, sinon hostiles. Dans la presque impossibilité où ils se trouvaient de communiquer ensemble, ces groupés épars s’ignoraient les uns les autres, et il n’est pas exagéré de dire que M. Rameau de Saint-Père, qui les visita pour la première fois en 1857, les révéla, non seulement au monde entier, mais encore à eux-mêmes[4], chaque communauté se croyant, pour ainsi dire, composée des seuls survivants d’une race disparue : « On avait bien entendu parler des Acadiens d’autrefois, d’un petit peuple pacifique arraché en pleine paix à ses foyers, dépouillé de tous ses biens, entassé dans des cales de navires et dispersé sur toutes les mers pour y périr, mais le monde se souvenait d’eux comme d’une grande traînée de sang aperçue un soir dans le ciel serein et aussitôt cachée pour toujours par d’épais nuages noirs. L’excès de leurs infortunes avait étonné le monde, puis le silence de l’oubli s’était fait sur leur tombe refermée, le grand silence de la mort, on les croyait à jamais anéantis[5]. » Les mœurs aussi étaient contre eux, et il y a trente ans à peine les Acadiens n’osaient guère sortir de leurs cantons, de crainte d’être molestés, Arméniens qu’ils étaient de cette Turquie anglaise.

On s’attaqua aussi à notre langue, que l’on s’efforça de leur faire oublier. Le clergé irlandais, qui aurait dû se souvenir des persécutions dont sa race avait été l’objet en Europe, fut et est encore un des adversaires les plus résolus du français dans les Provinces Maritimes, de ce français, patrimoine des Acadiens qu’il faut aider, par tous les moyens possibles, afin qu’ils puissent transmettre intact à leurs enfants ce dépôt sacré.

Examiner la façon dont notre langue est enseignée dans les écoles acadiennes, étudier les moyens de leur venir en aide, afin de maintenir et d’accroître notre influence morale dans cette ancienne colonie, donner à ces Français, demeurés si fidèles, un témoignage de sympathie et s’efforcer de renouer les liens qui nous unissaient jadis, tout en s’attachant à ne froisser en rien les susceptibilités du gouvernement qui les régit, tel fut le but de la mission que me confia « l’Alliance Française » et dont le Tour du Monde a bien voulu accueillir les impressions rapides, instantanées pour ainsi dire.



ITINÉRAIRE DE L’AUTEUR.

Partir du Havre sur la Touraine le 13 mai 1899 ; vivre sept jours oisifs entre deux bleus — celui du ciel, plus pâle, émaillé de nuages — avec, la dernière nuit, celle où vous prend la fièvre du débarquement, juste assez de brume pour éveiller la sirène qui piaule, éperdue, dans le noir ; voir à sa droite, le matin du 20, une longue ligne rousse que l’on vous dit être l’Amérique ; se sentir à ce moment (pendant une seconde) l’égal de Christophe Colomb ; longer longtemps ces côtes basses et sablonneuses ; considérer le pilote qui, lestement, franchit la coupée, avec un intérêt aussi marqué que fut ou dut être celui du dit Christophe à la vue du premier aborigène ; entrer, enfin, dans ce cercle de coteaux verdoyants et d’architectures babéliques qu’est la rade de New-York, tellement sillonnée de navires et de bateaux de toute sorte, dont quelques-uns transportent des trains entiers, que l’on dirait une foire nautique ; passer, comme en un rêve, à travers la bousculade du débarquement, les formalités de douane et les adieux des compagnons de voyage ; quitter la Touraine avec, malgré l’attrait de l’inconnu, la sensation un peu mélancolique qu’on a définitivement coupé le fil qui vous rattachait encore à la vieille Europe ; se sentir enfin sur le quai, mêlé à une foule jusqu’à ce jour incoudoyée ; traverser la ville en hâte pour sauter dans le premier express du soir à destination de Montréal ; s’ébahir devant le luxe du « Wagner », le menu du dîner, les prévenances familières du nègre en blanc qui vous sert, le sans-gêne des voyageurs, la beauté des femmes, les mystères du couchage, la splendeur des forêts du Nouveau Monde, en traversant à toute vapeur, par une radieuse matinée de printemps, le massif boisé des Adirondacks ; admirer la douceur des horizons canadiens ; lire, égrenés sur le fronton des gares, des noms français tels que Beauharnois et Châteaugay ; entrevoir, à vol d’oiseau, dans la réserve indienne de Caughnawaga, les Iroquoises, la tête enveloppée d’un châle, pareilles à des Espagnoles ; arriver enfin à Montréal et séjourner huit jours dans cette ville affairée que l’on dirait couverte d’une immense toile d’araignée, tant sont nombreux et entre-croisés les fils électriques qui lui barrent le ciel ; monter, le soir du 29 mai, dans un « Pullmann » de l’Intercolonial ; se confier aux soins paternels du noir qui vous réveille à temps le lendemain matin pour admirer la merveilleuse vallée de la Metapedia, limites des provinces de Québec et du Nouveau-Brunswick — telles furent mes transitions successives pour passer de Normandie en Acadie et retrouver dans cette dernière province, à 1 500 lieues de distance, bien des souvenirs inattendus de la première.

LACS CHÂTEAUGAY (ADIRONDACKS), LIGNE DU « NEW-YORK CENTRAL RAILWAY ». — DESSIN DE BOUDIER.



Cette vallée de la Metapedia me faisait resonger à certains paysages de Suisse, mais d’une Suisse en largeur, aux horizons plus étendus, aux montagnes moins hautes ; la sylve américaine produit une impression très vive et difficile à analyser : les principales essences forestières, sapins, bouleaux, mélèzes, trembles, érables et chênes, sont analogues aux nôtres — variétés des mèmes espèces — et les massifs boisés, pourtant, ont une tout autre allure. Bien qu’il faille, maintenant, s’écarter assez loin des chemins de fer pour rencontrer de belles futaies, ce qui subsiste encore des antiques forêts vierges atteste une vigueur de sève, la puissance d’un sol forestier inconnus au vieux monde ; aucune administration ne s’en est jamais occupée, sinon pour les détruire ; loin d’être délimités et entretenus comme en Europe, les bois d’Amérique sont, on peut le dire, indéterminés :  ; il serait difficile d’en dresser la carte ; où s’étendait une sapinière, vous retrouvez quelques années plus tard des champs cultivés, qui, parfois, et très rapidement, retournent à la brousse quand les défrichements n’ont pas répondu à l’attente des colons dont les villages s’étendent le long des nouvelles voies ferrées de pénétration, plongeant, comme autant de sondes, dans les immenses forêts solitaires et les prairies désertes qui couvrent encore la majeure partie du Canada.

VALLÉE DE LA METAPEDIA. — DESSIN DE BERTEAULT. — CLICHÉ NOTMAN, MONTRÉAL.

Ce n’est pas un des côtés les moins piquants de ce pays plein de contrastes que d’assister du restaurant d’un train éclair qui semble emporter avec lui le résumé de la civilisation la plus avancée à la création spontanée de hameaux dans les bois : les grossières maisons faites de troncs à peine équarris se dressent, comme au temps de Fenimore Cooper, dans la clairière où paissent de maigres troupeaux à clochettes cherchant pâture entre les cépées ; çà et là, des moissons s’étendent, émaillées d’arbres calcinés demeurés debout en des attitudes désespérées, tandis qu’à l’arrière-plan, de noirs tourbillons de fumée, d’où parfois surgit la flamme, indiquent les défrichements futurs et contrastent étrangement avec le vert tendre des feuilles, la limpidité des lacs et l’ampleur sereine de cette nature sauvage, jusqu’alors inviolée. Mais à partir de la Metapedia, qui m’avait rappelé cette matinale traversée des Adirondacks où, pour la première fois, m’étaient apparues dans tout leur éclat printanier, parsemées d’aubépines en fleurs, les forêts du Nouveau Monde, le paysage — si l’on peut employer ce mot ! — est le plus extraordinaire qui puisse frapper les yeux d’un Européen : il ne faudrait rien moins que la plume de Dante pour décrire comme il convient l’aspect infernal de ce long ruban de bois brûlés qui s’étend à l’infini de chaque côté de la voie ; cela n’a de nom dans aucune langue ; on dirait que le feu du ciel s’est abattu sur ce pays ; toute trace de vie a disparu de ces forêts calcinées d’où l’oiseau s’est enfui et que le printemps ne reverdira jamais plus ; le ciel de mai qui les éclaire, aggrave encore l’horreur de ces campagnes dévastées, de ce pays sans nom qui ne connaît encore de la civilisation, que ses flétrissures.

Il serait cependant injuste de juger toute une province par les quelques échappées que l’on en peut voir des fenêtres d’un train rapide ; malgré les ravages du feu et des scieries mécaniques qui, comme le bruit de ces eaux dont parlait Bossuet, « ne cessent, ni de jour, ni de nuit », la forêt primitive subsiste encore, paraît-il, dans toute sa splendeur au Nouveau-Brunswick, mais, question de pittoresque à part, et en s’attachant seulement au côté pratique, le colon, s’il n’y prend garde, prépare à ses enfants de cruels regrets, lorsqu’après avoir gaspillé sans compter les merveilleuses réserves forestières de ce pays, il sera forcé d’aller chercher bien loin le bois nécessaire à sa maison, ses clôtures et son chauffage. Tant de terrains, pourtant, qui paraissent impropres à la culture, pourraient constituer dans les nouvelles paroisses des communes boisées dont chaque chef de famille aurait sa part annuelle. Les haies vives dont le paysan de France entoure son champ lui sont d’un précieux secours. Vu du clocher de son église, un village normand ressemble à une forêt ; un village du Nouveau-Brunswick, à un billard.

  1. Voyage exécuté en 1899. — Texte inédit. — Dessins d’après des photographies rapportées par l’auteur.
  2. Chateaubriand, prologue d’Atala.
  3. Nouveau-Brunswick. — Nouvelle-Écosse. — Île du Prince Édouard.
  4. La France aux colonies.Une colonie féodale en Amérique ; l’Acadie. M. Rameau de Saint-Père est mort en décembre 1899.
  5. Le Père Lefebvre et l’Acadie, par Pascal Poirier, p. 47.