s. é. (p. 155-163).

CHAPITRE XIII

Souvenirs de Colonisation



L’UN de mes plus doux souvenirs, chers lecteurs, c’est d’avoir aidé le mouvement de colonisation et d’agriculture dans notre pays. Vous le dirai-je ? À quarante ans de distance, ce souvenir embaume mon âme d’une joie bien pure et me fait éprouver une jouissance qui me repose.

M. l’abbé Hébert, ancien curé de Kamouraska, fondateur d’Hébertville du lac Saint-Jean, me disait sur ses vieux jours : « Vous ne sauriez croire la jouissance que me donne le souvenir d’avoir apporté ma miette à l’établissement de la Vallée du lac Saint-Jean, d’avoir aidé à la formation d’une nouvelle paroisse catholique et d’avoir doté ma patrie d’une nouvelle municipalité catholique. Le soir, assis sur le perron de mon vieux presbytère, je repasse dans mon esprit les travaux, les inquiétudes, les déceptions, les sacrifices de la première heure. Mais tout cela est passé ; ce qui reste, c’est une paroisse catholique, c’est un autel où le Dieu du Calvaire vient renouveler son sacrifice et offrir ses mérites pour que tous ces héros de la colonisation soient préservés des portes de l’enfer. »

« Ils sont morts ces héros, — ce qui va nous arriver bientôt, — ils sont morts au champ d’honneur, sur une terre arrosée de leurs sueurs et de leur sang, tenant en mains la croix noire, surmontée de ces mots glorieux, écrits en français : « Pour le Dieu de ma famille et de ma patrie. » Leurs enfants ont recueilli la croix et la devise : le lac Saint-Jean est assuré à l’Église et à la race canadienne. Que désirer de plus ? »

Pour ma famille et ma patrie ! Voilà ce que chaque colon de cœur se dit quand il vient verser sa première sueur sur le sol de son lot qui sera bientôt recouvert d’une riche moisson.

Oui, emparons-nous du sol par la colonisation ; changeons nos forêts, séjour de l’ours noir, en belles paroisses fertiles, dont chacune aura une église et un cimetière surmontés du drapeau de la victoire sur la mort : la Croix.

Honorons et respectons beaucoup ces colons qui sont les meilleurs soldats enrôlés dans la milice canadienne. Mais surtout aimons-les d’un amour réel et non pas seulement de surface. Aimer ! c’est vouloir du bien. Nous montrerons que nous les aimons si nous leur faisons du bien. Pères et mères de famille, vous aimez vos enfants, vous les aimez de tout votre cœur, vous voulez qu’ils soient un jour au ciel avec vous, vous avez le devoir de penser pour eux, car, dans le jeune âge, on ne pense qu’au présent sans se préoccuper de l’avenir. Pensez que vous ne pourrez pas toujours garder vos enfants autour de vous. Ceux qui vivent seulement de sentiment sont voués à l’extinction. Un enfant qui quitte le collège, le couvent ou l’école, pour venir dire à sa mère qu’il s’ennuie trop pour rester loin d’elle, mérite une bonne volée de martinet. Si le père et la mère écoutent les caprices de cet enfant, ils commettent une faute tellement grave dans ses conséquences qu’elle devra être accusée au confessionnal. Oui, les parents sont appelés à être les grands facteurs de l’avenir de leurs enfants. Comme l’a dit un poète :

Les enfants et le sucre, en un moule, on façonne
Âme bonne ou méchante, à volonté on donne.

Vous voulez faire de votre enfant un bon catholique, un citoyen respectable qui saura se faire estimer de tout le monde. Vous devez le former à accepter la volonté de Dieu. « Que votre volonté soit faite. » Un enfant de 8 ans pour qui Dieu est un inconnu, court de grands risques de se perdre. Vous l’enverrez donc à l’école jusqu’à l’âge de 14 ans au moins, et même jusqu’à l’âge de 16 ans si vous voulez qu’il devienne maire d’une paroisse. Il sort de l’école, travaille avec son père deux ou trois ans pour apprendre la belle profession d’habitant, pendant que trois ou quatre, peut-être cinq petits frères se pressent autour de la table pour partager le morceau de pain.

Qu’allez-vous faire ? Vous ne pouvez établir qu’un seul de vos enfants qui gardera le bien paternel et vous fera vivre. Et les autres ?…

À cette question les trois-quarts de mes lecteurs répondent en formulant un désir : Si nous pouvions donner à chacun une terre ! Que nous serions heureux ! Nous pourrions mourir tranquilles, mais nous sommes trop pauvres. Si vous êtes trop pauvres pour leur donner une belle terre, peut-être pouvez-vous leur aider à en avoir une plus grande que la vôtre.

Examinons la question : elle en vaut la peine. Que nos patrons, saint Jean-Baptiste et saint Joseph, guident notre plume.

Nous allons d’abord établir que la chose première à faire pour fonder une paroisse, c’est la plantation d’une croix au milieu d’un canton cultivable, c’est-à-dire à l’endroit choisi par l’évêque : que les colons ne se mêlent pas de fixer le lieu d’une chapelle, le bon Dieu a donné ce droit à l’évêque.

Ensuite faire des chemins ; oui, faire des chemins carrossables, des chemins de 66 pieds de largeur au moins. Soyons bien assurés qu’il n’y a pas de colonisation possible et fructueuse sans chemins. Mgr  Labelle, — gardons-lui son nom populaire : le curé Labelle, — de Saint-Jérôme, de qui j’ai été prendre des leçons quand j’ai été chargé par Mgr  Taschereau de m’occuper de colonisation, m’a dit ceci : « Allez planter des croix au milieu des cantons que l’on appelle « townships » au Canada ; faites passer un chemin reliant toutes ces croix au milieu du canton. Vous verrez que les colons devanceront les chemins ; je n’ai pas eu besoin de battre la campagne pour les faire venir, disait-il. Des pères de famille endettés vendaient leur terre et arrivaient avec leur roulant ; des garçons que leurs parents voulaient établir, en leur aidant les premières années, accouraient prendre des lots. Je parle ici de ceux qui désiraient cultiver une terre, être chez eux et se ramasser de quoi vivre sur leurs vieux jours. Pour les autres, méfiez-vous-en. N’est colon que celui qui le veut. C’est une vocation, une bien belle et bien noble vocation, mais plusieurs ne semblent pas appelés à jouir de l’indépendance du cultivateur ; ils préfèrent servir toute leur vie et ne travaillent bien que quand ils travaillent pour les autres.

« Mais quand vous promettez un chemin, » disait-il, « il faut qu’il soit fait. Le retard dans la construction des routes est la grande cause de l’impopularité de la colonisation. Ayez pour devise : Des chemins ! Des chemins !

« Pour moi, » ajoutait-il, « je vais continuer le Chemin Chapleau jusqu’à la Lièvre ; là, nous rencontrerons ceux qui viennent de la Gatineau et tout le Nord sera à nous. Si nous avions des chemins carrossables et des ponts sur nos marais, ruisseaux et rivières, nous établirions quatre à cinq paroisses par année. »

Voilà ce que me disait ce grand apôtre de la colonisation, dont le succès fut l’ouverture des chemins. Par le moyen des chemins, il a même placé des colons sur des terres impropres à la culture.

Quelques jours plus tard, je voyais partir huit jeunes héros pour aller s’établir sur les bords de la rivière Attikuapé, du Lac Saint-Jean. Ils avaient à traverser une forêt de 6 milles. Ils avaient chacun 100 livres de provisions sur les épaules, une tente, des chaudières, des haches, une poêle, une marmite, etc., etc. Ils s’enfoncèrent dans les marécages jusqu’à la ceinture, traversèrent deux ruisseaux de deux pieds d’eau, passèrent à travers un abatis d’un demi-mille où ils laissèrent une partie de leurs habits. Quel souvenir d’héroïsme ! Ils abattirent quelques arbres pour prendre possession de leur lot et s’en revinrent jurant de n’y plus mettre les pieds avant qu’il y eût un chemin. Une route fut enfin construite et nous avons là aujourd’hui une des plus riches paroisses de la province de Québec.

Il faut faire des chemins si l’on veut créer des paroisses nouvelles. L’ouverture de routes à travers la forêt coûtera des millions : je le sais, mais aux grands maux les grands remèdes. Québec a de toutes les provinces le plus solide crédit ; je ne crois pas que les membres de la loyale opposition de Sa Majesté s’opposeront à un emprunt en faveur de la colonisation : au contraire, je pense qu’ils l’appuieront de toutes leurs forces, car, c’est le salut des enfants de leurs électeurs et amis. Espérons que le gouvernement ne craindra pas de prendre une responsabilité qui sera partagée par le Canada tout entier et que l’Église de Jésus-Christ bénira.

Si donc on vous assure des chemins, vous ferez, mes chers amis, de la colonisation qui vous fera vivre. Si on ne vous en assure pas, n’envoyez pas vos enfants dans le bois : vous le regretterez amèrement. Je parle avec connaissance de cause.

Mais un chemin est construit, je suppose. Le colon peut donc maintenant aller s’établir sur le lot qu’il s’est choisi lui-même. Il peut transporter ou faire transporter chez lui son sac de farine, son quart de lard, son poêle, ses instruments aratoires, ses ustensiles de cuisine, etc., etc. ; enfin toutes les choses de première nécessité.

Toutes ces choses supposent que vous avez les moyens de pourvoir à la subsistance de votre enfant pour les premières années : pour le partir. Car si vous ne pouvez pas, ou si vous ne voulez pas l’aider, c’est inutile de l’envoyer dans les bois avec une hache pour tout partage. Il faut l’aider de la valeur de $500 à $600 au moins, et peut-être plus, à cause du coût extraordinairement élevé de la vie.

Mais ne vous trompez pas sur vos moyens. Dans un circuit de 10 lieues, il y a plus de 1,000 pères de famille qui peuvent aider leurs enfants et les établir sur une terre en bois debout. Supputez vos moyens ; point de folles dépenses, point d’achat d’automobiles et vous verrez que vous pourrez lui fournir de quoi manger et lui donner un bœuf ou un cheval que vous prendrez de votre troupeau ou que vous lui achèterez avec la vente de votre lait. De cette manière vos fils seront encouragés ; ils habiteront un bon petit chantier, bien aéré et bien chaud, chantier plus propre à la santé que les maisons de pierre de Montréal. Il n’aura pas si belle apparence, mais on ne vit pas d’apparences ; celles-ci ne sauvent ni le corps ni l’âme. Votre fils jouira des agréments de la vie sociale ; il a de proches voisins, des compagnons avec lesquels il va le soir faire la causette ; il a à sa disposition un bureau de poste pour écrire à ses parents et à une autre, s’il le veut. Surtout, il a un chemin pour aller à l’église remercier Dieu et lui demander son secours, pour aller faire son premier dimanche du mois, car il est un dévot du Sacré-Cœur. S’il ne l’est pas encore, il le sera bientôt, au milieu de la grande nature du bon Dieu.

J’ose espérer, mes bons amis, que nous sommes tous d’accord sur les points suivants : premièrement, — Que les chemins sont un moyen nécessaire de faire de la colonisation sur une grande échelle. (Les colons ont toujours devancé les chemins, même dans le temps que l’agriculture ne payait pas) ; secondement, — Que les parents sont obligés de penser pour leurs enfants, qui, eux, ne pensent nullement à leur avenir ; troisièmement, — Que des milliers de parents pourraient établir leurs enfants sur des terres neuves et ne le font pas.