Grasset (p. 73-94).
◄  III.
 V.  ►

IV

Exercises :

1o
Couper les feuillets d’un livre. Ce n’est pas très difficile. Tout dépend, toutefois, de la qualité du papier. On s’aperçoit que le même mot couvre les substances les plus diverses. Il y a des papiers épais, mais de mauvaise qualité. Il y en a qui sont minces, mais fibreux et tout entretissés d’une manière résistante, à cause de sa continuité ; d’autres poreux, sans contexture, faits seulement d’une bouillie hâtivement agglomérée qu’un principe visqueux consolide momentanément. Et donc, quelques-uns de ces livres, il suffit de les poser à plat devant soi et d’introduire le coupe-papier entre les pages : leur poids seul oppose une résistance suffisante pour que la lame morde. D’autres au contraire fuient sous la lame : alors il faut s’ingénier. On les charge dans le coin d’un gros caillou, par exemple. Ça ne suffit pas toujours. Il faut trouver quelque chose de plus lourd encore, comme une caissette de fer, si on en a une (j’en ai une). Si la caissette ne suffit pas, il faut alors coincer le volume entre ses cuisses, mais le volume en souffrira.

2o Introduire une cigarette dans le fume-cigarettes. L’allumer. Facile. On serre le fume-cigarettes entre ses dents. On n’a plus qu’à enfoncer la cigarette en la faisant tourner sur elle-même. Prendre garde pourtant qu’elle tienne, ce qui n’est pas toujours le cas, et on risque alors l’incendie. Car, d’une part (les premiers jours) on a de la peine à se lever et, d’autre part, ces cigarettes mettent un malin plaisir quand elles tombent à aller se loger où on ne va pas les chercher, s’introduisant volontiers, par exemple, dans l’interstice qu’il y a entre votre moitié de chemise et les feuilles de ouate dont vous êtes matelassé : d’où des conséquences graves.

3o Écrire. On distingue tout à coup, et pour la première fois de sa vie, qu’on écrit avec les deux mains. Au travail évident, et le seul auquel on prenne garde, de la main droite, la gauche vient sans cesse apporter une collaboration si discrète qu’on ne la remarquait pas. La voilà qui se venge. Brusquement, elle se refuse à ce rôle ingrat ; elle vous dit : « Tâche de te passer de moi ; tu verras. » On voit. On voit que, pendant que la main droite formait les lettres, elle, elle était là tout le temps qui l’aidait à les former. C’est elle qui tenait le papier. C’est elle qui tenait la pipe et la cigarette. C’est à elle qu’étaient dévolus un tas de petits gestes accessoires, mais non moins utiles et même indispensables, qu’elle exécutait fidèlement, sans même qu’on s’en doutât. Et maintenant qu’elle n’est plus là, il faut réapprendre à écrire. Il faut redevenir en tout un petit garçon. On recommence. Je me suis d’abord servi d’un bloc-notes et d’un crayon. Ensuite, je m’ingénie à fixer mes feuilles avec des punaises sur une planche à dessin : mais elle est trop grande, trop lourde, malcommode ; et puis, ou bien on n’enfonce pas assez les punaises, alors votre papier fuit quand même, ou bien on les enfonce trop et on ne peut plus les enlever. Je m’en tire pour finir en mettant un presse-papier sur le bord de mon papier. Mais l’autre bras, pendant ce temps, qui porte à faux loin de la table (on peut aussi écrire à la machine, en se passant des majuscules, des ;, des (), des ç), continue à se venger parce qu’il pèse, il pèse, il pèse…

4o Apprendre à s’habiller. Il faut au moins quinze jours pour arriver à s’habiller tout seul, enfiler ses chaussettes, passer son pantalon, se nouer un foulard autour du cou. Il faut, dans ce dernier cas, apprendre à se servir de ses dents qui sont d’une très grande utilité, et faire comme les perruches, par exemple, qui grimpent le long des barreaux de leur cage en s’aidant du bec. On se rase assez facilement au bout de huit jours (avec un rasoir Gilette). On se lave la figure, on se brosse les dents. Le difficile est de se laver la main. Car si on réussit encore à se savonner la paume et même le bout des doigts, il n’en va pas de même du revers. On est bien forcé d’appeler à l’aide.

Votre beau rêve d’indépendance est complètement ruiné chaque fois.


Itinéraire

Pour aller de la chambre où je travaille à celle où je couche, il y a un long chemin à faire. Je ne m’étais encore jamais douté de sa longueur. Je m’étais douté encore moins, jusqu’à présent, des complications qu’il présente. Chacun des objets qui sont sur ma route, ou la bordent, a désormais une situation, une dimension, un relief, une intensité d’existence que je ne lui connaissais pas. Mon mince personnage a doublé de largeur ou à peu près, ce qui fait que les corridors sont moitié moins larges, et que tout obstacle (mais tout est obstacle) oblige à un long calcul avant d’être abordé. Nous portons en nous merveilleusement, à l’ordinaire, le sentiment de nos dimensions et de nos possibilités, car elles sont une valeur constante, qui se connaît elle-même à chaque instant, étant sans cesse pareille à elle-même. Toute rupture d’équilibre a pour premier résultat de détruire en vous l’instantanéité du calcul, c’est-à-dire votre sécurité. Il faut, à chaque fois, se mesurer soi-même et la chose qui est devant vous. Tout ce qui était chez vous habitude devient réflexion ; tout ce qui était réflexe, volontaire. Il faut, à chaque occasion peser soigneusement d’abord ses possibilités nouvelles, singulièrement diminuées, puis l’effort que l’objet va exiger de vous. Petit monde tout neuf, petit monde singulièrement plastique redevenu solide, redevenu dur (on s’en aperçoit vite !), qui n’était plus que vaguement peint autour de vous et à distance, qui tout à coup s’est rétréci, qui tout à coup s’est rapproché et qui substitue brusquement à l’apparence de ses couleurs la réalité de ses masses. Je vis dans un monde fraîchement sculpté. Un monde fait d’une chambre, d’un corridor, d’un escalier, d’un autre corridor et encore d’une chambre ; mais dans les chambres, il y a des meubles qui ont des hauteurs différentes, il y a des fauteuils qui ont des bras et des chaises qui n’en ont pas, il y a un canapé avec ses coussins qui eux aussi ont un volume ; dans les corridors, il y a des portes ; dans l’escalier, il y a des marches ; alors tout à coup voilà que ces « mots », ce qui n’était plus que des mots : j’entends meubles, fauteuils, chaises, coussins, marches, portes, reprennent tout leur sens et redeviennent des présences, parce qu’avec chacune d’elles il faut chaque fois se mesurer. C’est amusant, mais fatigant. C’est une grande dépense de temps et de force. C’est une très utile école, mais où il faut de la bonne humeur et une continuelle application. Elle développe chez vous à merveille, à vos risques et périls, le sens de la précision. Une première porte que j’ouvre m’amène dans un corridor très étroit où je ne peux pas passer de front (je suis deux, ou je suis double). Je suis deux soldats sur un rang, deux prisonniers liés l’un à l’autre par leurs menottes. Et il faut d’abord que je referme la porte que j’ai dû ouvrir largement pour passer, ce qui m’oblige à une évolution qui ne se fait qu’à frottement juste. Puis, à frottement juste, je m’avance de biais, le bras valide devant. J’arrive ainsi à un palier qui est au milieu de l’escalier : là, il y a un pas à faire. Là, avance sur l’espace libre un radiateur de petites dimensions, mais dont il y a à tenir compte, comme j’ai vu à mes dépens. Je fais un pas de côté. Le carreau est singulièrement glissant. Toute espèce de terrain ou de sol sous les pieds donne l’impression d’être glissant depuis cette première glissade : le plancher (je ne parle pas du parquet), le ciment même ou le tapis de l’escalier. Parce qu’elle est dans le haut de votre personne, l’insécurité est partout et on a peur de tomber. On se tient au mur. Quand le mur fait défaut, on s’arrête. Puis on hasarde un pas, encore un, puis encore un, comme le promeneur qui s’avance sur la glace. Ceci m’amène à l’escalier. Il est sans rampe, quand on monte, à main droite ; je veux dire que la rampe est de l’autre côté. Il n’a qu’une quinzaine de marches, mais chacune a sa personnalité ; car elles ne se ressemblent pas entre elles, elles tournent, elles sont plus ou moins larges, elles n’ont pas la même largeur à leurs deux bouts. Et je suis condamné à les monter par leur mauvais bout, étant relégué dans leur partie la plus étroite par l’extension de mon personnage. Chacune est un effort, chacune une secousse. Je les monte une à une, comme le tout petit enfant qui sait à peine marcher, comme le vieillard qui ne le sait plus et désapprend. Enfin j’arrive à une deuxième porte. Il faut que je la pousse violemment de façon à l’ouvrir toute grande, puis que je me glisse de côté. J’ai ensuite à faire un tour complet sur moi-même. Je suis de nouveau sur ce méchant petit carreau rouge qu’on encaustique chaque jour, j’y suis comme sur des patins. Il y a à faire un tour savant sur soi-même, puis cette porte à fermer que je ferme, puis à recommencer mon « tour » (aux deux sens du mot) ; puis à traverser, le bras en l’air, et en balançant l’autre bras pour garder l’équilibre, le vestibule, puis à prendre à droite ; là on peut aller de front, tout juste, on peut aller droit devant soi entre les murs blancs, dont je touche tantôt l’un, tantôt l’autre. Ce qui m’amène à une troisième porte et, cette porte étant poussée, à un nouveau petit vestibule, qui est carré, que la porte en s’ouvrant remplit entièrement, et il faut donc d’abord la rabattre contre le mur. C’est le moment le plus délicat. Il faut procéder avec méthode. Il faut ouvrir une quatrième porte et s’y engager à demi. Il faut tirer parti du supplément de place qu’on est arrivé ainsi à se faire pour refermer la porte (cette troisième) et disposer ensuite de toute la largeur du corridor ainsi dégagé. C’est seulement quand c’est fait qu’on se sent sauvé. On voit alors le lit, on voit en face de soi la fenêtre, on voit le lieu de son repos. On oublie aussitôt la peine qu’on a eue. On oublie le temps que « ça » a pris. Le difficile itinéraire s’efface déjà de votre souvenir. Mais il n’est pourtant ni moins laborieux, ni moins difficile, ni moins long, ni moins anxieux, pendant au moins une semaine.


Et une première semaine passe, et une autre sans changement. Longueur du temps, brièveté du temps, monotonie. C’est extrêmement long et à la fois extrêmement court. Vos journées désormais se superposent exactement comme les feuillets d’un livre ; on les tourne une à une sans qu’on voie seulement augmenter leur épaisseur. Le papier est trop mince. Elles retombent l’une sur l’autre, elles s’accumulent et c’est comme s’il n’y en avait toujours qu’une. Le temps est nié. Cependant il dure par ailleurs ; il dure même extrêmement à cause de l’oisiveté à peu près forcée où on vit. On n’écrit guère et pas longtemps ; on ne lit pas davantage parce que l’envie n’y est plus. La faim n’y est plus. Manque d’appétit. Ah ! comme nous sommes drôlement faits ! L’occasion toute trouvée nous laisse indifférents, alors qu’en d’autres temps nous prenions tant de peine à essayer de la faire naître. Des livres, des loisirs, choses si souvent désirées, et c’est comme s’ils n’étaient pas là, car il y manque le désir. Ce n’est ni le pain, ni le vin qui comptent : ce qui compte c’est le goût qu’on a pour le pain et pour le vin. Ce qui compte c’est ce dont on est privé, et c’est l’intensité du potentiel qui vous y porte. Ce qui compte, c’est non ce qu’on a, mais ce qu’on invente et ce qu’on s’invente. J’ai tout, je suis gâté ; je suis devant une table bien servie : c’est comme si j’avais déjà mangé. Je ne veux rien. J’attends. On attend, on attend quoi ? Je reste assis des heures dans une parfaite immobilité, laissant venir le temps, laissant le temps se faire, — gris, gris et blanc, puis clair, et puis il gèle et puis il ne gèle plus, il neige, il y a du vent, il n’y a plus de vent, la bise souffle, elle ne souffle pas, regardant par les fenêtres à ma droite, le petit cognassier, que je vois tout entier d’ici, être transformé en volière depuis qu’on y a suspendu par des ficelles une boîte à vacherin où on dépose les débris du ménage. Des hochequeus, des mésanges, des fauvettes, des pics, des pies, des bouvreuils, des moineaux. Cinq ou six gros merles ventrus paissent paisiblement dans l’herbe, des messieurs et des dames, noirs et gris. Le petit pic, noir, rouge, blanc et brun, court avec vivacité le long du tronc. On entend son marteau qui tape par trois fois, puis encore trois fois, sèchement, sur la face opposée à celle où est le trou d’insecte dont il veut faire sortir l’occupant ; puis, tout aussitôt, il accourt, miraculeusement suspendu à l’écorce.