Grasset (p. 45-72).
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III


Alors a commencé tout un grand mois d’absolue dépendance. D’abord, je vais à l’hôpital. Une nouvelle radiographie qu’on vient de faire montre que les deux fragments de l’humérus ont une tendance à se chevaucher. L’appareil qu’on m’a mis va être insuffisant ; il faut le remplacer par un appareil à extension. Nous n’avons plus de neige ici, comme je vois par la fenêtre, où, malgré le froid, le jardin, les vignes, tout l’ensemble du terrain qui descend jusqu’au lac est déjà complètement nu : alors il me semble que je rentre dans l’hiver, il me semble retourner en arrière dans le temps, à mesure que l’auto gagne vers les hauteurs, traversant Lausanne, où les toits redeviennent blancs, où il y a encore le long des trottoirs des tas de neige ; puis voilà que tout est givré, dans les environs du grand bâtiment jaunâtre sur sa butte, et dont les vitres brillent au soleil.

Je traverse une salle d’attente où il y a un homme qui est assis sur une chaise. Il ne regarde même pas qui entre, ni qui sort ; la porte qui s’ouvre et se ferme ne lui fait pas lever la tête. Il a une forte moustache grisonnante, les cheveux drus encore, le front bas, les joues creusées : il est là immobile dans son costume de milaine, les pieds posés l’un à côté de l’autre bien sagement sur le plancher, les mains sur les genoux, la tête en avant. Je me hasarde dans de grands corridors où pendent de place en place, barrant le passage, de petits rideaux blancs à plis réguliers, comme on en voit dans certains tableaux de primitifs. Je pousse plus loin. J’arrive dans le voisinage de la salle d’opération, comme le montre une porte entr’ouverte derrière laquelle, dans des espèces de marmites à soupapes, des instruments cuisent à feu doux. Dans un coin il y a des civières à roues de caoutchouc qui attendent sous leurs draps blancs. La chambre où je parviens finalement, et qui est petite, tient le milieu entre ces salles de tortures qui existent encore dans les vieux châteaux et un atelier de modeleur. Un pan de mur est occupé par quelque chose comme un « travail » (de ceux qui servent à ferrer les taureaux) avec tout un système de treuils et de poulies ; mais en face sont des sacs de plâtre, toute sorte de liquides dans des bouteilles, des paquets d’étoupe ; enfin il y a un buste en plâtre, une sorte de vague ébauche où n’apparaît encore aucun des attributs du sexe (peut-être inutiles en orthopédie) qui est posé sur le plancher. Il y a aussi un lave-mains. Le morceau de savon, qui est du savon de Marseille, est passé dans une tige de fer qui elle-même est suspendue au robinet. J’attends. Personne, toujours personne. Puis tout à coup les corridors deviennent bruyants (c’est la fin de la clinique) ; entrent le docteur C., le docteur V., puis deux, trois, quatre internes ou externes (en blanc), un infirmier (en blanc), une sœur (en blanc) avec sa coiffe. Et la cérémonie recommence. On me désemmaillote. Je suis redevenu un bébé de six mois (sauf qu’il se tient debout, ou à peu près). On le hisse sur un haut tabouret métallique, on lui calfeutre la poitrine, les côtes, le dos avec des coussinets de ouate qu’on trouve à l’hôpital tout préparés d’avance, ce qui simplifie singulièrement l’opération ; on les fixe avec des sangles ; et me voilà pris enfin dans un nouvel appareil, en aluminium celui-là, et extensible, c’est-à-dire prolongé à partir du coude en ligne droite par une cordelette qui passe sur une poulie et fixée à son autre bout à deux bandelettes de sparadrap qu’on me colle sur les deux faces du bras. Ouate et bandes de nouveau. Ça y est. Pas tout à fait. Il y a encore un tour (ou deux) d’écrou à donner, ce qui se fait assez sournoisement, pendant que les internes se retirent. « 50 ? » — « 52 ». C’est vrai, hélas ! Encore un ou deux tours de vis. Puis tout le monde s’en va, sauf la sœur qui m’aide à me rhabiller, je veux dire à passer sur ma personne matelassée une moitié de chemise, une moitié de veston, une moitié de manteau, — et l’infirmier qui donne un coup de balai. Ça tire. La traction qui agit sur le bras se traduit pour le patient par une insupportable sensation de pesanteur. Je porte cinquante kilos du côté gauche. Je vais portant mon bras comme si je portais sous le bras un harnachement complet, sac, capote, fusil, képi (souvenir de service militaire). Je suis à nouveau ces longs corridors, qui sont de nouveau presque déserts. On est dans un lieu vide et qu’on devine quand même surpeuplé, à cause d’une espèce de bourdonnement bizarre, qui finit par venir jusqu’à vous à travers les murs. Alors ils deviennent transparents, et derrière c’est plein de vies, ou de demi-vies ou de quarts de vie. Quatre étages de couchettes avec leurs gémissements, leurs plaintes, leurs chuchotements, et de la cave au toit étroitement juxtaposées, étroitement superposées : une immense ruche, mais d’hiver, — avec sa vie secrète et toute renfermée, une ruche qui ne récolte pas, une ruche qui n’essaime pas.

Je rentre en contact avec la maladie dont j’avais oublié égoïstement jusqu’à l’existence ; heureusement que je ne suis pas malade (je touche du bois).

Deux petites filles reviennent du « pansement », la tête disparue dans des linges. Elles passent devant moi portées par des gardes ; une lassitude à demi-heureuse (à présent que c’est fini), leur fait pencher la tête et la leur fait blottir au creux de l’épaule de leur infirmière ; d’où, se suçant le pouce, tournées à demi vers moi, elles me regardent, tandis qu’elles s’élèvent peu à peu, immobiles, le long du large escalier.


17 janvier. — On va en arrière dans sa vie jusque bien au delà du temps dont on garde le souvenir, On a deux ans, moins de deux ans. Car à deux ans, je me rappelle, je mettais déjà mon orgueil à essayer de m’habiller tout seul. On n’est même pas un petit garçon : on redescend jusqu’à cet âge définitivement oublié par vous où on n’était encore qu’un poupon (sans langage), qu’on mettait sur le pot, qu’on nourrissait au biberon ou à la cuillère, qu’on habillait, qu’on déshabillait, qui restait couché sur le dos quand on le couchait sur le dos, qui restait couché sur le ventre quand on le couchait sur le ventre. C’est exactement ce qui vous arrive. Un nourrisson — et toute sa conscience ; un être privé d’initiative, qui a gardé pourtant sa volonté ; parfaitement dissocié entre ce qui est le vouloir et ce qui est le faire, entre imaginer et réaliser.

Il vient de m’arriver une aventure sans doute très banale, mais imprévue, toute fraîche, toute pleine de nouveauté ; toute pleine, il me semble aussi, d’enseignements que je tâche de m’énumérer un à un : qui sont d’abord une terrible humiliation, ensuite une non moins redoutable obligation à la patience (car on n’est pas patient, et on ne veut pas l’être, pourtant on est forcé de l’être) ; enfin un retour non moins forcé sur soi-même, la nécessaire épreuve d’une étroite confrontation.

Capable de rien, désireux de tout. On vous mouche, on vous lave, on vous lève, on vous couche (et ce n’est pas commode, avec cette queue d’appareil qui a bien un pied de long et qui n’entre pas dans le lit). Il faut apprendre à dormir le bras hors du lit, et assis. Le regard que je porte sur moi-même, du même coup je le porte sur l’homme : car je me dis : Misère de la machine humaine, et en même temps je me dis : Beauté de la machine humaine. Ah ! nous sommes singulièrement « symétriques » et en même temps, nous ne le sommes pas. Je mets les idées ici comme elles me viennent (un peu en désordre) : car nous entendons symétriquement, nous voyons symétriquement, nous respirons symétriquement ; car nous n’avons qu’un nez, mais deux narines. Pensons — nous symétriquement ? Nous sentons (par le cœur) asymétriquement ? Est-ce que nous digérons asymétriquement ? Nous n’avons qu’un foie, et du côté droit. Traçons de bas en haut une ligne dans le milieu de notre personne physique, et on voit qu’ou bien nous avons deux fois le même organe, placés chacun à une même distance de cette ligne et dans la même disposition, ou bien un seul, mais situé sur cette ligne même et que la ligne coupe en deux parties sensiblement égales, C’est juste, c’est faux. Ça n’est pas si simple que ça. Nous vivons à la fois symétriquement et asymétriquement. Est-ce que les circonvolutions du cerveau sont disposées symétriquenent ? Le génie n’est-il pas foncièrement asymétrique : c’est-à-dire déséquilibré, c’est-à-dire boiteux ? Mais nous ne marchons pas moins sur deux pieds et un pied ne nous sert à rien ; nous écrivons sans nous en douter avec deux mains et avec les deux mains : il faut pour le savoir enfin n’en avoir qu’une. Nous nous sommes peu à peu (semble-t-il) accommodés d’un grand désordre originel qui par lente assimilation est devenu pour nous l’ordre parfait ; mais que simplement une main vous manque, et c’est le désordre réintroduit, dont on voit vite qu’il empiète non seulement sur vos gestes et sur vos actes, mais sur votre manière de sentir, votre manière de penser, sur toute votre vie.

C’est le retour sans gloire à la première enfance, les mois de nourrice revenus.


Une fois de plus, on est mort à soi-même ; est-ce qu’on ressuscitera ? Le monde s’éloigne tout à coup de vous ; est-ce qu’on rentrera jamais au monde ? De même qu’on n’écrit pas un texte sans y introduire des a-linea, de même la vie est faite de fins et de commencements ou de recommencements ; de morts et de naissances ou renaissances, mises bout à bout. On pensera peut-être que j’exagère ; je prie qu’on veuille bien voir que je n’exagère pas. Il y a sans cesse rupture. Celles-ci peuvent avoir des causes extérieures ou n’en pas avoir (et simplement des causes intérieures) : elles n’en sont pas moins des ruptures. La continuité fait place à la discontinuité, qui n’est que l’occasion d’une nouvelle continuité. Une phrase, repos. Puis une phrase, et puis repos. Des points avant le point final (qui lui-même peut-être ne finit rien, et est la marque seulement d’une subdivision plus massive). Un livre est fait de phrases, de chapitres, de parties, puis le livre prend fin ; mais il y a l’œuvre, les « œuvres complètes ». Nous mourons un petit peu à nous-mêmes à chaque instant ; nous aspirons, nous expirons : c’est le même mot qui sert toutes les deux ou trois secondes, et une seule fois à la fin de notre vie. Chaque soir, pour nous endormir, nous entrons en agonie. J’ai peur de m’endormir et je m’endors quand même. — Sur le lac noir passe un grand bateau d’un blanc éclatant. — Une petite mort toutes les deux secondes, une plus grande mort toutes les quatorze ou seize heures. Et puis cinq ou six fois dans une vie d’homme (plus ou moins souvent) quelle qu’en soit d’ailleurs l’occasion, une espèce de mort totale, je veux dire de tout l’esprit, tout ce qui pense en nous, tout ce qui sent, tout ce qui s’exprime. Par non participation, par détachement, — puis nouvelle participation et rattachement à des choses nouvelles (ou qu’on juge nouvelles). Tout à coup toute sorte de projets abandonnés, toute espèce de travaux abandonnés ; et, par exemple, beaucoup de pages écrites, presque achevées et auxquelles on sait bien qu’on ne touchera jamais plus. Des mois de patiente application qui vont être sans profit pour vous, qui retombent au néant, qu’on laisse retomber au néant sans regret, avec soulagement. Et en même temps ce recul solennel de tout ce qui existe : la saison qui se fait sans vous, les événements qui ne comptent plus, — le temps qu’il fait, qui se faisait en vous et qui se fait maintenant hors de vous, comment dire ? — une transposition de toutes choses, de toutes les choses perçues dont la cause s’est déplacée et agit maintenant quelque part, en un lieu où vous n’êtes plus.

Renoncement. Il y a un verre sur le monde. Je ne le vois plus que de derrière des croisées qui n’empêchent pas de « distinguer » encore, mais empêchent de participer. On voit l’air, on ne sent plus l’air ; on voit le mouvement du vent se faire, on n’est plus mû par lui, on ne se meut plus contre lui. Il y a arrêt (avant la reprise). L’homme qui fauche lâche sa faux. Quelque part, il y a quelque chose qui se passe, qui est la vie : lui couché de tout son long sur le ventre, dans son pantalon bleu et sa chemise à rayures, ses gros souliers ferrés aux pieds, les bras repliés sous la tête, laisse faire, plus mort qu’un mort.

Le gazon court sent bon le thym. Il est tout velu et doré comme l’abeille et plein d’abeilles. L’alouette bouge très haut dans l’air, quelque part, au bout de son fil.

Tous les matins, le jour qui se lève assez tard encore (vers les huit heures, guère avant) vient suspendre le même tableau à ma droite dans le mur. Rectangulaire, plus haut que large. Le même tableau, et pas le même. On veut dire que la composition reste pareille et les objets dont elle est faite, on veut dire leur contour ; mais les couleurs et les valeurs y varient continuellement. C’est comme la « Mare aux Nymphéas » (en mieux) et sans nymphéas. Le jour est le peintre. Il change sans cesse lui-même, ce qui fait que les objets qu’il vous présente changent sans cesse eux aussi. On les reconnaît, car ils sont simples et peu nombreux, mais leur contenu n’est jamais le même. Dans le bas de la fenêtre, à gauche, il y a quelques branches nues, qui sont le haut d’un vieux cognassier, toute noires sur le fond clair, toutes hérissées et rouillées, et qui font penser dans leur enchevêtrement à du fil de fer barbelé. Derrière, et prolongé vers la droite jusqu’au cadre, il y a le lac. Il fait une bande. Au-dessus, et faisant une seconde bande qui est à peu près de la même largeur, il y a les montagnes de Savoie. Au-dessus enfin, et plus large, presque carré, c’est le ciel. Et c’est tout. Pas une maison, rien d’humain, on veut dire pas la moindre présence d’homme, sauf quand un bateau à vapeur, ce qui est très rare, ou un chaland, ou une barque passe : un vide universel, comme au commencement du monde, fait d’air, de pierre, d’eau, de terre, et c’est tout. Et tout est indistinct d’abord, mais déjà le jour vient avec son pinceau. Je regarde, je n’ai qu’à tourner légèrement la tête ; laisser faire et regarder faire. Et je vois le pinceau chargé de couleur se promener, c’est l’eau. Je le vois chargé de noir et de blanc et il met un peu de noir à côté du blanc, un peu de blanc à côté du noir, c’est la montagne. Je le vois enfin, chargé de deux ou trois tons gris, aller plus haut par larges touches, et c’est le ciel. Même pas un oiseau : ils savent bien que dans le haut de l’arbre, ils ne trouveraient rien à manger ; ils sont plus bas, parmi les buis, ou bien ils grimpent le long du tronc où ils trouvent des insectes sous l’écorce ; ils sont où je ne peux pas voir. Et, là où mon regard atteint, il flotte partout dans l’élémentaire, où il y a seulement les jeux de la lumière qui vient, qui se retire, qui grandit, qui diminue, qui est claire, qui est sombre, qui s’éteint presque, puis se rallume tout à coup, avec tous les bleus, avec tous les blancs, avec de l’or, de l’argent, du rose ; de sorte que sans cesse des mêmes formes naît un coloriage nouveau, qui est comme leur négation. Les branches sont bleu de Prusse : le lac, qui était dans le paysage ce qu’il y avait de plus sombre, est à présent ce qu’il y a de plus clair. Il est comme une robe de petite fille qu’on aurait souvent lavée, et on viendrait de la passer au bleu, mais on n’aurait pas su s’y prendre, et il y a des places où ce bleu fait tache : des places carrées, des places rondes où il apparaît plus foncé. Il arrive parfois que l’eau à elle seule soit tout un paysage : c’est une plaine vue de très haut, une plaine vue d’un avion à quatre ou cinq mille mètres. On voit des ruisseaux, des fleuves. Un dégradé dans la nuance indique plus loin la place d’une colline. C’est lisse, c’est craquelé, c’est ondulé, comme sur une carte de géographie en relief. Pourtant il n’y a pas de vagues. Mais il y a aussi les jours où il y a les vagues. Il y a les jours où sous le soleil tout le tableau est en proie au mouvement. Il y a les jours du miracle : que je vois venir, que j’attends : alors le peuple des choses est tout à coup en proie à un grand bouleversement ; partout le brouillard monte, partout les nuées se déchirent ; et, dans leurs trous, leurs entre-deux, des anges se balancent, de grands anges en bleu et blanc, en robes bleues, avec des ailes blanches. Le rideau du brouillard continue à s’ouvrir rapidement dans son milieu, et on les voit tous qui se posent. On les voit assis ensemble, bien sagement, les uns à côté des autres et les uns au-dessus des autres, faisant une belle assemblée, leurs ailes repliées, leurs robes ramenées sous eux ; et, sous le grand ciel pur qui règne maintenant partout, on distingue qu’ils ont sur la tête une petite couronne rose, comme celles que les enfants font avec les pâquerettes, au printemps.