Une mésalliance/Chapitre 3

Une mésalliance — A Low Marriage — 1861
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 94-105).


III


Les deux dames ne descendirent pas pour goûter. Elles firent dire en bas que mademoiselle Childe était indisposée. Je ne pus venir à bout de voir madame Rochdale, bien que je fusse toute la journée autour de la maison. À la tombée du jour, on vint me dire que la maîtresse me demandait.

Elle était assise dans la salle à manger, sans lumière. Elle était là, immobile comme une statue. Je n’osais pas lui parler, je tremblais à l’idée du seul son de sa voix, mon amie, ma maîtresse, ma chère madame Rochdale !

— Marthe !

— Oui, madame.

— Marthe, je voudrais… Ici la voix s’arrêta.

Je ne sais pas ce qui m’empêcha sur un premier mouvement de faire et de dire des choses que l’instinct le plus simple me dit l’instant d’après que personne ne devait dire et faire dans ce moment auprès de madame Rochdale, moi moins que personne. Ainsi, par un effort, je restai silencieuse dans le demi-jour, silencieuse et immobile comme elle.

— Marthe, je voudrais… Et la voix était devenue ferme. Je voudrais vous envoyer faire une commission pour laquelle j’ai besoin d’une personne à laquelle je puisse absolument me fier.

J’avais le cœur sur les lèvres ; mais naturellement je dis seulement : — Oui, madame.

— Je voudrais que vous allassiez au village, chez… chez… la jeune personne à la boutique du boulanger.

— Nancy Hine.

— Ah ! elle s’appelle ainsi ! Oui, je me souviens, Nancy Hine. Amenez-la ici, au château, sans qu’on vous voie, si c’est possible.

— Ce soir, madame ?

— Ce soir. Donnez les raisons que vous voudrez, ou plutôt n’en donnez point. Dites que madame Rochdale voudrait lui parler.

— Rien d’autre ? demandai-je doucement après un long silence.

— Rien d’autre. Allez sur-le-champ, Marthe.

J’obéis implicitement. Quoique cette mission m’eût surprise et même stupéfaite, je savais que madame Rochdale faisait toujours ce qu’il y avait de plus sage et de plus utile à faire dans les circonstances données. Je savais aussi que sa droiture et l’énergie de son caractère l’amenaient souvent à faire des choses auxquelles n’auraient jamais pensé des femmes plus faibles ou d’un cœur moins simple.

À travers le brouillard d’une soirée de septembre, je m’en allais donc aveuglément chercher Nancy Hine.

Elle causait à la porte du boulanger. Le feu du four éclairait toute sa personne. Ses bras rosés, blanchis par la farine, étaient croisés sur une robe de travail convenable et propre. Même les gens les plus sévères avouaient que, chez elle, Nancy était active et industrieuse ; on disait seulement qu’elle avait trop de goût pour la toilette le dimanche, et que d’habitude elle se tenait un peu au-dessus de sa situation.

— Nancy Hine, je voudrais vous dire un mot.

— Ah ! c’est vous, Marthe Stretton. Dites alors, nous n’avons pas de secrets ici.

Son air négligent, pour ne pas dire brusque, m’arrêta. Je me détournai et je redescendis la rue du village. Je n’étais pas bien loin lorsque Nancy mit la main sur mon épaule, elle éclata de rire en me voyant tressaillir et m’entraîna dans la boutique par une porte de derrière.

— Eh bien, voyons ?

La fille du boulanger croisa les bras d’un air de défi. Ses yeux étaient étincelants et tout grands ouverts. Son air était hardi, un peu grossier ; elle paraissait agitée, mais il n’y avait rien de corrompu chez elle, rien qui indiquât la femme tombée que ses voisins se montraient au doigt. Je n’éprouvais pas pour elle autant de dégoût que j’aurais voulu.

— Eh bien, voyons ! répéta-t-elle.

Je lui transmis mot à mot le message de madame Rochdale.

Nancy parut surprise ; non point troublée, alarmée, honteuse, simplement surprise.

— Elle me demande, vraiment ; pourquoi ?

— Elle ne me l’a pas dit.

— Mais vous le devinez naturellement. Eh bien, qui s’en soucie ? Ce n’est pas moi.

Cependant son beau visage hâlé avait changé de couleur. Ses mains tremblaient en ôtant son tablier, en s’arrangeant convenablement comme elle disait. Tout d’un coup elle s’arrêta :

— A-t-on reçu des lettres… des nouvelles… du jeune M. Rochdale ?

— Je crois que oui ; mais cela ne…

— Cela ne me regarde pas, hein ? Voyons, ne soyez pas si brusque, Marthe Stretton. Je viens avec vous, seulement laissez-moi mettre mon chapeau du dimanche.

— Nancy Hine, m’écriai-je, croyez-vous que madame Rochdale vous regarde, que vous ayez une robe de reine ou des haillons de mendiante, si ce n’est que les haillons vous conviendraient mieux. Venez comme vous êtes.

— Je viens, dit Nancy, en me regardant avec colère, et voulez-vous me faire le plaisir de parler poliment, Marthe ? Voyons, la fille de mon père vous vaut bien et votre maîtresse aussi, sortez de la boutique. Je marcherai après. Je n’ai peur de rien.

Cet accent vulgaire, devenant plus vulgaire avec sa colère, ces gestes brusques et gauches, comment notre jeune maître, le fils de sa mère, qui avait vécu toute sa vie avec cette mère chérie, avait-il pu trouver quelque séduction à Nancy Hine ?

Mais ces anomalies de goût ont étonné et étonneront jusqu’à la fin des temps tout le monde, les femmes surtout, parce qu’elles voient en général plus clair et plus loin que les hommes dans leurs affections.

Nancy Hine ne dit pas un mot en se rendant au château. Il était déjà tard ; presque tout le monde était couché. Je laissai la jeune personne dans le vestibule et je montai chez madame Rochdale.

Elle était assise devant le feu dans son petit salon, plongée dans ses réflexions. Dans la chambre à côté, dans le grand lit de cérémonie qu’occupait toujours madame Rochdale, dans ce lit où étaient nées et mortes des générations de Rochdale, dormait la pauvre enfant dont le bonheur avait été si cruellement détruit, car la réponse ou plutôt l’absence de réponse de M. Rochdale à la lettre catégorique de sa mère prouvait jusqu’à l’évidence que l’engagement était rompu et pour une cause suffisante.

— Chut ! ne la réveillez pas, murmura madame Rochdale. Eh bien, Marthe !

— La jeune personne… madame… faut-il la faire monter ?

— Quoi, ici ?

Il est impossible d’exprimer le regard de dégoût, de haine, d’horreur qui obscurcit un instant le visage de madame Rochdale. Les plus nobles des créatures humaines, hommes ou femmes, ne sont peut-être pas celles qui sont nées sans passion, mais celles qui savent réprimer des passions énergiques par une volonté ferme. Dans cet instant, dans cet instant passager, si elle avait pu étrangler la personne qui avait entraîné son fils (Nancy était plus âgée que M. Rochdale et n’était pas sotte), je crois que madame Rochdale l’aurait fait.

L’instant d’après, elle n’aurait rien fait de pareil, elle n’aurait rien fait que ce que pouvait faire une chrétienne au noble cœur.

Elle se leva en disant tranquillement : — Cette jeune personne ne peut pas venir ici, Marthe. Amenez-la… voyons… faites-la entrer dans le salon.

En ouvrant la porte, un moment après, nous vîmes madame Rochdale assise sur l’un des canapés de velours sous la lumière du lustre.

Je ne suppose pas que Nancy Hine se fût jamais trouvée de sa vie dans une pièce aussi élégante et aussi éclairée. Elle semblait étourdie et émerveillée, et, faisant humblement la révérence, elle restait à sa place, les bras enveloppés dans son châle, regardant vaguement autour d’elle.

Madame Rochdale prit la parole : — Vous vous appelez Nancy Hine, je crois ?

— Oui, madame… c’est-à-dire… oui, madame, je m’appelle Nancy.

Elle fit un pas en avant et leva les yeux plus hardiment sur le canapé. Par ce fait, elles se regardèrent longtemps et fixement, la dame du château et la villageoise.

Je remarquai que madame Rochdale avait repris son costume ordinaire du soir, et qu’on n’apercevait dans sa toilette aucun signe de trouble intérieur ; à peine avait-il laissé quelque trace sur sa physionomie.

— Je vous ai envoyé chercher, Nancy Hine, (restez, Marthe, je désire qu’il y ait un témoin de tout ce qui se passe entre cette jeune personne et moi), je vous ai envoyé chercher à cause de certains bruits, plus injurieux encore pour votre réputation, s’il est possible, que pour celle de… l’autre personne. Savez-vous de quoi je veux parler ?

— Oui, madame, je le sais.

— Voilà qui est honnêtement répondu, et j’aime la droiture, dit madame Rochdale après avoir examiné longtemps le visage de la fille du boulanger, maintenant couvert d’une honnête rougeur. Elle reprit avec un petit soupir de soulagement.

— Vous comprenez aussi qu’en qualité de mère de… cette autre personne, je ne puis avoir qu’un motif en vous envoyant chercher, celui de vous faire une question que j’ai plus que personne le droit de vous poser en exigeant une réponse ; me comprenez-vous ?

— Un peu.

— Nancy, reprit-elle, après un long regard, comme si elle était surprise de rencontrer chez cette jeune personne autre chose que ce qu’elle avait attendu, et qu’elle fût amenée par là à lui parler autrement qu’elle n’en avait eu d’abord l’intention, Nancy, je vais vous parler clairement. Toutes les dames, toutes les mères ne vous parleraient pas comme je vous parle, sans colère, sans reproche, dans le seul but de savoir la vérité. Si je croyais ce qu’il y aurait de pis, si vous étiez une pauvre fille trompée par mon fils, je vous plaindrais encore. Mais, le connaissant comme je le connais, et vous voyant aujourd’hui, je ne crois pas cela. Je crois que vous avez pu être imprudente, légère dans votre conduite, mais non coupable. Dites-moi (et l’angoisse de la mère éclata, en dépit du calme et de la dignité de la femme bien élevée), dites-moi un mot pour m’assurer que je ne me trompe pas !

Mais Nancy Hine ne répondit rien ; elle poussa un faible sanglot et laissa retomber sa tête d’un air gauche et embarrassé, comme si la présence de la mère de Samuel lui parlant avec bonté et la regardant jusqu’au fond de l’âme, était une épreuve au-dessus de ses forces.

Cette pauvre mère, à laquelle son dernier espoir venait d’être enlevé, à laquelle son fils unique apparaissait, non seulement comme infidèle à ses serments, mais comme le séducteur systématique d’une jeune fille au-dessous de lui, sans autre attrait que sa grossière beauté, cette pauvre mère se laissa retomber et mit la main sur ses yeux, comme si elle eût voulu désormais cacher à sa vue le reste du monde.

Au bout d’un instant, elle fit un effort pour regarder de nouveau la jeune fille qui se remettait de son remords momentané et qui jetait autour d’elle des regards d’admiration mêlés à quelques sourires assez singuliers.

— D’après votre silence, mademoiselle, je suppose que je m’étais trompée et que… mais je veux vous épargner. Vous aurez assez à souffrir. Il me reste une question que je désire… que je suis obligée de vous faire : Combien y a-t-il de temps que ceci… et le mot qu’elle ne prononçait pas semblait l’étouffer… que ceci dure ?

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Il faut que je m’explique plus clairement alors. Depuis combien de temps, Nancy Hine, avez-vous été la maîtresse de mon fils, de M. Rochdale ?

— Pas un jour, pas une heure, cria Nancy violemment, en s’approchant du canapé ; faites donc attention à ce que vous dites, madame Rochdale. Je vous vaux bien. Je suis la femme de M. Rochdale.

La mère de M. Rochdale resta muette, regardant la jeune fille qui ôtait un anneau enfilé à un ruban autour de son cou, une bague d’alliance incontestable qu’elle passa à son doigt avec un geste résolu. C’était la main d’une femme habituée au travail qu’elle étendit sous les yeux de madame Rochdale.

— Voyez, que dites-vous de cela ? C’est lui qui l’a mis là. Toute votre colère ne peut pas l’en retirer. Je suis madame Samuel Rochdale, la femme de votre fils.

— Ah ! fit-elle avec un geste de répugnance. Puis, une seconde après, le vrai sentiment féminin rentra dans le cœur de cette vertueuse mère. Mieux vaut ceci que ce qu’on disait, mille fois mieux… Dieu soit loué !

Elle se rassit avec un profond soupir, en remettant la main sur ses yeux comme si elle cherchait à se rendre compte d’une vérité étonnante, impossible. Puis, elle dit lentement :

— Marthe, il me semble que cette… elle hésitait, ne sachant quel nom donner à Nancy ; puis ne lui en donnant point du tout : — Je crois qu’elle pourrait s’en aller.

Nancy, émue, intimidée, sans audace cette fois, se glissait hors de la chambre à ma suite, quand madame Rochdale nous rappela.

— Attendez ; à l’heure qu’il est, il ne faut pas que la… la femme de mon fils sorte seule. Marthe, priez votre père de la ramener chez elle.

La fille du boulanger se retourna à la porte et dit :

— Merci, madame ; mais cette fois, elle ne fit pas la révérence.

Madame Rochdale avait donc trouvé sa belle-fille !