Une mésalliance/Chapitre 2

Une mésalliance — A Low Marriage — 1861
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 80-93).


II


Les jeunes gens devaient se marier à Noël ; mais au commencement de décembre, lady Childe qui était malade depuis longtemps, vint à mourir. Cela retarda le mariage. Le fiancé dit bien haut et répéta que c’était « fort dur ». La jeune fille ne dit rien. En conséquence toutes les femmes de chambre et toutes les servantes du château, comme toutes les demoiselles du village, s’étendaient sur la dureté de cœur de mademoiselle Childe, surtout lorsqu’elle partit bientôt après avec le pauvre sir John pour voyager pendant trois mois loin de son fiancé.

Pour mon compte, je l’avais suivie des yeux dans le château quelques jours avant son départ. Oh ! Samuel Rochdale, qu’aviez-vous donc mérité du ciel pour être doté de l’amour de deux femmes pareilles, votre mère et votre fiancée !

Célandine partit. Le château devint triste lorsqu’elle n’y fut plus. Madame Rochdale disait qu’elle ne s’étonnait pas que son fils fût souvent absent, c’était bien naturel. Mais elle ne disait cela qu’à moi, avec d’autres elle ne remarquait jamais ses absences.

Ces absences continuaient, se prolongeaient, Chez la plupart des jeunes gens, on n’y aurait pas fait attention ; mais Samuel aimait tant sa mère qu’il avait été rare jusque-là, dans sa vie, qu’il passât ses soirées loin d’elle. Maintenant, pendant les nuits orageuses de mars, dans les doux crépuscules d’avril, pendant les clairs de lune de mai, madame Rochdale restait seule dans le grand salon où l’année précédente ils étaient si heureux à eux trois.

Elle restait là, grave et calme, lisant ou tricotant, disant, quand elle disait quelque chose, qu’il était naturel que son fils s’amusât au dehors.

Un jour je l’entendis qui lui demandait où il avait été ce soir-là.

Il hésita, puis il dit : — Au village, ma mère.

— Encore ! Comme vous aimez vous promener au clair de lune dans le village !

— Croyez-vous ? et il battait ses bottes avec sa canne. Peut-être, ma mère, le clair de lune est charmant, vous savez, et ici… les soirées sont bien longues.

— C’est vrai, et sa mère soupira à demi ; mais bientôt, vous savez, Célandine reviendra.

Peut-être m’étais-je trompée ; mais il me sembla que le jeune homme rougit. Il siffla son chien et quitta la chambre.

— Comme ces amoureux sont susceptibles ! dit madame Rochdale en souriant. Il a de la peine à supporter qu’on lui parle d’elle. Je voudrais les voir mariés.

Mais ce souhait ne devait pas encore être exaucé. Sir John Childe souffrant, exigeant, demandait qu’on lui laissât encore six mois sa nièce. Ils étaient jeunes, il était vieux, il n’avait pas longtemps à vivre. Ils étaient d’ailleurs fiancés l’un à l’autre, pourquoi ne pas attendre ? Un an de plus ou de moins ne faisait pas grand’chose à ceux qui se sentaient fermement unis pour leur vie entière. Depuis le jour même de ses fiançailles, ne se sentait-elle pas la fidèle femme de Samuel ?

C’est ainsi, à ce que dit madame Rochdale, que raisonnait Célandine avec cet amour qui, dans sa plénitude, reconnaît à peine la séparation. Sa mère future en lisant des passages de sa lettre s’arrêta, suffoquée par les larmes.

Le jeune homme consentit à ce nouveau délai, il ne dit pas une seule fois que c’était bien dur. Madame Rochdale recommença à dire, mais d’un ton moins assuré, qu’ils se marieraient à Noël suivant.

Cependant notre jeune maître avait l’air parfaitement satisfait : il chassait, il pêchait, il se promenait dans les champs comme de coutume et son entrain était étonnant.

Il continuait également ses promenades au clair de lune avec une persévérance louable. Une ou deux fois j’entendis assurer qu’il ne se promenait pas seul.

Mais tout le monde dans le pays était si attaché au jeune maître, tout le monde respectait et aimait tant sa mère, qu’il se passa quelque temps avant que le plus faible écho de ces mauvais bruits arrivât aux oreilles de madame Rochdale.

Je n’oublierai jamais le jour où elle l’apprit.

Elle m’avait envoyé chercher pour l’aider à cueillir du raisin ; elle aimait souvent à faire sa récolte elle-même pour envoyer les plus belles grappes à ses amis ou aux pauvres malades dans le village. Elle était dans la serre quand j’arrivai. Un seul regard me fit voir qu’elle était troublée, mais elle arrêta la question avant qu’elle fût sortie de mes lèvres.

— Non, Marthe, ce n’est rien. Tenez, coupez cette grappe, je la tiens.

Mais sa main tremblait tellement que la grappe tomba et s’écrasa, teignant de rouge les pierres. Je la ramassai sans qu’elle y fît attention.

Tout d’un coup elle porta la main à son front :

— Je suis fatiguée, dit-elle, nous ferons cela un autre jour.

Je la suivis à travers le jardin, jusqu’à la porte du vestibule. En entrant elle donna l’ordre d’atteler sur-le-champ.

— Je vous ramènerai chez vous, Marthe ; je vais au village.

Or le village était situé à une demi-lieue environ du château, ce n’était qu’une réunion de chaumières. Il n’y avait que trois bonnes maisons : celle du boucher, celle du boulanger et l’école. Madame Rochdale traversait rarement Thorpe en voiture, encore moins s’y arrêtait-elle.

Elle s’arrêta cette fois pour faire dire quelque chose à l’école, puis s’adressant au domestique :

— Allez, dit-elle, chez le boulanger.

Le vieux Jean tressaillit, il toucha vivement son chapeau, je le vis chuchoter sur le siège avec le cocher. Je devinais bien pourquoi.

— Chez le boulanger, madame Rochdale ? Ne pourrai-je pas y aller pour vous ? Pourquoi vous donner cette peine ?

Elle me regarda en face, je sentis que je devenais écarlate.

— Merci, Marthe, je tiens à y aller moi-même.

Je me tus ; mais je compris alors qu’elle savait et qu’elle devinait que je savais ce dont parlait tout le village. Quel pouvait être son motif en agissant ainsi ? Voulait-elle montrer qu’elle ignorait les bruits ? Non, car c’eût été impliquer un mensonge, et madame Rochdale était rigidement, absolument véridique dans ses paroles et ses actions. Ou bien était-ce pour prouver à tous les menteurs et à tous les médisants que la dame du château se faisait conduire en plein jour à la porte où… ? Madame Rochdale m’arracha à mes réflexions en disant tout d’un coup d’une voix ferme et nette :

— C’est un honnête homme, n’est-ce pas, Hine le boulanger ?

— Oui, madame.

— Il a… une fille qui sert dans la boutique.

— Oui, madame.

Elle tira le cordon par une secousse subite, et sortit de la voiture. Deux petites taches rouges brûlaient sur ses joues ; du reste, elle était, comme à l’ordinaire, calme, majestueuse, grave.

Je me demandai ce que Nancy en pensait, la belle Nancy Hine, qui riait et plaisantait avec sa liberté accoutumée derrière son comptoir, mais qui s’arrêta stupéfaite en voyant la voiture du château.

Je les apercevais par la fenêtre de la boutique, la fille du boulanger et la mère du jeune maître. Je voyais briller les yeux de madame Rochdale, tout en donnant de sa voix ordinaire quelque ordre pour sa maison, et profitant de cette occasion pour examiner attentivement la grande jeune fille aux traits réguliers qui rougissait gauchement devant elle ; elle était embarrassée cette fois, bien que j’eusse entendu dire que Nancy Hine était fille de trop d’esprit pour avoir rougi depuis qu’elle avait vingt ans.

Je crois qu’on la calomniait ; on la calomniait alors et par la suite. Elle avait de l’esprit, beaucoup plus que la plupart des jeunes filles de sa classe : elle avait l’air hardi et résolu ; mais elle n’était pas dépourvue de conscience et de droiture.

Pendant l’entrevue qui ne dura pas deux minutes, je crus qu’il valait mieux rester à la porte. Naturellement, lorsque madame Rochdale rentra dans la voiture, je ne fis aucune remarque ; elle ne dit rien non plus.

Elle me donna le gâteau pour les enfants de l’école. De la porte, je la regardai passer, et j’aperçus encore un moment à la fenêtre de la voiture ce profil si fin, si noble et si délicat.

Comment un jeune homme, fils d’une pareille mère, élevé par elle, fiancé à une charmante créature comme Célandine, pouvait-il abaisser ses goûts, ses habitudes, ses instincts et faire la cour à une villageoise, — belle, il est vrai, mais de cette beauté grossière qui serait passée à trente ans, pour la conquérir illégitimement, disait-on même — assurément c’était impossible. Ce qu’on disait du jeune M. Rochdale et de Nancy Hine ne pouvait être vrai.

Je crois que sa mère était du même avis ; si elle l’avait cru, aurait-elle pu s’éloigner avec le calme sourire qu’elle nous avait laissé pour adieu aux enfants de l’école et à moi ?

M. Rochdale était parti pour l’Écosse avant cet incident. Il ne paraissait pas pressé de revenir, pas même lorsqu’un caprice du vieillard ramena tout d’un coup sir John Childe et sa nièce à Ashen-Dale.

Madame Rochdale s’y rendit sur-le-champ et ramena Célandine avec elle. Nous vîmes tous avec joie les deux dames, la mère et la fille se promener ensemble dans leur douce intimité, errer dans les serres, parcourir les environs en voiture et rire ensemble en donnant le soir à manger aux cygnes de l’étang.

Il semblait qu’il n’y eût au monde ni médisants, ni calomniateurs, ni filles de boulanger.

Hélas ! cela dura quatre jours, les derniers jours où j’ai vu un air de bonheur et de jeunesse à madame Rochdale, les derniers où j’ai vu Célandine Childe joyeuse et séduisante dans sa jeune beauté.

Le cinquième jour, la voiture de sir John Childe arriva au château, non pas lentement, majestueusement, comme de coutume, mais avec une rapidité menaçante. Il resta enfermé deux grandes heures avec madame Rochdale dans la bibliothèque. Puis elle sortit, son pas était lourd, elle paraissait portée par une force machinale, mais sans baisser la tête ni les yeux. Elle me dit d’aller appeler mademoiselle Childe, qui lisait dans le pavillon. Elle l’attendit à la porte du vestibule.

— Maman !

Sur le désir de madame Rochdale, elle avait déjà pris l’habitude de lui donner ce tendre nom ; mais, cette fois la mère en parut péniblement frappée.

— Maman, y a-t-il quelque chose ? dit la jeune fille devenant pâle et se suspendant à son bras.

— Rien qui doive vous alarmer, ma chère, rien qui ait aucune importance à mes yeux. Je sais que c’est faux, absolument faux, cela ne peut pas être.

Sa voix encore agitée avait l’accent de la colère plutôt que de l’effroi. Les couleurs de Célandine reparurent.

— Si c’est faux, maman, n’y pensons plus, dit-elle d’un air caressant. Mais qu’est-ce que c’est ?

— Quelque chose que votre oncle a entendu dire. Quelque chose qu’il tient à vous répéter. Peu importe, cela ne peut rien faire ni à vous ni à moi. Venez, mon enfant.

Naturellement ce qui se passa dans la bibliothèque ne transpira pas au dehors. Une heure après madame Rochdale m’envoya chercher.

Elle était dans sa chambre, elle écrivait. Ses yeux avaient une expression résolue, dure, farouche, très pénible à voir. Cependant quand Célandine entra doucement avec son pas léger et son pâle visage, madame Rochdale leva la tête avec un tendre sourire.

— A-t-il lu ? Est-il satisfait ? Et elle prit avec une négligence affectée une lettre fraîchement écrite, que mademoiselle Childe lui apportait.

La jeune fille fit un signe d’assentiment, puis, s’agenouillant près de la table, elle appuya sa joue sur l’épaule de madame Rochdale.

— Laissez-moi écrire, maman, un petit mot, seulement pour lui dire que je… que je ne crois pas…

— Chut ! et les lèvres tremblantes furent fermées par un baiser aussi résolu que tendre. Non, pas un mot, mon enfant. Moi, sa mère, je puis lui parler d’une pareille chose, pas vous.

Je me sentais défaillir à la pensée que cette fragile jeune fille, pure comme une fleur, eût même appris qu’il existait un péché dont non seulement sir John Childe, mais toutes les commères des environs accusaient son fiancé. Je sus par la suite que le baronnet avait insisté pour que M. Rochdale niât le fait sur-le-champ et absolument, sans quoi l’engagement devait être rompu.

La mère avait réclamé le droit de poser elle-même cette question à son fils, et c’était ce qu’elle venait d’écrire dans cette lettre qu’elle cachetait et dont elle mettait l’adresse d’une main ferme, et avec un sourire moitié résolu, moitié dédaigneux.

— Marthe, mettez ceci à la poste vous-même et dites à la femme de chambre de mademoiselle Childe que sa maîtresse restera encore huit jours au château. Oui, mon enfant, cela vaut mieux.

Alors s’asseyant pesamment dans le grand fauteuil, madame Rochdale attira Célandine vers elle, et je la vis prendre sur ses genoux la frêle petite personne comme un enfant pour l’envelopper dans le grave et paisible silence d’une affection inexprimable.

Il fallait quatre jours pour avoir une réponse des bruyères où M. Rochdale chassait alors. Le temps devait sembler long à ces deux pauvres femmes dont la vie entière dépendait de lui, d’un oui ou d’un non.

Le dimanche, suivant dans l’intervalle, toutes deux parurent à l’église le matin et le soir. À cette exception près, elles ne sortirent pas, et on ne les vit guère circuler dans la maison qu’à l’heure du dîner. Alors, donnant le bras à sa compagne, madame Rochdale descendait et prenait place au bout de la longue table, mettant toujours mademoiselle Childe à sa droite.

Le vieux maître d’hôtel disait que cela lui faisait mal de les voir toutes deux regarder la place vide au haut de la table.

Le cinquième jour arriva et s’écoula sans lettres. Le sixième de même. Dans la soirée, la mère donna l’ordre de préparer la chambre de M. Rochdale, il était possible qu’il revînt à l’improviste ; mais il ne revint pas.

Je crois que madame Rochdale et mademoiselle Childe passèrent la moitié de la nuit debout.

Le lendemain matin, elles déjeunèrent ensemble comme de coutume dans le petit salon. En traversant le parc, car dans mon inquiétude j’avais maintenant affaire tous les jours au château, je les vis toutes les deux assises à la fenêtre, attendant la poste.

Attendre la poste ! Bien des gens connaissent cette cruelle attente ; mais peu de personnes ont attendu comme elles.

Le palefrenier arrivait lentement, balançant négligemment dans ses mains le sac de la poste. Elles le voyaient venir par la fenêtre.

Le maître d’hôtel ouvrit le sac comme de coutume et distribua le contenu.

— En voilà une de notre jeune maître, Dieu nous bénisse ! qu’elle est grosse !

— Laissez-moi la monter, Guillaume, car je vis qu’elle était adressée à mademoiselle Childe.

Machinalement, en montant, mes yeux s’arrêtèrent sur l’adresse de la grande écriture facile de M. Rochdale, puis je remarquai le cachet net et ferme. Cette fois il ne portait pas les devises sentimentales dont il aimait naguère à se servir, c’était son cachet d’affaires, portant ses armes. Le cœur oppressé, je frappai à la porte du petit salon.

Mademoiselle Childe ouvrit.

— Ah ! maman, c’est pour moi, pour moi ! Et avec un cri de joie elle saisit et ouvrit la grande enveloppe.

Une foule de lettres en tombèrent, ses jolies petites lettres, les siennes, adressées à Samuel Rochdale.

Elle restait debout, les regardant d’un air effaré, elle cherchait dans l’enveloppe. Il n’y avait rien.

— Qu’est-ce que cela veut dire, maman ? Je ne comprends pas.

Mais madame Rochdale avait compris. — Laissez-nous, Marthe, dit-elle d’une voix rauque en refermant la porte sur moi. Alors j’entendis un cri étouffé et quelqu’un tomba par terre.