Une intrigante sous le règne de Frontenac/Rayon et ombre

RAYON ET OMBRE



La Providence avait visiblement veillé sur la petite colonie. Car celle-ci, bien que préparée à soutenir une longue lutte, pouvait difficilement croire qu’elle triompherait de ses puissants ennemis. Aussi, pour commémorer cette victoire et remercier Dieu de sa protection, le gouverneur et l’évêque proclamèrent le 5 novembre « Fête religieuse et civique », et invitèrent tous les habitants à la célébrer dignement.

Un comité fut chargé d’organiser les manifestations, et il s’acquitta de sa tâche avec le plus grand succès.

« Dieu et Patrie ! » Cette belle devise, que l’on voyait partout, enflamma les cœurs d’où monta vers le ciel un hymne d’amour et de reconnaissance.

Puis, voulant couronner brillamment cette fête, le gouverneur donna, le soir, au Château Saint-Louis, un dîner et un bal auxquels l’élite de la société avait été conviée.

Madame DeBoismorel, qui avait pris part à toutes les réjouissances profanes de la journée, se proposait bien de participer à celles de la soirée.

Il est 7 heures. La jolie veuve est occupée à sa toilette. Elle possède mieux que toutes les élégantes de Québec et de Montréal le grand art de s’habiller.

Parmi plusieurs robes importées récemment de Paris, elle en choisit une qu’elle veut essayer sous l’œil connaisseur de sa couturière. Celle-ci, après avoir fait à la robe de légères retouches, déclare à Madame DeBoismorel qu’elle lui sied à merveille. Alors mettant à son cou un collier de diamants et dans ses cheveux une parure de grande valeur, la jeune femme se regarde dans une haute glace, et se trouve fort belle. Elle l’est réellement. Aussi, au moment de prendre congé, la couturière lui dit avec sincérité :

— Madame, vous êtes d’une beauté ravissante ! Je suis certaine que vous ferez bien des jalouses au Château Saint-Louis.

— Merci et bonsoir ! répond la coquette.

Puis elle se replace devant le miroir, se regarde longtemps, sourit à son image, et, prenant un air de triomphe, elle dit presque à haute voix : «  Ce soir, comte Louis de Frontenac, vous serez à mes pieds ! »

Soudain, le timbre de la porte résonne bruyamment.

Peste soit de l’importun ! grogne la veuve. Puis, s’adoucissant, elle dit :

— Henriette, va ouvrir. Je ne reçois personne, tu comprends, hein ? personne… excepté le lieutenant DeBeauregard.

— C’est bon, môdame, répond la servante.

Après un court moment, Henriette revient, la mine embarrassée, et jargonne à sa maîtresse que deux gros hommes vouliont la voêr.

— Comment, imbécile ! tu n’as donc pas compris ce que je t’ai dit ?…

— Oui, môdame, j’avions compris ; j’leu-z-avons dit comme ça : môdame recoê parsonne, parsonne, excepté le Beauregard… Et pis y m’aviont répond qu’y vouliont pareil voêr môdame…

Exaspérée, la veuve entre dans la salle, et aux visiteurs qu’elle ne connaît pas, elle dit à brûle-pourpoint : Que voulez-vous ?

L’un d’eux demande poliment si c’est bien à Madame DeBoismorel, née Jacqueline Aubry, qu’il a l’honneur de parler.

— Oui, répond-elle avec hauteur, et que voulez-vous ?

— Madame, fait le même, au nom du roi, nous venons vous arrêter !…

— Impudents ! clame la veuve. — Sortez !

— Pardon, madame, nous avons instruction de vous arrêter et de vous conduire à bord du vaisseau Neptune qui quitte la rade, cette nuit même, pour la France. Veuillez lire ce mandat portant les armes de Sa Majesté, le sceau de la haute Cour et la signature de monsieur René-Louis Chartier de Lotbinière, lieutenant-général civil et criminel.

D’un geste brusque, elle prend le document, le parcourt fiévreusement, puis, l’ayant froissé, elle le jette à ses pieds !

— François ! crie-t-elle, appelant son serviteur.

Celui-ci paraît.

— Imaginez-vous, lui dit-elle, que les deux individus que vous voyez ici ont l’audace de me faire prisonnière, au nom du roi, s’il vous plaît ! et sur l’ordre de M. Chartier de Lotbinière ! C’est un guet-apens dont je ne veux être ni la dupe ni la victime. Eh bien ! allez chez le gouverneur et dites-lui de ma part d’envoyer des gardes pour me débarrasser de ces deux malotrus !

— C’est bien, madame, j’y cours !

En attendant le retour du serviteur, la maîtresse arpente la chambre, muette, les mains crispées, l’écume à la bouche et les yeux remplis de flammes. Sa beauté a disparu : elle est maintenant hideuse et effrayante !

Enfin, François arrive, tout essoufflé et l’air penaud.

— Quoi ! rugit-elle, vous êtes seul ?…

— Oui, madame, le gouverneur a refusé de me recevoir. J’ai insisté auprès de son secrétaire, Monsieur de Monseignat, et celui-ci m’a tout simplement éconduit en me disant qu’il ne voulait avoir rien de commun avec madame DeBoismorel !

— L’insolent ! le rustre ! hurle-t-elle… — Eh bien ! François, vous qui êtes fort comme un Hercule, protégez-moi et chassez ces deux misérables-ci de ma demeure !

— Je suis peiné, madame, de ne pouvoir vous obéir, car ces messieurs ont pour eux la force de la loi, et cette force est bien supérieure à la mienne.

— Comment, lâche ! vous aussi vous m’abandonnez… Allez-vous-en, poltron, je vous chasse !

— Vraiment, madame ? N’ai-je pas toujours, dans la mesure du possible, rempli mon devoir à votre égard ?

Sans lui répondre, et au paroxysme de la rage, elle saisit une potiche qu’elle veut lancer à la tête de son serviteur, mais celui-ci s’étant baissé, la potiche heurte une glace de Venise, qui vole en mille éclats… Alors, ne pouvant contrôler ses nerfs et sa fureur, elle arrache son croissant, son collier et tous ses bijoux qu’elle brise sur le parquet, met sa toilette en lambeaux et se déchire la poitrine de ses ongles nacrés, qui sont à présent plus redoutables que des griffes.

À l’instant, les agents de police l’empoignent et la menacent de lui mettre les menottes si elle ne veut pas se tranquilliser.

Surprise de l’attitude énergique de ces hommes, et à la vue des menottes qu’on lui montre, elle se ressaisit tout à coup.

— Laissez-moi ! Ne me touchez pas ! leur dit-elle, avec plus de calme.

— C’est bien, madame, mais préparez-vous immédiatement à nous suivre.

Elle appelle sa servante, qui accourt aussitôt.

— Henriette, sais-tu ce que ces deux individus viennent faire ici ?

— Oui, môdame, j’avons tout entendu par le trou de la sarrure…

— Voyons, ma chère Henriette, mon seul et fidèle appui en ce moment, que me conseilles-tu, toi ?

— Ben môdame, si j’étions à votte p’ace j’suivrions ces deux beaux hommes qu’ont pas l’air malin pen toute, pen toute !

— Enfin ! puisqu’il le faut… Dans ce cas, aide-moi à préparer mes malles.

Et la veuve se met à jeter, pêle-mêle, dans deux valises, tous les effets qui lui tombent sous la main.

— Pas si dru, môdame, pas si dru : Vous allez enchiffronner votte linge. Laissez-moê faire.

Puis, remarquant les débris des bijoux épars sur le plancher, la servante s’écrie : Bonne Santé Viarge, môdame, vos afficaux sont tout cassés !

Une heure après, ayant terminé ses préparatifs, madame DeBoismorel dit à sa servante : — Remets cette lettre à mon notaire, M. Claude Aubert ; il te paiera tes gages pendant mon absence. Prends bien soin de la maison ; et je te récompenserai. Car je reviendrai bientôt avec mon frère, le lieutenant Aubry. C’est un brave, lui, et il saura me protéger contre tous mes persécuteurs…

Elle monta dans la voiture qui l’attendait.

Henriette, debout sur le seuil de la porte, cria à sa maîtresse :

— Ben le bonsoêr, môdame, et à la revoyure !…

Le rayon a fait place à l’ombre… et la joie à la tristesse !

En route, la prisonnière, dont l’esprit est en ce moment plus ou moins lucide, marmotte souvent ces étranges paroles :

Rayon céleste,
Je te bénis !
Ombre funeste,
Je te maudis !