Une intrigante sous le règne de Frontenac/Généreux dévouement

GÉNÉREUX DÉVOUEMENT



Le lendemain, dès l’aube, le Neptune — pavillon royal arboré à la corne — quitta la rade de Québec et fila, vent arrière, à une allure rapide.

Une semaine après, grâce à une température idéale, le vaisseau voguait gracieusement au large des côtes de Terre-Neuve.

Rien de remarquable n’était survenu pendant le cours de ces quelques jours.

Madame DeBoismorel souffrait de prostration et gardait constamment sa cabine, où elle prenait ses repas.

À deux reprises, elle avait refusé les soins du médecin du bord.

La malheureuse semblait avoir perdu le sommeil et la raison, car les officiers de quart l’entendaient souvent, la nuit, pousser des cris de rage ou d’effroi.

— Si ces sortes de crises persistent, avait dit le capitaine, il faudra la surveiller la nuit comme le jour.



Un soir que la prisonnière berçait au doux bruit de l’onde ses tristes rêveries, elle crut percevoir les sons d’une voix bien connue qui l’appelait.

D’abord surprise et l’esprit perplexe, elle ne répondit pas.

La voix ayant répété son nom, elle demanda :

— Qui est là ?

— C’est François, madame, qui vient vous sauver…

Elle ouvrit aussitôt la porte, et en voyant son serviteur, elle s’excusa, les yeux baignés de larmes, d’avoir douté un instant de son dévouement.

— N’y pensez plus, je vous en prie, madame, et venez vite…

Sa maîtresse lui ayant désigné deux valises, il s’en saisit comme d’une plume et court les déposer dans une chaloupe attachée à l’arrière du vaisseau, puis, au moyen d’une échelle de chanvre, il fait descendre madame de Boismorel dans l’embarcation, où il a eu le soin de placer des vivres.

Il saute à son tour dans la chaloupe, en démarre le lien, et se met à ramer de toutes ses forces dans la direction d’une île, entrevue à l’heure du souper, et qu’il espère atteindre avant le lever du soleil.


Le lecteur est sans doute surpris de voir ici l’ancien serviteur de madame DeBoismorel rentrer en scène.

Une explication s’impose. La voici

Madame DeBoismorel était aimée de tous ceux qu’elle avait à son service ; elle les traitait toujours avec douceur et libéralité. C’est dans un état d’excitation incontrôlable qu’elle avait chassé son fidèle et dévoué serviteur. Celui-ci en fut plus attristé que vexé. Il croyait d’ailleurs que sa maîtresse était victime d’une lourde méprise ou d’une odieuse persécution. Aussi, dans l’espérance de pouvoir lui rendre quelques bons offices — si humbles fussent-ils — il résolut promptement de la suivre en France.

En quittant la demeure de sa maîtresse, après avoir eu la précaution de se couper les cheveux et la barbe — ce qui le rendait méconnaissable, car il portait une longue barbe — il courut à la basse-ville et prit place sur le Neptune, quelques minutes avant l’arrivée de madame DeBoismorel.

Nul ne le connaissait à bord, du moins il le croyait.

Cependant, par prudence, il sortait rarement de sa cabine, prétextant avoir le mal de mer.

Il dormait peu, et les cris de madame DeBoismorel parvenaient jusqu’à lui.

Jugeant sa maîtresse bien malade, et redoutant pour elle les dangers d’une longue traversée, il décida de l’arracher par la fuite à sa captivité. Il n’attendait qu’une occasion favorable pour mettre son projet à exécution, car il ne voulait courir aucun risque.

Or, un soir que la mer était calme et le ciel étoilé, il observa que l’officier à la vigie était un vieux marin à l’œil encore assez vif, mais à l’oreille très dure. Il avait peu à craindre de celui-là. Mais il n’était pas aussi rassuré sur le compte du timonier, jeune et solide gaillard.

Vers les neuf heures, François sort de son gîte et se met à faire les cents pas sur le pont, de tribord à bâbord.

— Vous n’avez pas sommeil, monsieur ? lui demande le timonier.

— Non, je ne puis dormir, malgré les quelques verres de cognac que j’ai pris.

— Ah ! vous avez du cognac ? reprend le matelot, l’œil pétillant de convoitise.

— Oui, j’en ai une caisse ; c’est un bon remède, dit-on, contre le mal de mer et l’insomnie. Aimez-vous cette liqueur ? ajoute François.

— Si je l’aime… Ma Doué, oui !

François va chercher une bouteille de cognac contenant une substance narcotique, et, s’asseyant à côté du marin, il lui en sert une forte rasade.

— À votre santé ! fait le matelot, en levant son gobelet, qu’il vide d’un seul trait.

— Merci !

François, tout en parlant de choses indifférentes, verse à son compagnon plusieurs coups, si bien qu’au bout d’une demi-heure, le buveur roule, inconscient, sur les cordages…

C’est le temps d’agir, pense François.

Et il exécuta prestement le plan hardi qu’il avait conçu.


Le lendemain matin, en faisant la visite du bord, le capitaine remarqua d’abord la disparition d’une chaloupe, puis il aperçut le timonier gisant sur le pont.

Il le secoua rudement, mais n’en put obtenir aucune parole sensée. C’était le narcotique plutôt que l’eau-de-vie qui le tenait dans cet engourdissement.

Le capitaine alla interroger l’autre officier qui était encore à son poste, mais celui-ci n’avait eu connaissance de rien.

Ayant continué les perquisitions, il constata avec stupeur la double évasion de sa prisonnière et du passager bizarre qu’il avait eu la maladresse d’accueillir si facilement.

Il donna l’alarme. Tout l’équipage fut sur pied en un instant.

Mais que faire ? De quel côté diriger les recherches ?…

Après avoir mûrement délibéré, on se rangea à l’avis d’un vieux loup de mer qui proposait de retourner en arrière et d’aller visiter l’île qu’on avait dépassée la veille. Cinq heures plus tard, le Neptune mouillait à quelques arpents d’un joli bouquet de verdure émergeant des eaux.

Plusieurs hommes sautèrent dans une embarcation et atterrirent bientôt sur une grève de gravier.

L’île était petite, mais l’épaisse forêt qui la couvrait en fermait presque l’accès et rendait les recherches difficiles.

Toute la journée on fouilla l’île sans découvrir aucune trace des fugitifs.

Les marins, découragés, allaient abandonner leur poursuite, quand l’un d’eux retira d’un buisson un tout petit mouchoir blanc portant les lettres J. D.

— Ce sont les initiales de la prisonnière, dit-il. Puis, agitant le mouchoir comme il eut fait d’un drapeau, il s’écria :

— En avant, mes amis !

Tous pénétrèrent dans le buisson, en écartèrent soigneusement les branches, et — agréable surprise — trouvèrent le couple blotti au fond de ce réseau inextricable !

— Suivez-nous ! commanda aux fugitifs le chef de la bande.

Toute résistance étant impossible en un tel endroit, François, qui possédait pourtant une force extraordinaire, parut se soumettre de bonne grâce à l’ordre du commandant.

Mais lorsque le groupe fut sorti de la forêt, le prisonnier se lança comme un lion au milieu des matelots, en assomma ou bouscula sept ou huit, et, profitant de la confusion générale, il allait s’échapper avec sa compagne, quand un marin lui asséna sur la tête un coup de bâton. Il tomba ; et les matelots que son poing formidable n’avait pas atteints, se ruèrent sur lui, le ligotèrent et le portèrent dans l’embarcation, ainsi que madame DeBoismorel qui venait de s’évanouir.