Une horrible aventure/Partie II/Chapitre VIII

Journal L’Événement (p. 76-79).

VIII


Telle était la situation, lorsqu’un beau soir, Verlac — qu’on n’avait pas vu depuis la veille — arriva comme une bombe à la pension.

— Labrosse est-il rentré ? demanda-t-il aux étudiants.

— Non, pas encore. Il est en partie fine et ne sera pas de retour avant le jour.

— Ah ! très-bien.

— Pourquoi très-bien ?… Mais que t’arrive-t-il ? d’où nous tombes-tu ?

— Ce qu’il m’arrive, messieurs ? c’est que nous sommes des imbéciles…

— Ah ! bah !

— Et que nous sommes joués, bafoués, mystifiés, roulés… depuis un grand mois.

— Par qui ?

— Par ce chameau de Labrosse.

— Allons donc !

— Rien de plus vrai. Ah ! le sacripant, il doit rire dans ses barbes de la naïveté des étudiants parisiens, et il en aura des gorges chaudes à faire sur notre compte, avec ses amis, lorsqu’il retournera dans son pays !

— Par la morbleu ! cela ne se passera pas ainsi : nous allons lui rendre la monnaie de sa pièce à cet Algonquin-là !

— Parbleu ! voilà deux jours que je patauge dans la crotte de Paris pour vous arranger une bonne petite vengeance.

— Et tu es en bonne voie ?

— Bien plus, j’ai trouvé : Eureka !

— Voyons, conte-nous cela firent les jeunes gens, en rapprochant leurs sièges de celui de Verlac.

— Procédons par ordre, messieurs, fit remarquer un étudiant. Que Verlac nous dise d’abord comment il a découvert le pot-aux-roses, c’est-à-dire que le cousin d’Amérique s’amuse à nos dépens.

— Oui, oui ; tu as la parole, Verlac.

— Voici, messieurs.

Depuis longtemps déjà, j’entretenais des doutes relativement à la véracité du citoyen Labrosse. Les histoires de Sauvages me semblaient un peu trop alambiquées et infiniment trop épouvantables, pour n’être pas au moins, exagérées. En outre, notre aimable cousin me paraissait un peu bien pacifique, pour avoir comme il l’affirmait, passé sa jeunesse à chasser le Peau-Rouge.

— Je voulus en avoir le cœur net.

Mais où puiser mes renseignements ? comment contrôler les racontars de notre estimable parent d’outre-mer ?

Pendant toute une semaine, mes démarches et investigations furent infructueuses, lorsqu’hier une idée lumineuse me traversa la cervelle.

— « Imbécile ! m’écriai-je, in petto ! pourquoi n’ai-je pas pensé à cela plus tôt ? »

Vous connaissez, messieurs, le père Boulingot, qui tient un restaurant rue des Bourguignons ?

— Près de l’Hôpital du Val-de-Grâce ?

— Précisément.

— Si nous le connaissons !

— Vous devez, dans ce cas, avoir entendu dire que le pepe fit un peu de barricades en 48 ?

— Oh ! il en fit même beaucoup.

— Eh bien ! après cette petite fredaine, le bonhomme dut passer en Amérique, comme vous savez.

— C’est, parbleu ! vrai… et il doit la connaitre, lui, cette féroce contrée où l’on mange le monde.

— C’est ce que je me suis dit. J’ai donc couru chez le père Boulingot et, en deux mots, je lui ai exposé l’affaire.

— « Tu tombes bien, m’a-t-il répondu, car je connais probablement mieux le Canada que votre Labrosse. Je l’ai parcouru pendant quatre années, faisant le colportage, vendant des drogues et pratiquant la médecine, à mes heures de loisir.

— « Et les Sauvages ? ai-je demandé.

— « Quels Sauvages ? a-t-il fait en ouvrant de grands yeux.

— « Eh ! pardieu ! ceux du Canada. Est-il vrai qu’ils poussent l’audace jusqu’à camper à quelques milles de Québec, jusqu’à brûler et manger les gens attardés qu’ils capturent ?

— Qui t’a conté cela ?

— Le cousin Labrosse, donc.

Le père Boulingot est alors parti d’un éclat de rire si impertinent, que, parole d’honneur, j’ai senti la moutarde me monter au nez.

Mais lui :

— « Voyons, ne te fâche pas, mon cher Verlac.

— « C’est qu’en vérité, tonnerre de dieu ! Je crois que vous vous moquez de moi…

— « Pas le moins du monde, mon fiston ; mais je ris de bon cœur de la mystification corsée dont vous êtes victimes — toi et les autres.

— « Ainsi donc, nous sommes bernés par ce compère Labrosse ?

— « Bernés, joués, bafoués, mystifiés, roulés… tout ce que tu voudras, enfin !

— « Il n’y a pas de Sauvages au Canada ?

— « Si, quelques-uns — pâles rejetons des tribus guerrières du dernier siècle — mais ils sont civilisés comme toi et moi.

— « Ils ne vivent donc pas en forêt et sous le ouigouam ?

— « Ils ont des maisons confortables et vivent, pour la plupart comme tout le monde, de leur travail. Quant aux forêts du Canada, mon garçon, elles sont aussi sûres et même plus sûres, que celles de France.

— « Merci, père Boulingot ; c’est tout ce que je voulais savoir. »

— Et je partis.