Une horrible aventure/Partie II/Chapitre II

Journal L’Événement (p. 55-57).

II


Parmi les innombrables rues de la capitale du monde civilisé, il en est une qui porte modestement le nom de rue des Grès.

Elle se cache piteusement dans le Pays Latin, comme si elle avait honte de ses antiques maisons à toits pointus et de ses murailles enfumées, du temps du bon roi Dagobert.

Cette ruelle sombre, après avoir été coupée à angle droit, vers sa moitié, par la rue de Cluny, débouche dans la rue de la Harpe, près de la place St Michel et à deux pas du jardin du Luxembourg.

À l’époque où nous en sommes rendus ― c’est-à-dire vers le 5 septembre 1861 ― les démolisseurs du baron Haussman n’avaient pas encore mis leurs pioches sacrilèges dans ces respectables débris du moyen-âge.

Ce matin-là, dès l’aube, le promeneur qui se serait dirigé vers le Luxembourg, en suivant le trottoir de gauche de la rue des Grès, et qui eut levé la vue jusqu’à une fenêtre mansardée, percée dans le toit d’une haute et sombre maison sise du côté droit de la rue, ― ce promeneur eût pu apercevoir un jeune homme, en costume plus que léger, imprudemment penché hors de la lucarne et contemplant avec avidité le spectacle qui se déroulait sous ses yeux.

De plus si ce piéton matinal ― par un heureux hasard ― se fut trouvé être un Canadien, un Québecquois, il aurait certainement poussé une exclamation de surprise.

En effet, dans cet amateur enragé, court vêtu et levé avec l’aube, il n’aurait pas eu de peine à reconnaitre notre ancienne connaissance… Georges Labrosse.

— Oui… Georges Labrosse en personne arrivé depuis la veille dans la grande ville et installé au beau milieu du quartier latin !

À peine le train du Havre était-il entré en gare, que notre ami avait avisé un cocher et fait transporter ses malles dans un hôtel des Boulevards.

Là, après s’être réconforté par un excellent repas et avoir amplement pris langue, il s’était plongé dans de très-sérieuses réflexions et en était arrivé aux conclusions suivantes :

« C’est bien beau et bon ici, mais je n’y suis pas à ma place. Un homme qui part du fin fond du Canada et traverse les mers dans le but avéré de s’initier aux mystères de la vie humaine, cet homme-là ne doit pas s’installer au cœur d’une capitale, dans un hôtel magnifique et en pleine civilisation. La vie s’y étale trop au grand soleil, pour cacher des machinations ténébreuses… Ce qu’il me faut, c’est l’ombre discrète d’une bonne vieille rue, l’atmosphère mystique d’un quartier perdu, le solennel silence de quelque coin retiré du vieux Paris…

Cette décision arrêtée, Georges se jeta armes et bagages, dans un fiacre et intima au cocher l’ordre de le conduire dans quelque endroit bien ténébreux de la rive gauche.

— Vous tombez bien, bourgeois, répondit l’automédon. J’ai justement, en plein faubourg St Jacques, une tante qui tient un garni pour les étudiants. Vous aurez là comme un chez vous, tranquille et heureux, ni plus ni moins quun pacha à trois queues.

— En route donc, l’ami : deux francs de pourboire !

Le fiacre s’ébranla lourdement, prit la rue Richelieu, déboucha dans la rue de Rivoli, longea les Tuileries et le Louvre, fit irruption sur la place du châtelet, qu’il traversa avec grand fracas, disparut entre les arches du Pont-au-Change, s’engagea dans la rue de la Barillerie, passa le bras gauche de la Seine sur le pont St Michel, et finalement, s’enfonça dans le quartier latin.

Cinq minutes plus tard, il s’arrêtait majestueusement en face du Garni de la mère Cocquart, rue des Grès.

Et voilà comment il se fait que notre héros était visible, le 5 septembre 1861, au petit jour, dans une lucarne perdue de la grande ville de Paris !