Une histoire florentine de George Eliot

Une histoire florentine de George Eliot
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 939-967).
UNE
HISTOIRE FLORENTINE
DE GEORGE ELIOT

Romola, by George Eliot ; 3 vol. London, Smith, Elder and C°, 1863.

Nous sommes à Florence, au printemps de l’année 1492, et, pour mieux préciser, le 9 avril, c’est-à-dire le jour même où le magnifique Lorenzo de Medici vient de rendre l’âme. Grande agitation par la ville. Les uns déplorent la mort de l’illustre citoyen, les autres se félicitent de voir avorter dans son germe la tyrannie future. Si nous nous mêlions aux groupes rassemblés sur la Piazza del Mercato Vecchio, parmi les marchands de macaroni et les contadine, qui sont accourues plus nombreuses en ce temps de carême, favorable au débit du lait et des œufs, nous entendrions discourir en sens divers ces orateurs de carrefour, revenus d’instinct, dès la première aube de liberté, aux habitudes républicaines. Chacun à sa manière interprète les phénomènes étranges qui ont signalé la mort de Lorenzo. La lanterne du Duomo, frappée du glaive de saint Michel, est tombée à terre. Dans Santa-Maria-Novella, un taureau énorme a menacé l’église de ses cornes enflammées ; des lions de pierre, emblèmes de la république, ont fait mine de vouloir s’entre-dévorer. Telles sont les nouvelles dont se repaît en cette matinée l’inconstante curiosité, le bavardage athénien des popolani de Florence.

Au milieu d’eux circule, quelque peu ébahi, un beau jeune homme que l’aurore vient de trouver endormi sous le porche de la loggia de’ Cerchi, et dont le costume délabré, la contenance un peu gauche contrastent d’une façon à la fois attachante et bizarre avec un langage choisi et une physionomie spirituelle. Ce personnage équivoque, qui paraît dépourvu de toutes ressources et au doigt duquel brillait cependant tout à l’heure un anneau de prix, en est réduit à mendier son premier repas ; mais ce modeste déjeuner, composé d’un bol de lait et d’un morceau de pain, il l’obtiendra sans peine de la plus jolie fille du marché en échange de quelques fleurettes et d’un ou deux baisers placés à propos. Vous voyez d’ici que nous avons affaire à un diplomate en herbe, et vous vous en convaincrez mieux encore en l’accompagnant chez le barbier Nello, dont la boutique, hantée par les notabilités florentines, va fournir au nouveau-venu le point de départ et les relations dont il a besoin. Nello lui-même est un excellent type italien avec sa bonhomie bavarde, ses prétentions naïves, son léger vernis d’érudition, ses instincts d’artiste, sa pénétration obligeante, sa curiosité banale, et, comme il se fait volontiers à la fois l’initiateur et le protecteur de sa nouvelle pratique, leur première conversation ne saurait manquer d’intérêt.


«… Ce Lorenzo que nous pleurons était le Périclès de notre Athènes,… si tant est que cette comparaison ne blesse pas l’oreille d’un Grec.

« — Et pourquoi donc ? reprit en riant le nouveau-venu ; je ne sais pas si, même au temps de Périclès, Athènes aurait pu se vanter de posséder un barbier aussi érudit que vous.

« — C’est bien cela, je ne me trompais pas, reprit Nello avec sa rapidité habituelle ; on n’a pas impunément rasé pendant bien des années le vénérable Démétrius Chalcondyle… Mais, permettez-moi de vous le dire, vous m’étonnez singulièrement : vous parlez mieux l’italien que lui, bien que son séjour en Italie remontât à plus de quarante ans.

« — Votre surprise diminuera, si je vous dis que je proviens d’une tige grecque plantée dans le sol italien depuis plus longtemps que ces mûriers, désormais acclimatés chez vous. Le lieu de ma naissance est Bari ; mon pè…, mon précepteur, veux-je dire, fut un Italien, et au fait le titre de Grœculus m’appartient plutôt que celui de Grec. Toutefois plusieurs voyages et un assez long séjour au pays des dieux et des héros m’ont rendu quelque chose de ma première origine ; maintenant, s’il faut vous l’avouer, je n’ai pu sauver du naufrage que je viens de subir, outre ces connaissances acquises chez les Hellènes, qu’un petit nombre de pierres antiques dont je suis porteur ; mais, — la chute des tours n’étant pas favorable à l’oiseau qui cherche à se préparer un nid, — la mort de votre Périclès me fait regretter de n’être pas allé tout droit à Rome. C’est justement le patronage de Lorenzo que j’ambitionnais en venant ici, et Florence m’avait été signalée comme la ville où le peu que je possède trouverait le meilleur débit.

« — Rien n’est changé à cela, je l’espère bien, répliqua le barbier. Lorenzo n’était chez nous ni le seul patron ni le seul bon juge des choses de science. N’avons-nous pas Bernardo Rucellai ? N’avons-nous pas Alamanno Rinuccini ? N’en avons-nous pas vingt autres encore ?… Et si vous avez besoin d’informations en pareille matière, c’est moi précisément, moi, Nello, qui suis votre homme, il me tarde d’être utile à un bel erudito comme vous… Tenez, votre barbe est tombée ; regardez-vous dans ce miroir vénitien fait à Murano, — le véritable nosce te ipsum, comme je l’ai surnommé, — auprès duquel la plus belle plaque d’acier ou d’argent n’offre que ténèbres.

« — Il me semble, dit le Grec, que votre rasoir a retranché quelque chose de mon capital… Je veux dire par là qu’il m’ôte un ou deux ans d’âge nécessaires pour donner crédit à mon érudition… Mais la question est de savoir maintenant si un étranger comme moi peut compter sur l’hospitalité de Florence.

« — Comme Grec, quoique seulement Grec d’Apulie, je n’oserais en vérité vous la promettre… Il existe parmi nos savans des préjugés contre l’érudition venue de la Grèce… Ce n’est qu’au prix de beaucoup de réserve qu’un Grec bien avisé peut se faire des amis parmi nous…

« — Je goûte si bien vos sages avis, répliqua le Grec avec un radieux sourire, que je vous saurai gré de m’en donner quelques-uns encore… A quel patron m’adresser ?… Lorenzo n’aurait-il pas un fils héritier de ses goûts ainsi que de ses richesses ? Pourriez-vous m’indiquer ici tel autre connaisseur opulent qui fasse collection de gemmes antiques ?… Je possède une belle Cléopâtre gravée sur sardoine, ainsi que deux ou trois intailles et camées que leur beauté, leur rareté rendent dignes de figurer dans le cabinet d’un prince. Fort heureusement, avant de me mettre en route, j’avais eu la précaution de les coudre dans la doublure de mon pourpoint… Je voudrais encore, ajouta-t-il en replaçant à son doigt un anneau dont la richesse contrastait avec l’état de ses vêtemens, je voudrais me procurer une petite somme nécessaire à mes plus pressans besoins sur le dépôt de ce gage, et vous pourrez sans doute me recommander à quelque honnête trafiquant.

« — Voyons, voyons, dit Nello, qui arpentait à grands pas sa boutique… Ce n’est guère le moment de s’adresser à Piero de’ Medici : non qu’il n’ait le goût de pareilles curiosités lorsque l’état de ses finances lui permet de le satisfaire ; mais pour le moment c’est une autre Cléopâtre qui absorbe toutes ses pensées. N’importe, j’ai votre affaire : un homme riche, influent, ayant le goût des belles-lettres sans être hérissé de pédanterie, Bartolommeo Scala, le secrétaire de la république,… un parvenu, fils de meunier, que notre Poliziano crible à ce sujet d’épigrammes mordantes, et qui s’en trouvera d’autant mieux disposé à favoriser les débuts d’un jeune savant étranger…

« — Mais comment arriver jusqu’à ce grand homme ? objecta le Grec avec une certaine impatience.

« — J’allais y venir, répliqua Nello. La mort de Lorenzo tient en alerte, pour le moment, tous nos personnages officiels, et il peut être difficile à un étranger d’attirer leur attention ; mais d’ici à des temps plus favorables je vous mettrai facilement en rapport avec un homme qui, s’il le voulait, obtiendrait pour vous, mieux que tout autre Florentin, l’accueil favorable de Scala. Cet homme d’ailleurs mérite à lui seul votre attention, sans parler des richesses d’art qu’il a recueillies, sans parler même de sa fille Romola, blanche et belle comme le lis de Florence avant que son humeur querelleuse eût fait passer au pourpre cette fleur symbolique.

« — Mais, si le père de la belle Romola forme lui-même des collections, pourquoi n’achèterait-il pas mes pierres ?

« — Pour deux excellentes raisons, répondit Nello secouant les épaules : faute d’yeux pour les voir et d’argent pour les payer. Notre vieux Bardo de’ Bardi a perdu la vue à ce point de ne plus discerner autre chose, lorsque sa fille s’approche de lui, qu’un vague reflet de l’éclat qu’elle jette autour d’elle : probablement celui de sa chevelure d’or, qui, pour nous servir des expressions de messer Luigi Pulci en parlant de sa Meridiana, raggia come Stella per sereno… Mais voici quelques-uns de mes cliens, et je ne serais guère surpris que l’un d’eux vous aidât à tirer parti de votre anneau. »


Le premier des cliens ainsi annoncés se trouve être l’imprimeur Domenico Cennini, fils de celui qui, au retour d’un voyage d’Allemagne, introduisit la typographie à Florence. Tito Melema (le jeune Grec dont il a été question), présenté dans toutes les règles à ce grave personnage, va rencontrer en lui, grâce à l’obligeant barbier, un premier protecteur. Le second, bien autrement important, est Bardo Bardi, le père de la belle Romola. Issu d’une race patricienne que la fortune des guerres civiles a fait déchoir peu à peu, le descendant des comtes de Vernio a cherché dans l’étude l’oubli des désastres publics et privés qui l’ont réduit à une condition voisine de la misère ; Manuello Crisolora, Filelfo, Argiropoulo, lui ont tour à tour donné leurs leçons, et il est devenu sous leur direction un scoliaste de premier ordre, profondément versé dans les littératures latine et grecque. Malheureusement, au milieu des manuscrits qu’il transcrivait, des curiosités archéologiques dont il s’était fait un musée, les yeux du vieillard se sont usés peu à peu. La disparition d’un fils ingrat qu’a séduit l’attrait mystérieux de la vie monacale l’a privé de l’auxiliaire précieux sur lequel il avait cru pouvoir compter. Romola lui reste seule, blonde et pâle Antigone de cet innocent Œdipe. Il ne voit plus que par ses yeux les trésors d’antiquités accumulés autour de lui ; les poètes, les philosophes dont il a fait ses idoles, ne lui parlent plus que par la voix de cette jeune fille : aussi l’a-t-il condamnée à ne vivre comme lui que de solitude et d’érudition. Cette destinée austère a fait de Romola une femme à part et développé en elle jusqu’à l’héroïsme le culte des sentimens les plus nobles. Son dévouement filial se fortifie de la vénération que lui inspire son père, impassible victime des coups du sort. Malgré tout, elle n’est pas devenue absolument étrangère aux instincts de son sexe, et lorsque Tito Melema vient éclairer de sa beauté juvénile, de son radieux sourire, le sombre intérieur où elle se consume lentement, elle ne peut s’empêcher d’être éblouie et troublée par cette apparition imprévue. Mieux encore que sa fille, Bardo Bardi s’éprend du jeune étranger, dont l’érudition précoce, fortifiée par de fréquens voyages sur la terre classique, lui promet un collaborateur d’élite. Dès leur première entrevue, il lui semble retrouver le fils dont le départ avait été naguère un des plus rudes chagrins de sa vie, et en apprenant que le père adoptif du jeune Grec, — un savant napolitain dont ce dernier ne parle qu’avec une extrême réserve, — a tout récemment péri dans un naufrage, il se sent pris à son tour d’une compassion toute paternelle pour un malheur si semblable à celui qui l’a frappé. Tito met à profit avec une habileté merveilleuse les circonstances qui lui donnent prise sur ces deux cœurs généreux, et tandis qu’il charme le père par ses descriptions des ruines d’Athènes, quelques regards empreints d’une respectueuse admiration appellent sur le front de Romola les premières rougeurs de l’amour naissant. Tito Melema ne peut douter désormais qu’il n’ait deux zélés avocats auprès de Bartolommeo Scala, le secrétaire de la république de Florence, et c’est là un grand pas en avant sur la route de la fortune. Fions-nous à l’habile aventurier pour y marcher de pied ferme et laisser de côté toute pierre d’achoppement.

Tel est le début, telle est l’exposition, si l’on veut, du nouveau roman de George Eliot, l’auteur d’Adam Bede. Rompant tout à coup avec les précédens de sa renommée encore récente, la femme distinguée qui s’abrite sous ce pseudonyme a voulu changer la date et le décor d’un de ces drames humains où elle aime à déployer ses puissantes facultés d’analyse, et l’énergie, l’intensité, dirions-nous volontiers, de ses recherches en tout genre. Des lectures considérables, une étude approfondie de Florence telle qu’on la connaît et telle qu’elle a dû être à la fin du XVe siècle, — alors que Machiavel était jeune, alors que Savonarole allait prendre possession d’un pouvoir passager et d’un renom éternel, — voilà ce qu’atteste d’une façon irréfragable le livre qui nous occupe. Les moindres détails y sont d’une précision historique et locale qui étonne parfois l’esprit et parfois aussi le fatigue. Chaque personnage épisodique, amené de parti-pris, représente une des tendances de l’époque, une des mille facettes de la vie florentine : Bardo Bardi, le travail littéraire de la renaissance ; Bartolommeo Scala, l’homme politique du temps avec ses ménagemens habiles et sa science de la vie ; Piero di Cosimo (l’élève de Cosimo Rosselli), l’artiste indépendant, insouciant au milieu de.la mêlée des partis ; Nello le barbier, l’étourderie et le bavardage populaires, et cet amour de la nouveauté, ce culte du rien, de la rumeur vague, du bruit qui court, si bien caractérisés par le mot de cicalata (bourdonnement et vol de cigale). Vous avez en sous-ordre l’esprit de trafic personnifié dans le colporteur Bratti Ferravecchi, et, comme représentant de ces fameux ciompi que le « beuglement de la vache »[1] trouvait toujours prêts à la révolte, le romancier nous offre Oddo le teinturier et l’armurier Niccolò Caparra. Dans une région supérieure, le prieur des dominicains de Saint-Marc, Girolamo Savonarola, symbolise l’esprit de réforme cléricale et d’affranchissement politique. Romola, c’est l’intégrité, la droiture inflexible, la loyauté sans tache de la femme vouée au devoir, et dans Tito Melema, sous des dehors séduisans, se trahissent l’ingratitude égoïste, la faiblesse sensuelle, l’ambition sans scrupules, l’intrigue sans pudeur, la diplomatie dupe d’elle-même.

Ces sortes de personnifications offrent, il faut bien le dire, un inconvénient grave. En ôtant au récit quelque peu de sa vraisemblance, elles en diminuent le prestige. Chacune d’elles, ayant ainsi son mandat spécial, et parlant, agissant en vertu d’une idée préconçue, perd son caractère humain pour revêtir celui d’un rouage mécanique, d’un fantoccino docile ; elle se manifeste au moment voulu, traduit avec une certaine affectation l’idée que l’auteur en la créant se proposait de mettre en relief, et se perd dans la foule aussitôt après, sans laisser la moindre illusion sur sa non-réalité, le moindre doute sur son origine et sa mission, toutes deux purement artificielles. Nous n’oserions dire que George Eliot a toujours évité ces inconvéniens ; nous n’oserions affirmer qu’il n’a pas exagéré çà et là le caractère historique et didactique de son œuvre. Son récit est de temps en temps obstrué soit de longs dialogues spécialement destinés à développer ses vues sur telle question d’art, de politique ou de religion, soit d’épisodes étrangers à son sujet, et qu’il y rattache de force par des combinaisons bien moins naturelles, bien moins ingénieuses que celles dont Walter Scott savait user en pareil cas pour cimenter l’union difficile du faux et du vrai, de la fiction et de l’histoire. Soit dit sans l’offenser, ce n’est pas dans la combinaison des faits qu’il excelle. Son domaine est ailleurs ; il est plus haut selon nous, dans ces régions sereines d’où le philosophe jette un regard pénétrant sur les mobiles secrets des infirmités inavouées, sur les merveilleuses inconséquences de notre ondoyante nature. Le plus novice de nos auteurs dramatiques distribuerait plus adroitement son scenario, ménagerait mieux chaque péripétie, emploierait de moins naïfs subterfuges pour tenir la curiosité en éveil ; mais le plus habile ne saurait nous faire assister avec autant d’intérêt au développement hostile de ces deux natures profondément antipathiques, celle de Tito et celle de Romola. Pour les esprits sérieux, c’est là tout le livre. Le reste n’est que broderies savamment et trop minutieusement travaillées, hors-d’œuvre d’une recherche excessive, superfluités laborieuses qu’on peut admirer à froid en les détachant du sujet principal, mais qui très certainement auront dû nuire au succès d’un ouvrage d’ailleurs si bien conçu, si soigneusement et si passionnément exécuté.

Tito Melema, que nous avons laissé aux heureux débuts de sa carrière nouvelle, trouve bientôt à disposer avantageusement de ces pierres précieuses qui constituent les seules épaves de son naufrage. Ici commence pour le jeune Grec le conflit de ses intérêts et de sa conscience. En face de l’or qui vient de lui être compté, assis immobile, les pouces dans sa ceinture, il évoque l’image d’un malheureux qu’il sait captif aux mains des Turcs, ramant probablement à bord des galères ottomanes, et qui, l’adoptant jadis, devenu son protecteur, son précepteur, son père, doit naturellement compter sur une reconnaissance sans bornes. Cet homme a le droit de se dire que si Tito Melema, plus heureux que lui, n’est pas tombé aux mains des forbans, s’il a pu arriver en terre chrétienne avec les richesses cachées dont il était porteur, il doit infailliblement, et avant toutes choses, s’occuper de délivrer l’homme à qui ces richesses appartiennent. Toutefois, pour se soustraire aux charmes réunis de la molle existence que la faveur des grands commence à lui faire et de l’amour que Romola lui témoigne, il faudrait plus d’abnégation, de dévouement et de courage que n’en possède ce favori de la fortune. Dans l’espèce de compte en partie double qu’il ouvre aux bienfaits du passé, aux menaces de l’avenir, celles-ci l’emportent, et de beaucoup. Ne risque-t-il pas en effet, courant au secours de son père adoptif, de tomber comme lui dans les mains des infidèles, ou au moins d’être dépouillé sur la route et de se retrouver aux prises avec cette affreuse misère dont il a déjà expérimenté l’amertume ? Et puis est-il bien certain que Baldassare Calvo soit encore vivant ? N’est-il pas probable au contraire que les blessures qu’il a reçues, aggravées par les rigueurs de la captivité, l’ont déjà mis au tombeau ?… En échange de quelques jours disputés à l’agonie par un vieillard morose, faudrait-il exposer une jeunesse pleine de sève, un avenir chargé de promesses ? — Ainsi raisonne Tito, chassant obstinément les souvenirs et les remords importuns. Ce premier pas l’engage définitivement dans les voies de la dissimulation et de la fraude. Il est condamné désormais à nourrir en lui un secret mortel, germe désastreusement fécond et graduellement corrupteur, d’où sortira dans les ténèbres de cette nature close toute une moisson de fautes, de velléités criminelles, de trahisons enfin, qui le pousseront malgré lui vers l’abîme. Nous n’avons pas affaire, il faut le remarquer, — et c’est par là que cette création se recommande, — à une âme instinctivement perverse. Tito ne veut de mal à qui que ce soit, bien au contraire : le spectacle de la souffrance chez autrui l’affecte péniblement et trouble chez lui la quiétude voluptueuse, l’équilibre indolent qui sont nécessaires à son bonheur. Il est indulgent aux autres comme il est indulgent à lui-même. Dans une certaine limite, — assez étroite il est vrai, — le sacrifice ne lui est pas impossible. Il laissera tomber aisément une pièce d’or, en détournant les yeux, dans la main de quelque spectre affamé. Il portera une courtoisie bienveillante dans ses relations avec ses égaux. Dépourvu de toute morgue, s’il vient à rencontrer de nouveau cette gentille contadine qui lui témoigna jadis, sur la place du Marché, une admiration si naïve, un si affectueux abandon, et qui lui donna de si bonne grâce un premier déjeuner à Florence, il se familiarisera volontiers avec elle, acceptera comme un hommage flatteur l’inconsciente adoration de cette beauté rustique, et, sans se croire infidèle à Romola, laissera se former entre Tessa et lui, au gré des circonstances favorables, un lien de plus en plus étroit, de plus en plus difficile à rompre. Ce n’est en somme qu’un insouciant épicurien, rapportant tout à lui et toujours prêt à céder aux entraînemens de l’heure présente ! Quand il chante, en s’accompagnant sur un luth, le brindisi composé par Laurent de Médicis :

Quant’ è bella giovinezza
Che li fugge tuttavia !…


il traduit assez fidèlement la règle de sa morale pratique et les conseils les mieux écoutés parmi ceux que sa conscience lui donne de temps à autre. Malheureusement cette légèreté coupable le mènera plus loin qu’il ne pense, et par cela seul qu’il prétend se dérober à tout sacrifice, à tout devoir rigoureux, à toute pénible entrave, il se verra bientôt, sans aucune préméditation criminelle, acculé à une de ces situations d’où l’on ne sort guère que par un crime.

Sur sa route semée de fleurs, Némésis projette d’abord une ombre vengeresse. Au moment où, certain de plaire à Romola, Tito, déjà professeur en titre, se voit sur le point d’obtenir la main de la jeune patricienne, au moment où, dupe d’une plaisanterie de carnaval, Tessa, qui se croit mariée au jeune Grec, s’abandonne naïvement à la passion qu’il lui inspire, un jeune dominicain de Saint-Marc, abordant notre aventurier au milieu d’une fête publique, lui remet un message de Baldassare Calvo. Ce malheureux l’a tracé d’une main furtive, et, par l’entremise charitable d’un pèlerin, l’a fait remettre au missionnaire dans la vague espérance que ce cri de rescousse arrivera ainsi jusqu’aux oreilles de son fils adoptif. C’est de Corinthe que le billet est daté ; il annonce le départ pour Antioche de l’infortuné vieillard réduit en esclavage. Tito désormais n’a plus à lutter contre un simple remords, une voix intérieure à laquelle on peut toujours imposer silence. Dès qu’il n’est plus le possesseur unique de son terrible secret, un seul mot peut ternir sa renommée naissante et, le signalant au mépris public, le faire tomber de cette chaire qu’il doit à de puissantes protections. Le danger s’aggrave pour lui d’une circonstance particulière. Fra Luca, le moine messager, n’est autre que Bernardino Bardo, le frère, de Romola, que l’irrésistible attrait de la vie religieuse dérobait naguère au foyer paternel. Toutefois le moment n’est pas encore venu où les faveurs du destin manqueront au jeune professeur. Fra Luca va mourir à Fiesole dans un des couvens de son ordre, et Romola, bien qu’elle assiste à son agonie, reste étrangère au secret que les lèvres du moribond semblent toujours prêtes à laisser échapper. Un seul mot suffirait pour l’éclairer sur l’indignité de l’homme à qui elle va se donner tout entière ; mais ce mot n’est pas prononcé. Tito demeure couronné aux yeux de Romola de sa chimérique auréole,… leur mariage s’accomplit.

C’est seulement dix-huit mois plus tard que le drame provisoirement suspendu se renoue et se complique. Charles VIII de France et son armée, appelés par Ludovico Sforza, invoqués par Savonarole, sont aux portes de Florence. Mille fermens de méfiance et d’inquiétude agitent la puissante cité, qui voit d’un œil jaloux les soldats étrangers, les bandes suisses et françaises, pénétrer dans ses murs sous prétexte d’alliance et menacer de conquête le peuple dont ils viennent protéger la liberté. À la vue de trois prisonniers qu’une escouade de hallebardiers français conduit, la corde au cou, par les rues et dont les clameurs sollicitent la commisération publique, une sorte d’émotion populaire se manifeste. Deux de ces malheureux sont jeunes et robustes ; le troisième au contraire est un vieillard dont les traits émaciés, la chevelure en désordre, le regard enflammé, la fière attitude commandent l’attention et les sympathies de la foule. Les clameurs, les imprécations commencent à se faire entendre. Le tumulte, le désordre croissent de minute en minute, et grâce à l’étourderie audacieuse d’un de ces enfans du peuple pour lesquels toute insurrection est un jour de fête, le plus âgé des trois prisonniers voit tomber en un instant les liens qui le garrottaient. Il prend aussitôt la fuite, et, favorisé par la populace qui s’interpose entre lui et ses gardiens, court chercher asile dans l’enceinte privilégiée du Duomo. Sur les degrés de cette antique cathédrale, au milieu d’un groupe de signori qui faisaient les honneurs de la ville à des officiers de Charles VIII, Tito Melema pérorait avec sa faconde accoutumée, plus gracieux et plus courtois que jamais. Une main convulsive se cramponne tout à coup à son manteau, celle du fugitif qui vient de trébucher, dans sa course effrénée, sur une des marches du temple qui doit le dérober aux poursuites. Tito se retourne par un mouvement soudain, et se trouve face à face avec Baldassare Calvo, son père adoptif.


« Les deux hommes se regardèrent l’un l’autre dans un silence de mort : Baldassare avec une expression farouche et une étreinte toujours plus forte de ses mains fatiguées et souillées sur ce bras protégé par un épais velours ; Tito, fasciné par la terreur, avec des joues et des lèvres d’où le sang s’était tout à coup retiré. Ceci ne dura pas une minute, mais le temps leur sembla long à tous deux.

« Le premier bruit que perçut Tito fut le rire saccadé de Piero di Cosimo, qui, placé à côté de lui, était seul à même d’étudier son visage. — Ah ! disait le peintre, je saurai désormais ce que c’est qu’une apparition.

« — Sans doute quelque prisonnier échappé, ajouta Lorenzo Tornabuoni… Qui peut-il être, je me le demande ?

« — Bien certainement, répondit Tito, c’est un homme qui n’a plus sa raison.

« A peine aurait-il pu se rendre compte de ces paroles que ses lèvres venaient de prononcer. Il y a des momens où nos passions, décidant et parlant à notre place, nous réduisent au rôle d’assistans décontenancés. L’inspiration fatale dont elles sont pour ainsi dire imbues équivaut, en un instant, à des années de préméditation criminelle.

« Les deux hommes ne s’étaient pas quittés du regard, et Tito, dès qu’il eut parlé, put croire que quelque poison magique avait jailli des yeux de Baldassare. Ce poison, il le sentait déjà courir dans ses veines ; mais le moment d’après son bras était libre, et Baldassare avait disparu dans les profondeurs de l’église… »


L’arrivée de Baldassare à Florence place Tito entre deux alternatives inexorables : ou bien un franc retour sur ses fautes passées, un repentir sincère, un aveu qui pourrait l’innocenter encore tant aux yeux de son père adoptif qu’à ceux de Romola elle-même, ou bien une persistance froide et cruelle dans le parti qu’il a pris de méconnaître le protecteur de sa jeunesse et d’infirmer toutes ses revendications en le faisant passer pour un insensé. Ce dernier parti peut avoir ses inconvéniens ; il a certainement ses périls, qui préoccupent sérieusement le jeune Grec ; c’est pourtant celui auquel il s’arrête. La lutte sacrilège qu’il engage ainsi ne l’inquiète que par les résultats qu’elle peut avoir, et fort de son opulence, de son crédit, de ses mensonges séduisans, de son habileté consommée, il ne doute pas d’en sortir victorieux. Seulement, et vu l’humeur vindicative de son antagoniste, il croit devoir se munir d’une cotte à mailles d’acier qu’il portera désormais sous son lucco de soie noire. Baldassare, de son côté, n’hésite pas sur l’emploi de la première aumône tombée en ses mains ; — avant d’acheter du pain, il a fait emplette d’un poignard.

Le duel de ces deux hommes ne constitue pas, à beaucoup près, la partie la plus intéressante du drame, dont il est cependant le principal nœud. Ceci tient peut-être à l’invraisemblance indispensable de certaines combinaisons sans lesquelles il prendrait fin dès la première semaine. Si Tito Melema, fidèle en cela aux traditions du pays qu’il habite et du temps où il vit, pouvait se résoudre à se débarrasser par un meurtre de l’homme dont le retour inattendu ne lui laisse plus aucun repos, les assassins à gages ne lui manqueraient pas. Si de son côté Baldassare Calvo, placé dans les conditions ordinaires, se décidait à élever la voix, à dénoncer l’ingratitude insigne, la fraude monstrueuse dont il est victime, ou bien encore s’il voulait se faire justice par lui-même et, après avoir porté la sentence mortelle, l’exécuter immédiatement de sa main, le dénoûment arriverait à grands pas. Il a donc fallu l’ajourner en supposant au jeune professeur des scrupules qui se comprennent sans doute, mais ne laissent pas de paraître improbables dans la situation à lui faite, tandis que d’autre part on attribuait à son antagoniste un besoin de vengeance tellement raffiné que la mort de Tito sans tortures préalables lui serait une satisfaction insuffisante. On suppose en outre que toute l’énergie de ses facultés se concentre sur cette pensée de châtiment ; à cela près, Baldassare n’est plus qu’une ruine intellectuelle et morale. Les durs traitemens qu’il a subis, les angoisses de la captivité ont détruit en partie sa raison, affaibli sa mémoire, et ne lui laissent plus en fait de volonté que quelques éréthismes furieux suivis de longues défaillances. Toutes ces anomalies, purement arbitraires, font de son désir de vengeance une sorte de maladie capricieuse plutôt qu’une passion définie. George Eliot, on s’en aperçoit de reste, ne partage pas la sympathie de Samuel Johnson pour quiconque « sait bien haïr. » Sa philosophie épurée, inclinant à l’indulgence et au pardon, n’admet qu’à titre d’infirmités, d’altérations morbides, ces ressentimens implacables qui, se repaissant de leur propre amertume, sont à la fois en dehors de la loi naturelle et de la loi chrétienne. Le romancier semble ignorer que, pour le philosophe indépendant de cette dernière, la vindicte humaine est parfois une des formes de la justice providentielle ou divine. Si George Eliot l’envisageait ainsi, Baldassare Calvo, cette création de son esprit, pourrait revêtir une sorte de grandeur qui lui manque absolument, et faute de laquelle on ne voit plus personnifiées en lui que l’impuissance d’une rancune sénile, la laideur sans compensation d’une âpre soif de vengeance, mal servie par un esprit troublé, par des organes à moitié détruits. En face d’un pareil adversaire, Tito Melema, qui après avoir vainement essayé de le fléchir se voit réduit par son aveugle obstination à une défensive désespérée, Tito Melema devient à peu près excusable sans être pour cela beaucoup plus intéressant.

Répétons-le donc, le mérite du livre dont nous nous occupons n’est pas dans la combinaison d’une lutte sans merci entre Baldassare et Tito ; les esprits d’un certain ordre lui préféreront, et de beaucoup, l’analyse subtile et bien étudiée de cet autre antagonisme qui peu à peu s’établit entre Romola et son mari. Nous n’affirmerions pas très certainement que les idées, le langage même des deux époux portent le cachet du pays et du temps où George Eliot suppose qu’ils ont vécu. Romola ressemble plutôt à une lady de nos jours qu’à une zentildonna du temps de Boccace. Les procédés de Tito sont à peu près ceux d’un gentleman à qui sa femme reprocherait, sans qu’il pût s’en justifier, certaines indélicatesses non qualifiées par le code. N’importe, le désenchantement, la désillusion de la première et chez le second le développement graduel de cette hostilité latente que tout homme voué au mensonge doit ressentir pour qui le démasque, ces traits de nature qui appartiennent à tous les temps et à tous les pays sont rendus avec un incontestable talent. Quelques extraits du chapitre intitulé une Révélation deviennent ici nécessaires pour justifier à la fois nos critiques et nos éloges.

Le vieux Bardo Bardi est mort peu de mois après le mariage de sa fille, lui léguant sa précieuse collection de manuscrits et d’antiques grevée d’une dette qu’il a contractée envers Bernardo del Nero, son ami et le parrain de sa fille. Le vœu suprême du mourant, connu de Tito comme de Romola, est que cette collection reste acquise à la république de Florence, et continue à porter le nom de celui qui l’a formée, le tout, bien entendu, moyennant l’extinction préalable de l’emprunt dont elle est le gage. Le passage du roi de France et des envoyés du duc de Milan vient malheureusement fournir à Tito Melema l’occasion de vendre avantageusement le trésor de curiosités réuni par son beau-père, et cela dans un moment où la crainte que Baldassare lui inspire l’a presque déterminé à quitter Florence. Il y a dans une telle coïncidence de quoi vaincre tous ses scrupules, et la vente a été consentie par lui à l’insu de Romola. Le moment vient de lui tout dire, et ce n’est pas sans un embarras secret que l’habile diplomate aborde ce sujet délicat, en laissant entrevoir à sa femme qu’il compte l’emmener en pays étranger. Les troubles de la république, les sombres perspectives de l’avenir, la nécessité de chercher ailleurs l’oubli des tristesses passées, tels sont les motifs qu’il fait valoir d’une voix insinuante, mêlant à ses doux propos les plus affectueuses caresses.


« Il s’était penché vers elle, il avait baisé son front, et une fois encore lissé de la main sa chevelure aux reflets d’or. Elle ne sentit même pas le contact de ses lèvres, troublée qu’elle était par l’idée de la distance qui séparait leurs âmes. — Tito, lui dit-elle, ce n’est pas mon agrément que je consulte quand je me refuse à quitter Florence. Si je tiens à y rester, c’est… pour veiller à l’accomplissement des volontés de mon père. Le grand âge de mon parrain ne nous permet pas de lui laisser ce soin.

« — Si je veux vous éloigner d’ici, ma Romola, c’est précisément à cause de ces superstitions qui pèsent, comme des nuages malsains, sur votre intelligence obscurcie. Je dois prendre soin de vous en dépit de vous-même : je dois vous enlever à ces rêves impraticables et substituer ma manière de voir à la vôtre, quand ces chers yeux dont le regard est si doux vous trompent et vous égarent…

« Romola demeurait immobile et muette. Ne pouvant méconnaître la tendance générale de cet entretien, elle pressentait une proposition qui, rompant de manière ou d’autre, leurs liens avec Florence, les dégagerait de leur mission sacrée, et, sur cette question où le devoir filial était engagé, la jeune femme n’entendait soumettre à personne les inspirations de sa conscience, bien décidée à résister, si pénible que cela pût être pour elle. Tito, se trompant à ce silence, qui semblait démentir une partie de ses craintes, dominé d’ailleurs par les calculs étroits où se prennent comme au piège les esprits simplement subtils et dépourvus de toute passion, crut avoir trouvé d’irrésistibles argumens. Sa conduite n’avait rien qui lui parût odieux, et son imagination ne suffisait pas pour lui faire exactement deviner sous quel jour cette conduite apparaîtrait à Romola. Il continua donc sur le ton des plus douces remontrances : — Votre raison si saine a déjà dû vous faire comprendre ce qu’avait de chimérique l’idée d’isoler à jamais une collection de livres et d’antiquités, d’y attacher à jamais le nom du fondateur. Cette idée ne répond à aucune notion d’utilité ou de bienfaisance ; un pareil plan doit être déjoué par mille hasards… Voyez ce que sont devenues les collections des Médicis !… Je vais plus loin, je trouve à blâmer dans ces arrangemens mesquins qui attribuent à une seule ville, cette ville fût-elle Florence, des richesses qui se multiplient en quelque sorte par les migrations et la dispersion… Je comprends votre respect pour la volonté de ceux qui ne sont plus ; mais si la sagesse n’assignait des bornes à cet ordre de sentimens, la vie entière s’absorberait dans un culte futile… A votre père, tant qu’il a vécu, vous avez consacré votre existence… Que vous imposeriez-vous de plus ?

« — L’exécution du mandat qu’il nous a confié, dit Romola d’une voix basse, mais distincte… Si différentes que soient nos pensées sur d’autres sujets, celui-ci, je l’espère, nous trouvera d’accord.

« — Bien évidemment, s’il s’agissait de quelque chose où le bonheur de votre père fût intéressé ; mais il n’en est pas question maintenant. Si nous avions foi au purgatoire, je ferais dire des messes avec autant de zèle que vous, et si je supposais qu’en modifiant légèrement l’objet auquel votre père avait destiné sa bibliothèque je dois lui causer une peine quelconque, vous me verriez de moitié dans tous vos scrupules ; mais la moindre philosophie nous apprend à secouer ces jougs chimériques que bien des mortels se passent au cou et dont le poids imaginaire les rend misérables… Vous avez trop d’intelligence, ma Romola, pour ne pas distinguer le bien solide et réel de ces pures fantaisies écloses dans le cerveau…

« Romola était encore trop complètement sous le coup de cette révélation qui lui faisait envisager Tito sous un nouvel aspect, pour que sa résistance prît un caractère déterminé. Tandis que le partage abondant, l’argumentation diserte de ce maître-orateur frappaient ses oreilles, un mépris croissant se développait en elle, et la torture qu’elle en éprouvait ne lui faisait que mieux apprécier la tendresse jadis si complète et si confiante, maintenant si froissée, si mêlée de désespoir, qu’elle lui avait vouée en l’épousant. Elle démêlait le néant de ce langage habile, de cette fausse ampleur de sentimens qui fermaient à jamais le cœur de cet homme aux émotions simples et naturelles. Les paroles qu’elle prononça furent celles d’une personne qui se croit obligée à dissimuler ce qu’elle éprouve. Elle s’était bornée à retirer son bras, appuyé sur les genoux de son mari, et les mains croisées devant elle, froide, inerte, elle demeurait assise.

« — Vous parlez, Tito, d’un bien réel et palpable… Qu’ai-je à faire, moi, de vos argumens ? continua-t-elle après un moment de silence. Je ne songe qu’à mon père, aux regrets qu’il m’a laissés, aux droits qu’il avait sur nous… A tout autre égard, Tito, vous me trouverez docile… Mais en ce qui est devoir je ne céderai pas…

« Sa voix, d’abord tremblante, s’était graduellement raffermie. Elle se rendait ce témoignage de n’avoir ainsi parlé que sous le coup d’une nécessité urgente, de n’avoir rien dit que ce qu’il fallait dire. Elle croyait, la pauvre femme, n’avoir rien de plus rude à subir, en fait d’épreuves, que cette lutte contre les insinuations de Tito, devenu pour ainsi dire l’organe des instincts inférieurs, des moins nobles pensées qu’il lui fût possible de retrouver en elle. Quant à lui, certain désormais de ne rien obtenir d’elle par les voies de la persuasion, il lui était démontré qu’il devait adopter une autre marche en lui prouvant l’inutilité d’une résistance tardive. Par là du moins, il mettrait un terme au débat engagé ; puis il n’anticipait que de quelques heures sur une découverte qu’elle ferait nécessairement dès le lendemain matin. Ce dernier calcul le forçait à être courageux ; d’ailleurs, l’ayant trouvée jusqu’alors plus docile qu’il n’avait osé s’y attendre, il espérait, enhardi par là, qu’elle se résignerait en fin de compte à ce qu’elle devrait regarder comme ayant été décidé par lui.

« — Je suis fâché de vous entendre parler ainsi, ma Romola, lui dit-il avec beaucoup de calme. Votre aveugle obstination va me mettre dans la nécessité de vous contrarier ; mais comme j’avais prévu en partie votre résistance à ce qui doit être, et ma résolution définitive devant se prendre sans retard, j’ai tourné l’obstacle en arrêtant seul ce qui se ferait. Même vis-à-vis d’une femme comme vous c’est là quelquefois le devoir d’un chef de famille… J’ai disposé, soit des livres, soit des antiquités, aussi avantageusement que possible. La bibliothèque a été achetée pour le duc de Milan ; les marbres, les bronzes et le reste vont être transportés en France…

« — Vous les avez vendus ? demanda-t-elle, s’abandonnant pour la première fois à l’élan d’une colère méprisante.

« — Oui, répondit Tito légèrement ému.

« — Vous êtes un homme sans foi, dit-elle en le toisant des pieds à la tête et avec une certaine âpreté d’intonation.

« Pendant un moment, elle n’ajouta rien, et il restait immobile sur son siège, comprenant bien que toute l’adresse du monde ne pouvait lui servir dans une circonstance pareille. Tout à coup elle se détourna, et d’une voix où perçait son agitation : — Il y a sans doute moyen d’empêcher ceci… Je vais trouver mon parrain…

« A l’instant même, Tito fut debout, courut à la porte, la ferma et retira la clé. Il était temps après tout que sa prédominance virile, jusqu’alors cachée, s’affirmât hautement. Chez lui du reste aucune colère. Seulement cette crise lui était tout à fait désagréable, et il sentait que, la scène une fois terminée, il aimerait à vivre pour quelque temps un peu à l’écart de cette femme irritée. Encore fallait-il qu’auparavant il eût paralysé son action.

« — Tâchez de vous calmer, lui dit-il, s’accoudant le plus naturellement du monde au piédestal d’un buste qui représentait je ne sais quel vieux Romain à figure austère. Ce n’est pas qu’au fond il se trouvât très à l’aise : son cœur palpitait quelque peu, atteint par un frisson purement moral contre lequel aucune cotte de mailles n’aurait pu le protéger. Il avait mis sous clé la colère et le mépris de sa femme, mais il lui avait aussi fallu s’enfermer avec eux, et si cette espèce de conflit n’avait pas précipité les pulsations de son sang, ses joues olivâtres du moins venaient de prendre une teinte plus pâle.

« Romola s’était arrêtée et le regarda de nouveau lorsqu’il mit la clé dans la scarsella pendue à sa ceinture. Les yeux de la jeune femme lançaient des éclairs ; tout son corps vibrait, et une force impétueuse semblait l’emporter comme en dépit d’elle-même à une action subite. Le désappointement écrasant qui la dominait quelques minutes plus tôt avait fait place à une indignation véhémente.

« — Tâchez du moins de comprendre la situation, dit Tito, et ne vous aventurez pas à des démarches qui, parfaitement inutiles d’ailleurs, pourraient avoir de fâcheux résultats. Messer Bernardo ne peut rien changera ce que j’ai fait… Veuillez, vous rasseoir… Tout à fait maîtresse de vous-même, vous n’appelleriez pas un tiers dans ce débat, qui. doit rester entre nous.

« Tito savait bien, en parlant ainsi, qu’il touchait à une fibre sensible. Romola cependant ne reprit pas son siège.

« — Pourquoi ce qui est fait ne pourrait-il se défaire ? reprit-elle après un silence.

« — Simplement parce que la vente est conclue, et que l’accord est constaté par écrit ; les acheteurs ont quitté Florence, et j’ai en main les billets qui garantissent le paiement du prix.

« — Si mon père avait soupçonné votre loyauté, dit Romola, dont le premier besoin semblait être d’épancher son amer dédain, il aurait mis ses collections bien en sûreté hors de vos atteintes ; mais la mort l’a surpris trop tôt, et une fois sûr que son oreille était sourde, sa main glacée, vous l’avez volé !…

« Elle s’arrêta un instant, et reprit ensuite plus emportée que jamais : — « Auriez-vous par hasard commis quelque autre vol ; et cette fois au préjudice d’un vivant ?… Est-ce pour cela que vous portez une armure ?…

« Romola s’était sentie poussée à prononcer ces paroles comme un homme le serait à cingler du fouet un visage hostile. Tout d’abord Tito se sentit en proie aux angoisses d’une horrible épouvante : ce déshonneur public, dont il s’était fait un fantôme redoutable, lui apparut pire encore qu’il ne l’avait jamais imaginé ; mais la réaction se fit bientôt. Tout ce qu’il y avait en lui de répulsion et de résistance commençait à se dresser contre une femme dont la voix semblait lui prédire un châtiment prochain. Ce n’était pas elle, à tout le moins, que son esprit alerte et prompt se trouverait hors d’état de dominer.

« — Il n’est point nécessaire, reprit-il avec une froideur marquée, de répondre à des paroles qui n’ont ni sens ni raison. Vous êtes en ce moment égarée par un sentiment filial que vous portez au-delà des limites ordinaires. Toute personne raisonnable, envisageant les choses à leur véritable point de vue, comprendra que j’ai pris le parti le plus sage. Dégagé de l’influence que vous avez pu exercer sur lui, messer Bernardo lui-même, j’en suis convaincu, serait de cette opinion.

« — Non certes, dit Romola, car il s’attend à voir exactement rempli le vœu de mon père… Hier encore il me le disait, et il ne me refusera point son appui… Quels sont ces hommes à qui vous avez vendu ce qui ne vous appartenait pas ?

« — Je n’ai aucune raison pour vous le cacher, bien que cela importe assez peu. Le comte de San-Severino et le sénéchal de Beaucaire sont déjà partis pour aller rejoindre à Sienne le roi de France.

« — On peut les rejoindre, on peut leur demander de rompre ce marché, dit Romola, chez qui l’inquiétude commençait à remplacer la colère.

« — Non, cela ne se peut, répliqua Tito avec une froide décision.

« — Pourquoi ?

« — Parce que je ne veux pas que le marché soit rompu.

« — Mais si vous n’y perdiez rien ?… Nous pourrions nous arranger pour que le prix du marché restât le même.

« Aucunes paroles n’auraient pu mettre au jour d’une manière plus nette le sentiment qui désormais la séparait de Tito ; mais celles-ci furent prononcées avec moins d’amertume que d’anxiété suppliante, et il se sentit plus fort dès qu’il s’aperçut que la première impulsion de son courroux s’était affaiblie.

« — Non, ma Romola. Veuillez comprendre tout ce que ces idées ont d’impraticable… Vous n’iriez pas de sang-froid demander à votre parrain d’ajouter encore trois mille florins aux avances qu’il a déjà faites sur la bibliothèque. Votre orgueil, votre délicatesse, vous feraient, je pense, reculer devant une pareille démarche… En supposant même que ce projet fût moins insensé, mon vouloir ne serait pas que messer Bernardo fît les avances dont vous parlez. Je vous prie en outre de réfléchir aux résultats d’une conduite qui vous mettrait en opposition directe avec moi, et placerait votre mari sous le fâcheux et trompeur reflet de vos déplorables soupçons, dénués de tout fondement. Que gagneriez-vous à me noircir dans l’esprit de messer Bernardo ? Les faits accomplis sont irrévocables, la collection est vendue, et vous êtes ma femme.

« Chaque mot avait ici sa portée, calculée avec une habileté profonde, car le sentiment du danger avait mis en éveil toutes les facultés de cet esprit subtil. Il comptait sur l’intelligence de Romola pour saisir à première vue la signification péremptoire de ce discours, auquel il n’ajouta rien, se bornant à ne pas la quitter du regard.

« .Quand Romola reprit la parole, sa voix était égale, assurée ; il n’y perçait plus aucune émotion. — J’ai une requête à vous adresser, dit-elle.

« — Demandez, Romola, tout ce qui pourra s’accomplir sans préjudice pour vous ou pour moi.

« — Vous voudrez bien alors me remettre la portion du prix qui revient à mon parrain et me charger du remboursement qui lui est dû.

« — Je souhaiterais d’abord avoir de vous quelques assurances au sujet de l’attitude que vous comptez garder envers moi.

« — Vous croyez donc aux assurances qu’on peut vous donner ? dit-elle avec un léger retour d’amertume.

« — De votre part, j’y compte parfaitement.

« — Eh bien donc ! je ne vous nuirai jamais en quoi que ce soit. Je ne révélerai aucun secret, je ne dirai rien qui puisse vous chagriner… J’estime, comme vous, qu’il y a là un passé irrévocable.

« — En ce cas, je ferai dès demain matin ce que vous désirez.

« — Dès ce soir, si cela se peut, reprit Romola, pour que nous n’ayons plus à revenir sur tout ceci.

« — Rien de plus aisé, dit-il, se dirigeant vers la lampe, tandis qu’elle persistait à demeurer assise, détournant de lui ses regards distraits. Il revint presque aussitôt et se pencha vers elle pour lui glisser un papier dans la main.

« — Vous savez sans doute, ma Romola, lui dit-il, que vous aurez en échange de ceci quelque chose à réclamer ?

« Maintenant qu’il se sentait moins menacé, l’incident venait de perdre à ses yeux presque toute son importance, et il revenait volontiers aux habitudes conciliatrices de sa souple nature.

« — Ah ! oui ! je comprends, dit-elle en prenant le papier sans lever les yeux sur Tito.

« — Et quand vous aurez pris le temps de réfléchir, ma Romola, je suis sûr que vous m’accorderez mon pardon… — De ses lèvres en même temps il effleurait les joues de la jeune femme, sans qu’elle parût y prendre garde le moins du monde. Elle comprit qu’il ouvrait la porte et s’en allait. La tête penchée, elle écouta : le bruit du grand portail, successivement ouvert et refermé, parvint jusqu’à elle. Aussitôt, comme rendue à la liberté de ses mouvemens, elle s’élança de son siège, et, allant s’agenouiller devant le fauteuil sur lequel se trouvait appuyé le portrait de son père, elle donna cours à ses larmes… »


Éloigné désormais du foyer domestique, où l’attendent incessamment les reproches muets, l’implacable dédain du noble cœur qu’il a déçu, Tito plus que jamais se sent attiré vers Tessa, dont l’attachement aveugle, la docilité sans bornes, la confiance absolue le réconcilient avec lui-même, et auprès de laquelle il n’éprouve ni le sentiment d’infériorité, ni le malaise de conscience par lesquels est miné peu à peu son attachement à Romola. Plus que jamais aussi la vie politique l’attire, et il y porte les mêmes instincts d’égoïsme auxquels nous l’avons vu obéir dans un autre ordre de relations. Il aime, tribun des rues, à se sentir bercé par les applaudissemens d’une foule enthousiaste et crédule ; mais il n’aime pas moins ces banquets de l’aristocratie auxquels l’admettent volontiers les Rucellai, les Tornabuoni, les Pucci, les Ridolfi, partisans secrets des Médicis exilés. De là une conduite ambiguë, des relations équivoques et la tentation perpétuelle de chercher son succès sur deux routes à la fois. Ingrat envers le peuple, qu’il s’amuse à duper par des harangues de carrefour, ingrat envers Savonarole, dont la généreuse intervention a retenu Romola près de son indigne époux, il finit par tourner contre la république florentine l’influence même qu’il tient d’elle et l’autorité des fonctions publiques qu’elle lui a confiées. Aux yeux de ce politique pratique, de cet homme d’état positif, la double réforme de fra Girolamo dans l’ordre civil et dans l’ordre religieux est d’avance frappée de mort. Il ne peut lui entrer dans la tête ni que le clergé italien se purifie, ni que le peuple florentin, depuis si longtemps assoupli à la tyrannie, supporte des institutions franchement démocratiques. Cette opinion, d’accord avec la réalité des faits et que justifie pour lui l’expérience de chaque jour, lui sert de fil conducteur dans le dédale où il s’engage. Encore n’avance-t-il qu’avec des précautions infinies, se ménageant toute sorte d’issues et de faux-fuyans, prenant autant de garanties, donnant aussi peu de gages que possible, et s’arrangeant de manière à se trouver en mesure vis-à-vis du vainqueur futur, quel qu’il puisse être.

Romola au contraire, mûrie et comme épurée par les douleurs de sa vie domestique, entre résolument dans la carrière du sacrifice et des œuvres saintes. Les conseils de Savonarole, l’autorité de cette voix qui remuait les masses populaires l’ont ramenée, nous venons de le dire, auprès de Tito Melema. Un reste d’amour survit en elle à l’estime perdue, à la confiance trompée. Sa sollicitude, mêlée de quelque tendresse, plane comme un ange protecteur sur cette vie obscure et coupable dont elle voudrait sonder les ténèbres et purifier les tendances. Elle en pénètre quelquefois les secrets et déjoue avec fermeté les trahisons savamment organisées par son mari. Il arrive même un jour où, surprenant une trame des médicéens contre le prieur de Saint-Marc, devenu peu à peu l’arbitre des destinées de Florence, elle veut tout dévoiler, tout sacrifier au salut du grand homme, son guide spirituel, en qui elle croit reconnaître le véritable successeur des apôtres et le fondateur d’un nouveau régime républicain conforme aux préceptes austères du christianisme et aux notions philosophiques puisées par Romola dans le commerce de l’antiquité ; mais ce jour-là Tito l’arrête court par une manœuvre habile, en lui montrant parmi les hommes qu’elle va perdre les principaux membres du patriciat, auquel son origine la rattache, et jusqu’à ce vieillard dont les soins affectueux lui ont donné un second père. Bernardo del Nero, devenu gonfalonier de Florence, est plus ou moins compromis dans le parti des Médicis, et pour imposer silence à sa filleule il suffit qu’elle puisse le croire en danger. Tito, désormais protégé par les scrupules de conscience qu’il a éveillés si à propos, se replonge de plus belle dans cette complication d’artifices et d’intrigues où se délecte son esprit subtil, et qui offre à son ambition développée par le succès les perspectives les plus attrayantes.

Pendant qu’il s’abandonne aux vertiges de l’espérance, à la fièvre des complots, Baldassare Calvo ne le perd pas de vue. Il a surpris le secret de ce prétendu messer Naldo à qui Tessa se croit mariée. En échange des soins que Romola lui prodigue, quand elle le trouve atteint de la peste dans un des hôpitaux où la charité la conduit chaque jour, il lui livre ce secret, et pour la mieux convaincre, pour lever tous les doutes qu’elle conserve encore, il a promis de la mener chez sa rivale, lorsque tout à coup il disparaît sans qu’on puisse savoir ce qu’il est devenu. C’est le hasard, le hasard seul, qui complète les révélations de Baldassare et met en face l’une de l’autre les deux femmes trompées par l’astucieux Tito. À la vue des beaux enfans de Tessa, et lorsqu’elle a reçu les confidences naïves de la pauvre contadine encore abusée, Romola ne se sent pas le courage de la détromper. L’humiliation qu’elle éprouve n’est mêlée d’aucun ressentiment, et son altière équité ne saurait s’abaisser à des vengeances que la jalousie ne légitimerait plus. D’autres soins d’ailleurs, beaucoup plus essentiels, préoccupent cette âme sublime. Un complot en faveur des Médicis vient d’être dénoncé à la signoria. Les cinq principaux meneurs sont jetés dans les fers, et parmi eux l’ancien gonfalonier Bernardo del Nero ; l’artisan de leur perte est un de leurs complices, et ce complice n’est autre que Tito Melema, maître expert en ces volte-faces perfides. Romola l’ignore, mais sa pénétration et la connaissance qu’elle a maintenant du caractère de son mari le désignent à ses soupçons ; elle n’en déploie que plus d’ardeur à solliciter l’intervention de Savonarole en faveur des malheureux que menace le ressentiment populaire. Cette entrevue de Romola et de Savonarole est une des plus belles scènes du roman. On y voit aux prises la généreuse pitié d’une femme revendiquant les droits sacrés de la justice, de la clémence, avec l’inflexibilité monacale d’un homme fanatisé par ses propres conceptions, et qui compte pour peu de chose l’existence de quelques ennemis politiques sourds à sa parole, qu’il croit inspirée, adversaires irréconciliables de ses desseins, dont la grandeur l’éblouit et le fascine. Les refus impitoyables qu’il oppose aux supplications de Romola le font descendre du piédestal où elle l’avait placé dans son cœur ; ils lui montrent l’homme sous le demi-dieu presque infaillible, et lui ôtent la dernière illusion qui la rattachât à la vie. Après avoir assisté avec désespoir au supplice des cinq conspirateurs, elle se sent invinciblement repoussée loin du traître qu’elle soupçonne de les-avoir livrés au bourreau, loin de l’ingrate cité qui les a laissés périr. Elle quitte de nouveau Florence, et, sans pouvoir positivement se résoudre au suicide, elle affronte une mort presque certaine en se livrant seule, sur une misérable barque de pêcheur, aux flots inconstans de la Méditerranée.

Tandis que Tito et Savonarole cherchent en vain les traces de la fugitive, le drame politique à Florence se précipite vers son dénoûment. À peine suspendues un moment par l’exécution de l’ancien gonfalonier et de ses amis, les trames médicéennes ont recommencé plus actives que jamais. L’autorité purement morale de Savonarole est minée de toutes parts. Le grand réformateur tombe dans un piège qu’il s’est tendu à lui-même en invoquant pour preuve de sa mission le pouvoir surhumain dont il se disait, dont il se croyait peut-être investi. Il s’est donné comme prophète et comme thaumaturge ; la crédulité populaire, incessamment surexcitée par ses ennemis, le somme de prédire l’avenir et de faire des miracles[2]. La situation se complique d’une rivalité de couvens. Les frati minori de Santa-Croce défient le dominicain excommunié d’établir sa doctrine, de manifester ses droits à la protection céleste au moyen d’une épreuve décisive empruntée à la jurisprudence des temps barbares, et cette épreuve, ils offrent eux-mêmes de s’y soumettre. Cet absurde défi, accepté forcément par Savonarole, devient l’occasion d’une scène misérable racontée par tous les chroniqueurs, et d’après eux avec une fidélité scrupuleuse, par l’auteur de Romola. Dans ce roman, Tito Melema, devenu à force de manœuvres le secrétaire du conseil des dix, est le principal instigateur de la combinaison machiavélique qui met le frate, dépouillé désormais de son ascendant sur la multitude, à la merci d’un gouvernement hostile et jaloux. Dès le lendemain de la fatale épreuve, les arrabiati de Florence, — ceux qu’exaspérait le joug austère de l’autorité monacale, — suscitent une émeute populaire principalement dirigée contre les piagnoni ou sectateurs de Savonarole. Ces désordres ont été concertés avec Dolfo Spini, que les arrabiati reconnaissent pour chef, par Tito Melema, toujours acharné à la perte du réformateur ; mais le Grec a omis, dans ses calculs profonds, de faire entrer en ligne de compte la haine que lui porte un sycophante en sous-ordre, un espion de bas étage, dont il a plusieurs fois et presque sans le savoir contrarié l’ignoble ambition. Au moment où Florence est livrée à l’émeute, alors que le pillage, l’incendie, l’assassinat ont pleine carrière, quelques perfides révélations glissées par ser Ceccone à l’oreille de Dolfo Spini décident du sort de Tito. Le Catilina florentin, se croyant joué par le secrétaire des dix, prononce contre lui un arrêt de mort que deux de ses sicaires, deux campagnacci, sont chargés d’exécuter. Deux bandes de pillards, organisées, commandées par ces hommes, se dirigent dès la pointe du jour vers une maison de la via dei Bardi sous prétexte de pillage, mais en réalité pour surprendre au saut du lit et tuer sans rémission le propriétaire de cette maison. Tito cependant n’est pas homme à s’endormir au sein des périls. Le souvenir du mal qu’il a fait, des fraudes auxquelles il doit sa prospérité, ne lui permet pas de se croire à l’abri dans une ville où tant de passions déchaînées ont leur libre cours. Tout est donc préparé pour sa fuite. Un fidèle serviteur a pris les devans avec Tessa et les enfans de Tessa : ils l’attendent dans le Borgho, les mules chargées, le convoi prêt à se mettre en route ; mais entre eux et lui coule l’Àrno, qu’il faut traverser ou sur le Ponte-Vecchio ou sur le pont Rubaconte, qu’il va trouver fermés l’un et l’autre par les sanglans émissaires de Dolfo Spini. Traqué, entouré, pressé de toutes parts, le malheureux s’engage malgré lui, au milieu des cris de mort et des armes levées sur sa tête, dans l’étroit défilé du Ponte-Vecchio. Bientôt une seule alternative lui est laissée, ou d’être mis en lambeaux, écrasé, foulé aux pieds par cette canaille altérée de sang, ou de risquer sa dernière chance de salut en se précipitant encore sain et sauf dans la rivière qui coule au-dessous de lui. Encore faut-il, pour cela, se dégager des mains vigoureuses qui déjà le tiennent ; mais sa présence d’esprit ne l’a pas abandonné. En jetant à quelques pas de lui sa ceinture et son escarcelle chargées d’or et de diamans, il écarte un instant les plus acharnés, et cet instant lui suffit pour réaliser son audacieuse tentative. Une fois déjà, lors de son naufrage, il a dû la vie à son talent de nageur. Ne peut-il espérer aujourd’hui pareille fortune ? Il a pour lui le courant, et s’il dépasse le Ponte-alla-Carrara, s’il peut aborder sur les quais de quelque lointain faubourg, il n’aura certainement rien à craindre. La populace féroce qui voulait tout à l’heure le jeter à l’eau ne doit pas douter qu’il n’ait trouvé la mort dans le fleuve. Calcul bien fait, logique puissante, raisonnemens irréprochables, mais qui vont être cruellement démentis ! Tito a laissé derrière lui le pont de la Trinità : il pourrait à la rigueur prendre terre sans courir de bien grands dangers ; mais, sous le coup de ses terreurs récentes, il croit devoir persister encore, et ne s’arrête qu’au moment où les forces vont lui manquer. Tout au plus a-t-il conscience de lui-même lorsqu’un dernier effort le jette presque sans connaissance sur une berge déserte, à quelques pas d’un vieux mendiant habitué à venir chaque jour, sur les bords de l’Arno, guetter les épaves de la cité voisine.

Cet homme, qui depuis quelques instans contemple d’un œil sombre les efforts du nageur éperdu, — cet homme à qui un caprice de la Providence envoie ainsi une vengeance poursuivie en vain depuis des années, — cet homme est Baldassare Calvo. Le vieillard n’a pas d’armes, et ses bras sont débiles ; un enfant se rirait de l’effort avec lequel il se traîne vers sa proie et vient s’abattre, hideux cauchemar, sur la poitrine haletante du jeune homme abandonné à sa merci :


«… Mort ! — Était-il mort ? Les paupières à demi fermées ne bougeaient plus ; mais non, cela ne pouvait être, car il fallait que justice se fît. Quelquefois on semble mort, et la vie revient. Baldassare en ce moment ne se sentait plus paralysé par sa faiblesse, et calculait exactement ce qu’il lui était possible d’accomplir. Coulant ses doigts épais dans l’encolure de la tunique, il les tenait prêts, un genou en terre à côté du corps, et scrutant le visage d’un regard assidu. Il se sentait au cœur une féroce espérance, mêlée de je ne sais quel tremblement craintif ; mais la cruauté seule animait son regard : tout ce qui restait en lui de vie latente et comme brûlant sous la cendre semblait, réveillé soudain, jeter des flammes.

« Pourtant les paupières étaient encore immobiles, barrières fermées, portes closes à la vengeance. Se pouvait-il bien qu’il fût mort ?… Nul moyen de compter ces minutes qui passaient si lentes, chacune d’elles éteignant l’ardeur des premières espérances. À la fin, un imperceptible tressaillement, une sorte de vibration lumineuse annonça que ces yeux fermés allaient s’ouvrir ; — ils s’ouvrirent en effet et se dilatèrent presque aussitôt…

« — A la bonne heure !… Tu me vois… Tu me reconnais !…

« Tito effectivement l’avait reconnu, mais sans pouvoir se rendre compte si c’était la vie ou la mort qui le faisait ainsi comparaître devant son père outragé. Ce pouvait être la mort, — la mort pouvait être le froid glacial qu’il éprouvait, l’angoisse qui lui serrait le cœur devant cette apparition hideuse de son passé, penchée à jamais sur lui.

« La seule crainte de Baldassare maintenant, c’était de voir lui échapper cette proie jeune et robuste ; il resserra autour du cou la pression de ses doigts noueux, et avec toute la force que la vieillesse laissait à ses membres épuisés, il appuya son genou sur la poitrine pantelante… La mort maintenant pouvait venir.

« Sans se fier à l’immobilité de ces paupières qui venaient de se refermer, sans croire à ce trépas apparent, le meurtrier attendait, toujours agenouillé, que la justice envoyât quelques témoins, et alors lui, Baldassare, se proclamerait hautement le bourreau de ce traître envers qui jadis il avait rempli tous les devoirs d’un père. Peut-être à la fin le croirait-on, et il accepterait volontiers la rétribution de son crime, pourvu que la mort vînt l’atteindre à cet endroit même, cramponné au cou de l’infâme et le poursuivant jusqu’en enfer de son étreinte vengeresse.

« Quand les forces lui manquèrent, quand il sentit qu’il ne pouvait plus rester à genoux, il s’assit sur le cadavre, les doigts toujours crispés autour du col de la tunique. Le grand jour était venu, mais pas un témoin ne se présenta. Aucun regard n’alla chercher au loin ce groupe immobile, enfoui dans les hautes herbes qui croissent au bord du fleuve. Florence avait ce jour-là de bien autres affaires et mettait en scène un drame bien autrement palpitant. Peu après que la mort eut couché l’un à côté de l’autre les deux cadavres gisant sur les rives de l’Arno, Savonarole, soumis à la torture, poussait ce cri d’agonie qu’on fit semblant de prendre pour un aveu de ses crimes… »


Nous avons vu Romola fléchir un instant sous le fardeau d’une existence désenchantée ; mais les flots auxquels elle a confié le soin de mettre un terme à ses souffrances la portent doucement, grâce à l’impulsion d’une brise favorable, vers un pauvre village de la côte méditerranéenne, où quelques juifs portugais, fuyant les rigueurs de l’inquisition, sont venus peu de jours auparavant mourir de la peste. Le fléau qu’ils ont importé sévit dans toute la vallée adjacente ; la plupart des chaumières sont abandonnées ; la peur domine les âmes et paralyse toute inspiration charitable ; de ces malheureux qui languissent et se meurent isolément, pas un ne songe à porter secours au voisin. Le pievano[3] lui-même, oublieux de tous ses devoirs, n’apporte plus au chevet des mourans les bénédictions de l’église, et ne vient que çà et là, furtivement, constater la misérable condition du troupeau commis à sa garde. L’apparition de Romola sur cette plage désolée, cette barque mystérieuse d’où on la voit descendre seule, l’auréole lumineuse que lui font ses cheveux d’or la transforment aisément en une sorte de madone, et lui donnent aussitôt sur les superstitieux habitans de la vallée une autorité dont elle use uniquement pour leur salut. Elle trouve dans cette mission de charité que la Providence lui assigne le baume puissant dont ses blessures avaient besoin. Elle ne se console pas, elle oublie, et dans cet oubli bienfaisant retrempe ses forces épuisées. Le courage qu’elle prêche aux autres lui revient ; la sérénité qu’elle fait renaître autour d’elle lui est rendue par surcroît. Un grand apaisement s’est fait dans son âme quand elle retourne à Florence, quelques mois plus tard, comblée de bénédictions et vénérée à l’égal des saintes légendaires par tous ces malheureux qui l’ont vue déployer un dévouement surhumain.

Une fois informée de ce qui s’est passé en son absence, Romola s’empresse de restituer à l’état la plus grande partie des richesses suspectes que Tito a laissées derrière lui. De cette renonciation scrupuleuse, elle n’excepte qu’une somme équivalente au prix des collections paternelles vendues à son détriment et malgré sa volonté. Cette somme, elle la destine en secret aux enfans de Tessa et à Tessa elle-même, dont elle se constitue la protectrice en lui laissant provisoirement ignorer les motifs secrets de l’intérêt qu’elle lui témoigne. Tout en réglant ainsi sa vie, tout en se ménageant les devoirs et les joies d’une maternité factice, la jeune veuve suit d’un œil ému les sanglantes péripéties du procès de Savonarole. Elle n’est point de ces piagnoni timides que le réformateur a déçus en se laissant arracher par la torture quelques rétractations involontaires ; elle ne croit pas aux procès-verbaux falsifiés qui changeaient les termes et aggravaient la portée de ces humilians démentis. Sans connaître à fond les détails honteux du marché politique débattu entre la signoria de Florence, le pape et le duc de Milan, elle devine que fra Girolamo se débat en ce moment sous l’effort coalisé des ambitions mauvaises qu’il a voulu réfréner, des vices auxquels il a déclaré la guerre, de la tyrannie étrangère à laquelle il faisait obstacle, et d’un clergé corrompu qu’il prétendait ramener à ses vertus primitives. Au fond, pur de tout crime qualifiable et de toute hérésie dogmatique, le prieur de Saint-Marc n’avait à expier sur le bûcher que son attitude ferme et hautaine en face de l’excommunication, et son refus formel d’allégeance à la papauté. Obéir aux décrets d’Alexandre VI, c’était, disait-il, « obéir au diable, » et il ne visait à rien moins qu’à obtenir des puissances européennes la réunion d’un concile général appelé à déposer l’indigne pontife. L’analyse des mobiles qui le poussaient, des sentimens qui tour à tour l’animèrent, de cette inspiration flottante où la sincérité de l’extase et les entraînemens calculés de la politique se touchent de si près que parfois ils se confondent, devait tenter l’auteur d’Adam Bede, et lui a en effet inspiré quelques pages remarquables. George Eliot nous montre l’âme de son héroïne partagée entre le désir, le besoin de croire encore à Savonarole et les suggestions de ce discernement terrestre « qui juge les choses en faisant une part très modeste aux ressources, à la capacité de l’humaine nature. » Ni dans l’un ni dans l’autre de ces deux ordres d’idées Romola ne trouve une satisfaction complète. Ses propres souvenirs, ses propres observations, datant de l’époque où elle était disciple fidèle, lui disent que la torture seule n’explique pas complètement les rétractations de son ancien maître ; mais sa conscience lui dit aussi que la vie de cet homme n’a manqué ni de pureté ni de grandeur. Elle n’a pas oublié d’ailleurs cette sécheresse désolante, cet appauvrissement moral qui ont coïncidé chez elle avec la diminution de la confiance qu’elle lui accordait, et il lui est impossible d’admettre que ce scepticisme énervant, qui paralysait son âme et la rendait infertile, fût basé sur une solide et saine appréciation de la vérité. Elle se refuse à ne voir que des mensonges dans les paroles inspirées qui naguère lui rendaient une vie nouvelle, et un faux prophète dans cet homme en qui semblaient incarnées les plus nobles et les plus salutaires tendances de notre infirme nature.


« En relisant les confessions imprimées par ordre de la signoria, elle y trouvait à chaque instant la trace d’altérations évidentes, de surcharges et d’interpolations maladroites. Elles avaient cette emphase, cette redondance d’accusations contre soi-même que les plus vils hypocrites se permettent seuls vis-à-vis de leurs semblables. Toutefois, par cela même que ces phrases étaient en opposition flagrante, non-seulement avec le caractère de Savonarole, mais encore avec le ton général de ses aveux, on en était d’autant mieux amené à penser que le texte dans son ensemble reproduisait exactement les paroles tombées des lèvres de l’accusé. Sauf ce qui regardait les prétendues prophéties, on y trouvait à peine un mot qui portât dommage à son honneur. Il expliquait, sans varier jamais dans ses définitions, les plans qu’il avait formés pour Florence, pour l’église et pour le monde entier. Quant aux moyens employés, ils étaient irréprochables, sauf le privilège indûment revendiqué de cette inspiration spéciale qui, une fois admise, lui donnait l’empire des âmes. Bref, — et même en laissant subsister les additions qu’une main malveillante y avait glissées après coup, — ces aveux n’impliquaient chez fra Girolamo qu’une certaine passion pour la gloire et le désir d’y atteindre par les moyens les plus nobles, c’est-à-dire en perfectionnant les notions morales de l’humanité, en faisant passer dans la pratique de chaque jour ce qui reste trop souvent à l’état de dogme abstrait et de vaines paroles. »


Ceci est du reste l’interprétation presque littérale d’un passage des confessions de Savonarole textuellement cité dans le livre de George Eliot. « Tout ce que j’ai fait, disait-il, m’a été dicté par le désir d’être à jamais fameux dans le temps présent et les siècles à venir, afin de m’assurer la confiance des Florentins, et pour que rien ne se fit dans leur ville sans avoir été sanctionné par moi. Une fois ma position établie à Florence, j’avais en vue d’accomplir de grandes choses soit en Italie, soit au dehors, par le moyen de ces personnages éminens dont j’étais devenu l’ami, et que je consultais en toute matière importante, comme par exemple sur la réunion du concile universel. » Selon que mes premiers efforts eussent réussi, j’aurais donné carrière à mes projets ultérieurs. Je me proposais surtout, après la formation du concile, de pousser les princes de la chrétienté, plus particulièrement ceux des pays en dehors de l’Italie, à marcher contre les infidèles. Je ne me préoccupais pas beaucoup de devenir cardinal ou pape, car, ayant une fois mené à terme la grande entreprise par moi conçue, je me trouvais, pape ou non pape, le premier personnage du monde chrétien par l’autorité que j’eusse acquise et le respect dont on m’eût entouré. Choisi comme successeur des apôtres, je n’aurais pas refusé cet office ; mais être à la tête d’une pareille œuvre me paraissait plus important que d’être pape, attendu qu’un homme vicieux peut porter la tiare, tandis qu’une entreprise comme la mienne exige chez celui qui la mène des vertus de premier ordre. » Médité, commenté comme il doit l’être, ce fragment explique Savonarole tout entier. C’est en quelque sorte le testament de sa conscience dicté à des bourreaux stupides, qui transcrivirent sans y rien comprendre l’éloquente protestation de leur victime.

Ambitieux, Savonarole l’était ; mais il avait le droit de l’être, car ce droit est celui de tout homme qui veut le triomphe du bien, la destruction de l’iniquité. Trompeur, il le fut aussi dans une certaine mesure, et pour déterminer cette mesure il faudrait savoir ce que personne ne saura jamais, c’est-à-dire la situation mentale qui lui était faite par ses études théologiques, ses veilles d’ascète, et ses contemplations exaltées. George Eliot a voulu s’expliquer à elle-même et faire comprendre à ses lecteurs la torture morale infligée par surcroît à Savonarole et qui, malgré les révoltes légitimes de sa fierté, l’avait enfin de compte rabaissé à ses propres yeux :

« Laissé seul dans sa prison, muni de plumes et d’encre, libre d’employer comme il le voudrait ce malheureux bras droit que la torture avait disloqué, Savonarole écrivit en effet ; mais ce ne fut ni pour affirmer son innocence, ni pour protester contre les traitemens qu’il avait subis. Ce qu’il écrivit alors n’est qu’un long entretien avec cette pure Essence divine où il voulait pour ainsi dire s’absorber, ce sont les épanchemens de l’humiliation volontaire, les ardentes aspirations de l’âme qui cherche à se renouveler. Le temps n’est plus où il s’affirmait avec véhémence. Nous ne retrouvons pas le plus faible écho de cette voix qui disait : Mon œuvre est bonne, et ceux qui la combattent sont les fils de l’enfer. Au lieu du triomphe, c’est la tristesse qui parle, et voici ce qu’elle dit : Dieu t’a placé au milieu du peuple comme un de ses élus. À ce titre, tu enseignais les autres, et tu n’as pas su renseigner toi-même. Tu as guéri les autres, et ta propre infirmité s’est trouvée sans remède. Ton cœur s’était enorgueilli devant la beauté de tes propres actes, et c’est par là que ta sagesse a péri, c’est par là que tu es devenu ce que tu resteras toujours, la proie du néant… Vienne à luire un rayon d’espérance, il n’entrevoit pas les victoires promises à sa grande œuvre, et n’accepte pour gage de la tendresse, de la miséricorde dont il est l’objet, que l’esprit de pénitence et de soumission développé en lui par les rigueurs de sa destinée. Si tu étais oublié du ciel, se dit-il, le don du repentir ne te serait pas ainsi prodigué… Aucun témoignage valable n’établit que Savonarole, — ni pendant son séjour dans les cachots, ni même à l’instant de la crise suprême, — se soit cru ou se soit proclamé martyr. L’idée de mourir pour la cause qu’il voulait faire triompher était mêlée pendant la lutte à ses rêves d’avenir. Maintenant, à la place de l’une et l’autre chimère, une résignation qu’il ne décorait d’aucun nom glorieux dominait toutes ses pensées. Il n’en a que plus de droits à être appelé martyr par toutes les générations d’hommes qui sont venues ou viendront après lui. En effet, s’il fut en butte aux attaques des puissans de la terre, sa grandeur l’avait fait leur ennemi, non ses fautes. On ne le punit pas d’avoir cherché à décevoir ses concitoyens, mais d’avoir cherché à les relever de la corruption, et ce fut en expiation de ce noble effort que lui fut imposée une double agonie : la première, la moins douloureuse, celle des injures publiques, des tourmens corporels, des angoisses du trépas ; la seconde et la plus terrible, cette déchéance qui le précipita brusquement du sein de ses visions splendides au fond des ténèbres épaisses où il disait simplement : Je ne compte plus pour rien ici-bas ; l’obscurité m’enveloppe de toutes parts, et pourtant la lumière que j’ai entrevue était bien la vraie lumière. »

L’épilogue du roman nous transporte à l’année 1509, onze ans après le supplice de Savonarole. Le réformateur florentin n’est pas encore réhabilité ; mais l’opprobre et la haine publique, s’écartant peu à peu de sa mémoire, planent sur la tête de ses persécuteurs. Romola, dont les regards l’ont suivi jusque sur le bûcher, lui voue, comme tant d’autres piagnoni, un culte fidèle. Sur un autel revêtu de draperies blanches, décoré de cierges et de bouquets, elle conserve au fond de son logis l’image en pied de l’illustre frate. C’est au seuil de cette espèce de chapelle que, dans le cours d’une leçon donnée au jeune Lillo, le fils aîné de Tessa, elle est amenée à lui parler tour à tour, voulant l’éclairer sur ses chances d’avenir, de deux destinées bien différentes : celle du savant Bardo, mort obscur et pauvre ; celle de Savonarole, expiant sa grandeur par un ignominieux trépas. Inquiète pour cet enfant dont elle cultive l’intelligence et à qui elle voudrait rendre familières les plus hautes visées, les plus nobles aspirations de l’âme, elle l’entretient à mots couverts et en ces termes d’un troisième personnage dont il ne saura jamais le nom :


« Il est un homme, Lillo, près duquel j’ai vécu de manière à le bien connaître : séduisant par son esprit, par sa beauté, par ses dehors flatteurs et ses manières courtoises, il captait à peu près tous les suffrages. Je crois bien qu’à l’époque où je le vis pour la première fois, aucune pensée basse ou cruelle n’avait flétri la jeunesse de son cœur ; mais pour avoir tenté de se dérober à tout ce que la vie a de pénible, pour n’avoir voulu sauvegarder ici-bas que les intérêts de son égoïsme, il fut amené finalement à commettre quelques-unes de ces actions qui condamnent un homme à l’infamie. Il désavoua son père et l’abandonna au sort le plus misérable ; il trompa tous ceux qui s’étaient fiés à lui, et cela pour vivre en paix, pour devenir riche et prospère… Le malheur n’en est pas moins venu le frapper, et quand les coups du malheur tombent sur un homme ainsi avili à ses propres yeux, il n’est pas de baume pour les blessures qu’ils y laissent… » Romola s’interrompit de nouveau. Sa voix était émue, et Lillo écoutait ces graves paroles avec un étonnement mêlé de quelque terreur… — Une autre fois, mon Lillo ! reprit-elle,… je te dirai le reste une autre fois… »


Ainsi s’achève ce récit, empreint jusqu’au bout d’une sorte de piétisme philosophique enté sur un fonds de religiosité protestante : œuvre de forte volonté, d’obstination studieuse, dont l’analyse mieux que la discussion pouvait faire ressortir les beautés et les défauts. On se prend à regretter, après l’avoir ainsi étudiée, que George Eliot n’ait pas mieux apprécié, n’ait peut-être même pas connu cet autre peintre des mœurs italiennes du moyen âge qui se cachait sous le pseudonyme de Frédéric Stendhal. Elle aurait appris de lui à condenser son action, à ne pas l’encombrer de détails oiseux et de personnages insignifians ; il l’aurait sans doute dégoûtée des dialogues indéfiniment prolongés où l’érudition de l’auteur se donne carrière aux dépens de la vraisemblance outragée, de l’intérêt suspendu ; il lui eût surtout appris à exprimer nettement, à mettre en relief les dons particuliers du génie italien, ce mélange de vues sérieuses et de caprices puérils, de passion et de timidité, de candeur et de ruse, qu’il avait décomposé mieux que personne, non pas seulement en simple observateur, en naturaliste curieux, mais à travers le prisme coloré des passions, et avec le flair subtil qu’elles donnent. Ses vigoureuses esquisses, — l’Abbesse de Castro, Vittoria Accoramboni, la Duchesse de Palliano, les Cenci, — valent, pour l’intelligence de la société italienne au XVIe siècle, bien des tableaux patiemment et compendieusement élaborés, parmi lesquels nous sommes obligé de comprendre le dernier roman de l’auteur d’Adam Bede.

Un parallèle entre Stendhal et George Eliot semble devoir donner à celle-ci une supériorité manifeste, si on les apprécie uniquement comme moralistes. Encore faudrait-il y regarder de près, distinguer soigneusement les desseins délibérés et les résultats obtenus. Henri Beyle, dans son parti pris de pessimisme sceptique, ne visa jamais, que nous sachions, à jouer ici-bas un autre rôle que celui d’un dilettante passionné, doublé d’un pénétrant diplomate à qui personne n’en fait accroire. La peinture, la musique, l’amour furent ses dieux, et il avait de plus pour les scélérats vraiment habiles, comme pour les passions à outrance, une sorte de vénération… relative. Malgré tout, ses écrits ont souvent une âpreté salutaire : ils ne prêchent, nous en conviendrons, ni la résignation ni le sacrifice, et le mouton n’y apprendra jamais à se laisser manger par le loup pour faire honte à la cruauté de ce sanguinaire animal ; ils respirent en revanche le mépris de toute lâcheté, de toute faiblesse, la haine bien accusée des faquins de tout ordre. — Avec George Eliot au contraire, on n’entend que pieux conseils et sages exhortations ; mais la charité de l’écrivain, parfois un peu trop compréhensive, son désir de garder une impartialité absolue, de tout expliquer dans le sens le plus conciliant et le plus favorable, semblent fréquemment troubler sa vue, et obscurcissent, dénaturent même les notions, d’ailleurs si saines, qu’on pourrait dégager de son œuvre. Les mâles tendances de son esprit sont balancées, atténuées par mille préoccupations enfantines, et la « moelle des lions, » qu’elle s’est évidemment assimilée, se transforme en petit-lait sans qu’on s’explique très bien un pareil phénomène. En somme, pour bien des tempéramens, spécialement pour les plus robustes, la verdeur presque cynique de Stendhal doit avoir une meilleure influence que le platonisme évangélique, la philanthropie pondérée, l’équité attendrie de George Eliot. L’un nous retrempe, l’autre souvent nous énerve, et celui des deux qui s’occupe le moins de nous mener au bien est peut-être encore celui qui nous arme le mieux contre le mal.



E.-D. FORGUES.


  1. La vacca muglia, disaient les artisans de Florence quand sonnait la grande cloche dans la tour du Palais-Vieux.
  2. Sur ce point délicat de savoir si le prieur de Saint-Marc croyait ou non à ses dons surnaturels, on pourra consulter avec fruit, dans la Revue du 15 mai 1803, l’étude intitulée : Un Réformateur italien au temps de la renaissance.
  3. Le curé de paroisse.