Une galerie antique de soixante-quatre tableaux/Narcisse

XXII

Narcisse.


Cette source reproduit les traits de Narcisse, comme la peinture reproduit la source, Narcisse lui-même et son image. Le jeune homme, de retour de la chasse, se lient debout près de la source, soupirant pour lui-même, épris de sa propre beauté, illuminant l’eau, comme tu vois, de sa grâce éclatante. Quant à cet antre, c’est celui d’Achéloos et des nymphes(a). La vraisemblance a été observée : car on y voit des statues grossièrement sculptées dans une pierre qui provient du lieu même ; les unes ont été rongées par le temps ; les autres ont été mutilées par des enfants de bouviers ou de pâtres, qui, en raison de leur âge, ne sentent pas encore la présence du dieu. Elle n’est point non plus étrangère au culte dionysiaque, cette source que Dionysos a fait comme jaillir pour les bacchantes. La vigne, le lierre, le lierre hélix aux belles vrilles(b), y forment un berceau chargé de grappes de raisins, entremêlé de ces férules qui donnent les thyrses(c) ; au-dessus d’elle, prennent leurs ébats des oiseaux qui gazouillent mélodieusement, chacun à sa façon. Des fleurs, nées près de l’eau, en honneur du jeune homme, ne font que d’entr’ouvrir leurs blanches corolles ; fidèle à la vérité, la peinture nous montre la goutte de rosée suspendue aux pétales : une abeille se pose sur la fleur ; je ne saurais dire si elle est trompée par la peinture, ou si ce n’est pas nous qui nous trompons en croyant qu’elle existe réellement. Mais soit, il y a erreur de notre part. Quant à toi, à jeune homme, ce n’est pas une peinture qui cause ton illusion ; ce ne sont pas des couleurs, ni une cire trompeuse qui te tiennent enchaîné(d) ; tu ne vois pas que l’eau te reproduit tel que tu te contemples ; tu ne t’aperçois pas de l’artifice de cette source, et cependant il te suffirait pour cela de te pencher, de passer d’une expression à une autre, d’agiter la main, de changer d’attitude ; mais, comme si tu venais de rencontrer un compagnon, tu restes immobile, attendant ce qui va suivre. Crois-tu donc que la source va entrer en conversation avec toi ? Mais Narcisse ne nous écoule point : l’eau a captivé ses yeux et ses oreilles. Disons, du moins, comment le peintre l’a représenté. Debout, le jeune homme croisant les pieds s’appuie de la main gauche sur son épieu fiché en terre, pendant que la main droite repose sur ses flancs ; ainsi il se soutient lui-même(c), et sa hanche droite présente une forte saillie par suite de l’abaissement de la gauche. On aperçoit l’air entre le coude et le bras, à la hauteur du coude(f) ; des plis se dessinent à la jointure du poignet. Des ombres sillonnent la paume de la main en lignes obliques(g), par suite de la position des doigts qui s’infléchissent en dedans. Sa poitrine se soulève : est-ce l’animation de la chasse qui persiste encore, est-ce déjà un soupir amoureux ? Je ne saurais dire : le regard est bien celui d’un homme qui aime avec passion ; naturellement vif et farouche, il est tempéré par je ne sais quelle langueur voluptueuse ; peut-être s’imagine-t-il être aimé comme il aime, son image le regardant avec la même tendresse qu’il la regarde. Nous aurions beaucoup à dire sur sa chevelure si nous avions rencontré Narcisse pendant qu’il chassait ; que de mouvements, en effet, lui aurait imprimés la vitesse de la course, aidée surtout par le souffle du vent ! mais, telle qu’elle est, nous ne saurions nous en taire. Très abondante et comme dorée, elle retombe en partie sur le cou, en partie sur les oreilles qui la partagent ; ondoyante sur le front, elle se mêle au poil follet du visage. Les deux Narcisse sont semblables, brillent de la même beauté ; la seule différence entre eux, c’est que l’un se détache sur un fond qui est le ciel, et que l’autre est vu comme plongé dans l’eau ; le jeune homme se tient immobile au-dessus de l’eau qui est immobile, ou plutôt qui le contemple fixement, et comme éprise de sa beauté.


Commentaire.


La fable de Narcisse a été souvent racontée par les poètes et reproduites par les artistes. Nous laissons aux mythologues le soin de décider si, comme le veut Pausanias[1], Narcisse est le nom d’un jeune Thespien qui aurait été

Notes
XXII. — NARCISSE.


a). Quant à cet antre, c’est celui d’Achéloos et des Nymphes. L’Achéloos, fleuve de l’Epire qui sépare l’Acarnanie de l’Etolie, coule loin de la contrée de Thespie où les poètes et les mythologues placent ordinairement la fable de Narcisse. Philostrate se rappelle le passage du Phédre de Platon (230 b) : « Les statues et les offrandes nous montrent que nous avons devant nous l’antre de quelques nymphes et d’Achéloos. » Comme Socrate qui parle ainsi se trouve sur les bords de l’Ilissus, on peut croire que Platon fait également allusion à un passage de quelque poète, que nous ne connaissons pas. Il s’agirait alors d’un antre semblable à l’antre célèbre et vanté par les poètes d’Acheloos et des Nymphes.

b). Ἀμπέλῳ γοῦν καὶ κιττῷ ἤρπεται καὶ ἕλιξι καλαῖς : mot à mot elle est couronnée (la grotte) de vigne, de lierre, et de beaux hélix. Ἒλιξ désigne en grec tout objet tourné en spirale, les vrilles des plantes grimpantes, par exemple. Il n’est guère admissible cependant que Philostrate, après avoir nommé la vigne et le lierre, finisse sa phrase sans changer la construction, en désignant les vrilles du lierre et de la vigne. Le mot hélix s’applique aussi à une espèce de lierre. Pline (XVI, 62) après avoir distingué le lierre mâle et le lierre femelle, ajoute : « Species horum generum tres : est enim candida, et nigra edera, tertiaque quae vocatur helico. » Nous avons cru que Philostrate avait voulu plutôt désigner cette troisième espèce de lierre que les vrilles du lierre.

c). Ὅθεν οἱ θύρσοι. Jacobs suppose qu’il faut lire, καὶ νάθηκος, ὅθεν οἱ θύρσοι. Peut-être faut-il tout simplement faire rapporter ὅθεν à tous les mots qui précèdent ; le lierre, en effet, et les grappes de raisin servaient, non à faire le thyrse, mais à l’orner.

d). Κηρῷ. C’est la cire ayant servi pour peindre. Les tableaux décrits par Philostrate étaient donc des peintures à l’encaustique. Voir sur ce genre de peinture, Helbig, Wandgemälde, XI, et la discussion au sujet de la célèbre phrase de Pline (XXXV, 149) : « Encausto pingendi duo fuisse antiquitus genera constat ; cera, et in ebore, cestro, id est viriculo ; donec classes pingi coepere ; hoc tertium accessit, resolutis ignis ceris penicillo utendi. »

e). Ἀνασχεῖν τε αὐτὸν. Welcker : « Dextram lumbo inniti ait Philostratus, simul quo illa Narcissum sustentet, quod sine hoc fulcro qui pedem pede premit facile vacillat, simul quo manu fortiter in lumbum dextrum pressa, nates, quas pro praecipua venustatis parte habet, in alteram partem compactae appareant. » Nous avouons ne rien comprendre à cette explication de Welcker ; d’abord il n’est pas dit que Narcisse a un pied sur l’autre ; en outre, la pression de la main sur la hanche ne saurait en aucune façon soutenir Narcisse qui, d’ailleurs, n’a pas besoin d’être soutenu, puisqu’il s’appuie sur un épieu, avec la main gauche ; enfin ce n’est pas en appuyant, même fortement, la main droite sur le flanc droit, que la hanche peut faire à gauche une forte saillie. Nous croyons que le texte de Philostrate a été mal ponctué ; les mots ἡ δεξιὰ δὲ περιῆκται ἐς τὸ ἰσχίον, forment comme une parenthèse ; après avoir dit que Narcisse tient un épieu dans sa main gauche, Philostrate ajoute que c’est afin de se soutenir et faire saillir la hanche gauche ; aucune attitude n’est plus naturelle ; c’est celle d’un très grand nombre de statues.

f). Δεικνύει δὲ ἡ χεὶρ ἀέρα μέν. Le bras montre l’air, nous avons traduit : on aperçoit l’air entre le corps et le bras. Mais nous conservons des doutes sur la correction du texte. La phrase signifie mot à mot : le bras montre l’air, là où le coude s’infléchit, et une ride, là où le poignet se retourne. La ride ou pli du poignet serait donc opposée à l’air : les deux mots ne sont pas du même ordre ! Ne faut-il pas supposer à la place de ἀέρα un mot désignant une partie du corps, une partie du coude ? Si les manuscrits n’étaient pas tous d’accord pour donner cet incompréhensible ἀέρα, nous aurions volontiers proposé ἄρθρα, l’articulation.

g). Λοξαὶ δ' ἀκτῖνες. Le dos de la main repose sur la hanche qui reçoit la principale lumière ; l’ombre dans laquelle se trouve la paume de la main est produite par les doigts qui, en s’écartant, laissent passer des rayons de lumière ; de là l’expression de αἱ ἀκτῖνες σκίας, les rayons de l’ombre, c’est-à-dire les lignes obscures séparées par des lignes de lumière. Ces lignes obscures étaient naturellement obliques, attendu que les doigts qui se ferment s’infléchissent du côté du pouce. Comparez avec cette expression d’ἀκτῖνες, le vers de La Fontaine :

Les derniers traits de l’ombre empêchent qu’il ne voie
Le filet.

(VIII, 22, Le Chat et le Rat.)


  1. Paus., IX, 31, 8.