Une galerie antique de soixante-quatre tableaux/Les présents d’hospitalité

XXX

Les présents d’hospitalité.


Il est beau de cueillir les figues, et aussi de ne point passer près d’elles sans dire mot. Voici des figues noires, en tas sur des feuilles de vigne ; elles distillent un suc abondant. Le peintre a représenté les fissures de l’enveloppe ; les unes en effet s’entr’ouvrent et donnent passage à une espèce de miel, les autres sont comme fendues en deux par la maturité. Tout auprès de ces figues est étendue une branche de figuier, point stérile ma foi, mais chargée de fruits. Sous ses feuilles, elle cache des figues, les unes encore dures et compactes, les autres ridées et flétries ; les autres baillant un peu et laissant voir l’éclat doré du suc ; celle-là, tout au haut de la branche, a été creusée par le bec d’un oiseau, ce qui n’arrive, semble-t-il, qu’aux figues les plus savoureuses. Tout le sol est jonché de noix dont les unes n’ont plus de brou, les autres l’ont encore, mais entr’ouvert, les autres enfin laissent voir à nu le bord des deux valves. Les poires s’entassent sur les poires, les pommes sur les pommes ; partout des constructions de fruits à dix étages, partout un parfum délicieux, une couleur dorée. L’incarnat dont brillent ces fruits ne paraît point avoir été appliqué à leur surface, mais s’être épanoui du dedans au dehors. Voici les dons du cerisier : voici dans ce panier toute une récolte de grappes, et le panier lui-même n’a été tressé qu’avec les sarments de la vigne. Si tu considères les rameaux entrelacés, les grappes qui s’y suspendent, les grains qui se laissent examiner un à un, tu chanteras Dionysos, j’en suis sûr, et tu entonneras l’hymne en l’honneur de la vigne : « Ô vénérable mère des grappes vermeilles ! » On dirait en effet que les raisins représentés par le peintre sont mûrs à point et gonflés de liqueur. Autre détail charmant. Voici sur des figues de figuier un rayon de miel d’un jaune pâle ; les cellules de cire sont récentes et prêtes à déborder, pour peu qu’on les pressât. Sur une autre feuille, nous voyons un fromage nouvellement caillé et qui semble trembler encore ; puis voici des jattes remplies d’un lait, je ne dirai pas blanc, mais éclatant de blancheur ; cet éclat, il le doit à la crème qui flotte à sa surface.

Commentaire.


Les habitants de la province et de la campagne remerciaient leurs hôtes de la ville par des envois de fleurs, de fruits, de provisions de toute sorte. Philostrate suppose que les fruits représentés dans notre peinture étaient un cadeau de ce genre : de là le titre qu’il a choisi. Était-ce bien l’intention de l’artiste ? nous en doutons un peu. Dans tous les cas, il n’importe guère ; en face d’un tableau semblable, le spectateur se demande seulement si les fruits ont été représentés avec tous leurs accidents de forme et de couleur, et s’ils ont été groupés pour le plus grand plaisir des yeux.

Y avait-il dans l’antiquité un mot pour désigner plus particulièrement ce que nous appelons la peinture de genre et surtout la peinture de nature morte ? Oui, répondent la plupart des archéologues et ce mot est rhopographie.

Rhopographie, à considérer l’étymologie du mot, signifie ou peinture de menus objets ou peinture de plantes sans doute maigres et chétives[1]. Dans le premier sens une épigramme de l’Anthologie fait dire à une mère consacrant son fils Micythe à Dionysos qu’elle offrait aux dieux, non un grand ni un important tableau comme les riches, mais une humble peinture, une rhopicographie[2]. Dans le second, Cicéron a pu écrire cette phrase[3] : « Ces lieux sont charmants ; mais la rhopographie des bords de cette rivière me paraît de nature à amener promptement la satiété. » Toutefois Cicéron a pu désigner ainsi moins encore les plantes et les arbustes que les autres éléments du paysage, rochers, accidents de terrain, villas et chaumières.

Le terme de rhopographie existait donc, à n’en pas douter, dans la langue grecque ; mais, d’un côté, rhopos est même pour les anciens une expression archaïque que les grammairiens remplacent, pour la mieux faire entendre, par une expression plus moderne et qu’ils n’entendent pas eux-mêmes tous tout à fait de la même façon[4] ; d’un autre côté, ce terme, partout où il se rencontre, sert à exprimer un sentiment de dédain plus ou moins marqué. Nous croirions donc volontiers qu’entre le mot &e rhopographie et nos expressions de peinture de genre et peinture de nature morte, il n’y a point parité absolue ; nous désignons, en parlant ainsi, un genre, un vrai genre bien classé et bien déterminé, qui a pour ainsi dire son rang et sa dignité ; pour les anciens la rhopographie n’est pas un genre : c’est un mot qu’ils ont employé quelquefois pour caractériser plus fortement la bassesse des sujets choisis par un peintre. Il serait donc à peu près à notre peinture de nature morte ce que le mot de bambochade est à notre peinture de genre.

Il y eut dans l’antiquité un peintre très renommé pour son talent à représenter « les boutiques de barbiers et de cordonniers, les ânes, les provisions de bouche[5]. » Pline prétend que pour cette raison il fut surnommé rhyparographe où peintre de choses viles. Welcker proposait de lire rhopographe. Les deux termes conviennent évidemment aux sujets favoris de Piraïcus ; l’un est un peu plus fort que l’autre, et voilà tout. On conçoit qu’un amateur, devant les tableaux de ce maître, ait prononcé le terme de rhopographie, et qu’un autre ait répondu : c’est mieux que cela ; c’est de la rhyparographie. Comme le mot se trouve dans tous les manuscrits de Pline, comme il désigne, non l’obscénité mais la bassesse des sujets, et que d’ailleurs, dans l’antiquité, les métiers et tout ce qui en dépendait étaient rangés dans les choses basses[6], il n’y a pas lieu de hasarder une correction qui rend le surnom du peintre moins plaisant. Si c’est là une erreur due à l’étourderie d’un copiste, il y a peu d’erreurs qui se défendent mieux ; elle est de celles dont on peut dire : felix culpa[7] !

À ce mot de rhopographie qu’il croyait désigner un genre, Welcker[8] opposait le mot de mégalographie qui se rencontre dans Vitruve. « Les anciens, dit l’architecte latin, se mirent ensuite à orner de paysages variés les longues galeries ; ils choisirent, pour les représenter, des lieux remarquables par quelque particularité ; en effet on peint des ports, des promontoires, des rivages, des fleuves, des montagnes, des détroits, des temples, des bois, des troupeaux, des pasteurs ; de même en quelques endroits, les anciens employèrent une mégalographie qui représentait les images des dieux ou des mythes se développant avec ordre, par exemple les combats de Troie ou les aventures d’Ulysse[9]. » Il nous semble que dans ce passage la mégalographie désigne une peinture qui représente, en plusieurs scènes, de grands événements, une peinture semblable aux peintures esquilines par opposition à la peinture des sujets isolés ou à celle de paysage, non par opposition aux tableaux de Piraïcus qui représentaient des échoppes, des étals de marchands ou des animaux. La mégalographie ne serait pas plus notre grande peinture que la rhopographie ne serait notre peinture de genre ou de nature morte.

Question de mots après tout ! car quel que soit le terme dont les anciens se sont servis pour désigner les tableaux de nature morte, il n’est pas dou- teux qu’ils aient connu ce genre de peinture. Les murs d’Herculanum et de Pompéi, comme cette description de Philostrate, en font foi. Nous avons essayé, dans l’introduction, de dire en quoi le tableau décrit par Philostrate diffère des peintures analogues de la Campanie ; nous ne reviendrons pas sur ce sujet.


Pélops sur son char.
(D’après un scarabée en cornaline conservé à la Bibliothèque nation. Cat. Chabouillet, no 1390). Voir page 348.
  1. Suivant qu’on fait venir ce mot de ῥωπος ou de ῥῶπες. Cf. Etym. M. Welcker ad Philostratum, p. 396 et les textes réunis par Jahn, Darstellungen des Handwerks und Handsverkehrs.
  2. Anth. pal., VI, 355, ῥωπικà γραψαμένα.
  3. Ad Atticum, XV, 16.
  4. Cf. Jahn, ouvrage cité.
  5. Pl, H. N. V, 35, 37.
  6. Artes sordidæ (Cic., De off., I, 42, 15 ; Sen., epp. 38, 21).
  7. Urlichs (Chrest. Plin.) a proposé rhopicographos. C’est toujours un mot plus faible et moins dédaigneux que rhyparographos.
  8. Jahn aussi, voir l’ouvr. déjà cité.
  9. Vitr., VII, 5.