Une galerie antique de soixante-quatre tableaux/Les Andriens

XXIV

Les Andriens.


Les Andriens enivrés par le fleuve de vin qui traverse leur île, tel est le sujet de cette peinture. C’est Dionysos qui pour les Andriens a fait jaillir du sein de la terre ce véritable fleuve, petit en comparaison de nos rivières, divin et considérable, si vous pensez qu’il roule des flots de vin. Celui qui y puise peut mépriser le Nil et l’Ister, et dire qu’ils vaudraient mieux, si moins importants qu’ils ne le sont, ils étaient semblables à celui-ci. Et voilà sans doute ce que chantent les Andriens, avec leurs femmes et leurs enfants, tous couronnés de lierre et de smilax, les uns dansant, les autres couchés sur l’une et l’autre rive. J’imagine les entendre : l’Achéloos, disent-ils, produit des roseaux ; le Pénée arrose des vallées verdoyantes, les fleurs croissent sur les bords du Pactole, mais ce fleuve enrichit les hommes, les rend puissants sur la place publique, riches et serviables envers leurs amis, leur donne la beauté, et fussent-ils des nains, une taille de quatre coudées ; car tous ces avantages, celui qui s’est enivré ici, peut les réunir, s’en parer en imagination. Ils chantent aussi sans doute que seul d’entre les fleuves celui-ci n’est point franchi par les troupeaux et les chevaux, que, versé des mains mêmes de Dionysos, il est bu dans toute sa pureté, ne coulant que pour les hommes. Imagine-toi entendre cet hymne, et aussi le balbutiement de quelques chanteurs avinés. Voici maintenant ce qui se voit. Couché sur un lit de grappes de raisin, le teint empourpré et le visage un peu bouffi, le fleuve répand ses eaux ; des thyrses ont poussé près de lui, comme les roseaux dans les fleuves ordinaires. Au moment où il quitte la terre et les banquets dont il est témoin, vers l’embouchure, les Tritons viennent à sa rencontre, et puisant le vin dans leurs conques, le boivent ou le lancent dans les airs en soufflant ; quelques-uns même d’entre eux sont ivres et se mettent à danser. Dionysos se rend par mer vers Andros et ses festins ; déjà le navire est entré dans le port, amenant la troupe confuse des satyres, des bacchantes, des silènes ; il porte aussi et le Rire et Cômos, les dieux les plus gais, les meilleurs compagnons de l’ivresse, les plus dignes d’assister le dieu, en humeur de vendange.


Commentaire.


Dans certaines villes de la Grèce, dans les îles de la mer Égée, la fête de Dionysos était célébrée chaque année par des sacrifices et des réjouissances. Le dieu qui avait accompli autrefois tant de prodiges, attestait alors par de nouvelles merveilles sa présence au milieu de ses adorateurs. En Eubée et en Achaie, une vigne sacrée sortait de terre le matin, se chargeait de fleurs vers midi, et le soir portait des grappes, dorées par le soleil d’un jour[1]. À Elis trois vases de bronze, placés vides dans le temple et gardés par les citoyens et les étrangers qui apposaient leur sceau sur les portes se remplissaient de vin pendant la nuit[2]. À Chios, à Naxos, à Téos, le vin jaillissait de terre. À Andros, au mois de janvier, dans une fête appelée Théodaisies, une source, dite source de Dionysos, prenait soudainement le goût, et sans doute aussi la couleur du vin ; sept jours durant, elle conservait ces propriétés miraculeuses ; mais l’eau puisée à cette source, les perdait, si elle était emportée loin du temple. Les Grecs racontaient ce prodige ; Mucianus, un Romain qui avait été trois fois consul, l’attestait ; et Pline y croyait sur la foi des Grecs et surtout de Mucianus[3].

De cette source cachée dans le sanctuaire de Dionysos, Philostrate ou le peintre a fait un fleuve qui traverse l’île d’Andros. Ainsi Lucien parlant du fleuve de vin qui coulait à Chios[4], dit qu’il était assez profond et assez large pour être navigable ; mais Lucien exagère par ironie : le peintre embellit la légende, pour la rendre plus pittoresque ; c’était son droit.

On peut ainsi se représenter le tableau décrit par Philostrate : d’un côté, à gauche par exemple, l’extrémité de l’île d’Andros ; de l’autre côté, à droite, la mer dans laquelle se jette le fleuve de vin. Comme il est probable que le peintre, en plaçant le génie du fleuve sur un amas de grappes de raisins, avait voulu figurer les sources même du fleuve, il fut sans doute contraint pour mettre une plus grande distance entre l’embouchure et la source, de

  1. Schol. Eur., Phœn., v. 235. Cf. Walcken. Euph. fragm., p. 170.
  2. Pausan., VI, 26, 1 et 2
  3. Pline, H. N., II, 106 ; XXXI, 13.
  4. Lucien, Hist. vérit., I, 7.