Librairie Hachette et Cie (p. 191-208).


X

un traître


Là-bas, au midi, parmi les membres de l’expédition restés à l’île Courbet avec le commandant Lacrosse, une trahison avait éclaté.

Depuis longtemps elle était sinon prévue, du moins soupçonnée, et, en quittant le bord, Hubert d’Ermont n’avait pas manqué de recommander au commandant de l’Étoile Polaire la plus rigoureuse surveillance.

« Je ne sais pourquoi, avait-il dit, mais je sens, plus forte que jamais mon animadversion à l’encontre du chimiste Schnecker. J’ignore quels peuvent être les motifs de haine de cet homme, mais je devine qu’elle n’a pas désarmé. Sans aller jusqu’à l’accuser, moi qui l’ai vu à l’épreuve pendant notre course en ballon, je continue d’éprouver à son égard une inexplicable antipathie. »

Il n’était pas nécessaire de mettre le capitaine en garde contre les mauvaises intentions possibles de l’Allemand. Un hasard providentiel avait déjà donné à ses propres soupçons une consistance sérieuse, et il s’était promis de tirer l’affaire au clair.

En effet, la veille du départ d’Isabelle et d’Hubert, le chimiste s’était offert pour les accompagner dans leur exploration à la recherche de M. de Kéralio et de ses deux compagnons.

Bernard Lacrosse s’y était refusé, invoquant une raison tout à fait plausible.

« Monsieur Schnecker, avait-il dit, votre présence à bord est indispensable. Vous seul êtes capable de remplacer monsieur d’Ermont parmi nous, et votre engagement comme chimiste me fait un devoir d’exiger que vous demeuriez avec nous désormais. »

C’était une formule courtoise sous laquelle le capitaine exprimait poliment sa volonté.

Deux jours plus tôt, en effet, Bernard Lacrosse, en passant l’inspection du bord, avait vu la porte du laboratoire de chimie entr’ouverte. Mû par un simple sentiment de curiosité, il y avait pénétré. C’était là qu’au milieu des divers instruments qui le garnissaient, il avait trouvé une feuille de parchemin pliée en quatre, et l’avait ouverte sans aucune arrière-pensée d’indiscrétion.

Or cette pièce n’était point autre chose que le diplôme de maître ès sciences délivré par une université allemande au sieur Hermann Schnecker, natif de Kœnigsberg, dont le signalement, très rigoureusement indiqué, ne laissait aucun doute sur l’identité du personnage.

Cette découverte avait produit sur le commandant Lacrosse la plus fâcheuse impression.

Ainsi, l’homme qui s’était fait recommander à M. de Kéralio par plusieurs notabilités de France et d’Angleterre, qui s’était enrôlé parmi les membres de l’expédition en qualité d’Alsacien, avait usurpé ce titre. C’était un Allemand ou, qui pis était, un Prussien.

Lacrosse s’était promis d’éclaircir ce mystère.

L’occasion ne se fit pas attendre.

L’Étoile Polaire avait commencé ses travaux d’hivernage. Dès les premiers jours d’août, le capitaine avait mis en vigueur le règlement ordinaire de l’hiver. Le petit nombre d’hommes dont on disposait pour la bonne observation du service à bord avait fait renoncer provisoirement à l’établissement de la maison de planches rapportée du cap Washington. On demeurerait sur le navire, ce qui offrait un autre avantage appréciable, celui d’économiser sur le chauffage et l’éclairage commun. En outre, la distribution des quarts de nuit et de jour serait ainsi plus équitable, puisqu’elle porterait sur un équipage plus nombreux. Il fut décidé que les factionnaires seraient relevés toutes les deux heures, sauf pendant les grands froids.

À ce moment, en effet, les hommes veilleraient d’heure en heure et deux par deux.

Une nuit, le matelot canadien Gaudoux, étant de garde, fut effrayé par une étrange apparition.

Le ciel était d’une grande limpidité, et les ténèbres ne devaient pas durer plus de deux heures. Mais dès que le soleil eut disparu sous l’horizon, la lune, déjà haute, ne fit plus passer ses rayons qu’à travers la trame d’un de ces brouillards gelés dénommés, par les Anglais frost rime, et qui n’excèdent guère 20 mètres au-dessus du niveau du sol. Ce brouillard lui-même devenait invisible, alors que chacune des molécules d’air glacé se convertissait en une lentille d’un incommensurable pouvoir de grossissement.

Gaudoux, debout à l’arrière, promenait autour de lui un regard qu’il eut préféré éteindre dans un sommeil réparateur. Ce n’était pas que ce quart fût d’une extrême importance, car, outre qu’il n’y avait rien à redouter d’insolite, l’Étoile Polaire, supérieurement abritée par les falaises de la Crique Longue, ne craignait rien des glaces extérieures, encore disjointes et peu épaisses. Mais le commandant avait imposé ces factions de nuit dans l’intention d’habituer l’équipage aux durs services de l’hiver.

Quelle ne fut donc pas la surprise du matelot en voyant se dresser sur la banquette déjà solidifiée la silhouette d’un géant aux proportions invraisemblables !

Une terreur soudaine saisit le Canadien et le tint un instant paralysé.

L’être qu’il voyait était manifestement surnaturel, car sa taille pouvait s’élever à 6 mètres. La lune le découpait très nettement sur le fond de brume qui l’enveloppait de sa floconneuse transparence.

Le marin s’alarma et jeta un appel, auquel le lieutenant Hardy s’empressa de répondre.

Il suffit à celui-ci d’un seul regard pour comprendre que la fantastique apparition n’était qu’un effet de la réfraction des rayons à travers le brouillard.



Mais en même temps, et bien que pour de tout autres motifs, l’officier conçut une inquiétude.

Quel était l’homme qui courait à pareille heure sur les glacis de la banquette ?

Il prit son porte-voix et héla le mystérieux fantôme. Au lieu de se rendre à l’appel, celui-ci ; au contraire, parut vouloir se dérober le plus promptement possible à l’attention dont il était l’objet, et l’on put voir son spectre décroître et s’effacer sous la trame des vapeurs.

Très intrigué, le lieutenant Hardy s’arma d’un revolver et d’un sabre. Puis, suivi de deux matelots, il se laissa glisser sans bruit par l’échelle de cordages qui rattachait le navire au champ de glace.

Tous trois donnèrent aussitôt la chasse au mystérieux fugitif.

Celui-ci, laissant les chasseurs s’égarer dans une "vaine poursuite, se dissimulait derrière les hummocks et les quartiers servant de contreforts.

Rampant sur les mains et les genoux, il regagna le steamer et l’aborda par l’avant.

Là, poussant sans bruit l’un des sabords qui donnait dans le faux-pont, il parcourut à la hâte le poste de l’équipage et gagna par la coursive le logement des officiers.

La porte du carré était entre-bâillée. L’inconnu la poussa et la referma derrière lui.

Pendant ce temps, Hardy et ses compagnons fouillaient infructueusement la banquette.

À bord, l’incident était connu. Tout le monde était monté sur le pont, et l’on attendait avec impatience le retour du lieutenant.

Le commandant Lacrosse n’était pas autrement ému de l’événement. Il avait dit en riant :

« Bah ! il y a encore dehors MM. Le Sieur, Schnecker et un matelot qui sont allés faire des observations au nord de la crique. C’est certainement l’un d’entre eux que nous aurons aperçu, et la distance, probablement très grande, l’aura empêché d’entendre nos cris. »

Ce qui parut confirmer cette opinion, ce fut le renouvellement du phénomène au retour de Hardy et des deux matelots. On revit non plus un seul géant, mais trois.

Lacrosse les interpella à l’aide du porte-voix :

« Est-ce vous, Hardy ? demanda-t-il.

— Oui, c’est nous », répliqua la voix très nette et très distincte du lieutenant.

Quand ils arrivèrent à bord, bredouilles, n’ayant relevé aucunes traces, il fallut bien s’avouer que si l’apparition s’était dérobée, ce n’était point faute d’avoir pu entendre l’appel, puisqu’à une distance qu’ils avaient jugée supérieure, l’officier et ses deux compagnons avaient perçu dans ses moindres vibrations la parole du commandant Lacrosse.

Celui-ci ne laissa rien voir du trouble que cette constatation jetait dans son esprit. Pour combattre l’espèce de malaise superstitieux qui avait gagné les esprits de l’équipage, il fit distribuer une large rasade d’eau-de-vie à tous les hommes. En même temps, flairant une aventure beaucoup moins démoniaque que malveillante, et pouvant presque mettre un nom sur la silhouette entrevue, il quadrupla la faction sur le pont malgré l’abaissement continu du thermomètre, accusant 28 degrés au-dessous de zéro.

Après quoi, il redescendit dans sa cabine, où il désirait prendre un peu de repos. Il n’y était pas depuis un quart d’heure que son attention fut sollicitée par un bruit singulier.

C’était comme un sifflement ou plutôt un bruissement continu, très doux, assez semblable au son qui se dégage d’une fuite de vapeur ou de gaz.

Lacrosse, qui s’était déjà étendu sur son cadre, se leva en sursaut et prêta l’oreille.

Le bruit ne semblait point venir du dehors.

Il émanait en quelque sorte de tous les points du navire. On l’entendait sourdre des boiseries, des cloisons, du plancher, des flancs même…. Justement alarmé cette fois, le commandant quitta sa chambre et courut tout droit aux machines, où l’on avait installé le gazomètre avec sa chambre de dilatation. Peut-être l’un des chauffeurs s’était-il avisé d’utiliser la chaudière à quelque service particulier, comme, par exemple, celui de la buanderie ?

Il fut promptement renseigné à cet égard. Aucune vapeur ne ronflait dans les chaudières, et les feux qu’on rallumait chaque jour pendant une couple d’heures pour le bon entretien des récipients, que le gel avait pu mettre hors d’usage, étaient parfaitement éteints.

Le chauffage se faisait comme à l’ordinaire, au moyen du charbon, le chimiste Schnecker, d’accord avec les officiers, ayant jugé prudent de réserver l’hydrogène pour l’époque des grands froids.

D’où venait donc cette rumeur étrange et inquiétante ?

Sans trahir ses appréhensions, qui se corroboraient brusquement de tous les incidents précédents de la soirée, le commandant appela Hardy et lui dît laconiquement :

« Écoutez ! »

Le lieutenant tendit l’oreille et perçut à son tour l’étrange bruissement.

« D’où peut naître ce bruit ? » demanda-t-il.

Les deux officiers revinrent sur leurs pas. Une circonstance tout à fait insignifiante les mit sur la voie de la vérité.

Comme ils repassaient par le carre, Hardy trébucha, son pied s’étant pris dans le tapis qui recouvrait le parquet. Il se redressa en maugréant et alla prendre une des lampes pour reconnaître la cause du faux pas qu’il venait de faire.

On s’aperçut alors que le tapis était relevé. Sous le tapis s’ouvrait un panneau qui donnait accès dans la cale. Ce panneau, bien que rabattu, n’était point fermé.

Il était évident que quelqu’un l’avait ouvert. Peut-être même ce quelqu’un était-il descendu dans la cale et s’y trouvait-il encore. Un soupçon traversa l’esprit du commandant.

« Hardy, dit-il, voulez-vous appeler deux hommes ? Nous allons les faire descendre. »

Le lieutenant devina-t-il les intentions de son chef ? Toujours est-il qu’il alla quérir deux des matelots et leur enjoignit de descendre immédiatement par le panneau.

Ceux-ci obtempérèrent au commandement et, se glissant sans bruit par l’étroite ouverture, se mirent à ramper avec mille précautions au-dessus des bagages et des marchandises de toute nature, à travers de denses ténèbres, s’efforçant de gagner le centre du navire, où s’ouvrait le grand panneau carré des chargements.

Le bruit qui avait éveillé les soupçons du commandant leur parut plus fort.

C’était un sifflement ininterrompu, sur la nature duquel ils n’eurent pas une seconde d’incertitude.

« C’est le gaz qui fuit », prononça Gaudoux à l’oreille de son compagnon.

Celui-ci l’avait saisi par le bras, et, parlant dans un souffle :

« As-tu entendu ? » demanda-t-il.

S’il avait entendu ?… Jamais l’oreille de Gaudoux n’avait été plus vivement impressionnée.

« Oui, répondit-il, on remue des caisses de métal. »

Derechef le bruit se répéta.

Quelqu’un ou quelque chose se mouvait à l’avant du navire, au milieu d’objets de fer, car les résonances ne laissaient aucun doute à ce sujet.

Gaudoux chercha des allumettes dans sa poche. La main de son compagnon le saisit à l’improviste :

« Tu veux donc nous faire sauter ? » prononça-t-il à voix basse, mais-avec énergie.

Gaudoux comprit. Aussi bien une constriction de la gorge un froid grandissant aurait-il dû l’avertir. La cale, malgré ses ouvertures, se saturait rapidement d’un fluide délétère.

Alors, sans ajouter une parole, les deux compagnons, se couvrant la bouche de leurs mouchoirs, ne gardèrent plus aucune précaution. Dégringolant du faîte des ballots et des bagages, ils atteignirent au plus vite l’avant. Leurs yeux, habitués à l’obscurité, aperçurent une silhouette qui cherchait à se dérober. Cette fois, très sûrs d’avoir affaire à un homme, et non à un esprit, les deux matelots coururent sus au mystérieux et dangereux investigateur.

Tandis que Gaudoux, comprenant la gravité de la situation, parvenait à tâtons jusqu’à celui des tubes d’où s’échappait le gaz, et le fermait en tournant l’écrou, opération qui, par la cessation du bruit, lui indiqua qu’un seul des tubes avait été ouvert, son compagnon débusquait résolument le mystérieux visiteur de la cale.

Mais au moment où le matelot étendait le bras pour saisir l’intrus, celui-ci, éludant l’attaque, s’élançait vers l’arrière, et parcourait à son tour le chemin que venaient de suivre les deux marins.

Ceux-ci n’eurent plus qu’à appuyer simultanément la chasse.

Ils savaient en effet qu’à l’autre bout le panneau du carré était seul ouvert, et que là, le commandant Lacrosse et le lieutenant Hardy ne laisseraient point passer l’inconnu sans un bout de conversation.

Ce fut ce qui se produisit.

En entendant comme un bruit de course et de pas précipités sous leurs pieds, les deux officiers, d’un accord tacite, fermèrent la porte du carré et se dissimulèrent pour laisser le fuyard sortir de la cale comme un diable de boîte à surprise.

Ils n’eurent pas longtemps à attendre.

Deux mains se posèrent sur les bords de l’écoutille, puis une tête en émergea. Finalement un homme surgit tout entier du trou, les vêtements souillés de poussière, de taches de goudron et aussi de toiles d’araignées vieillies, le visage bleui par un commencement d’asphyxie. Avant qu’il eût pu gagner la porte, Hardy et Lacrosse l’avaient saisi et mis dans l’impossibilité de résister.

Le commandant de l’Étoile Polaire ne prononça pas une parole.

Ce qui arrivait était dès longtemps prévu. Mais le lieutenant Hardy, qui n’avait pas les mêmes motifs de soupçon, ne put s’empêcher de jeter un cri.

« Comment ! c’est vous, monsieur Schnecker ? Que faisiez-vous donc en bas ? »

Le chimiste était visiblement décontenancé. L’exclamation du lieutenant lui rendit sa présence d’esprit. Hardy semblait si étonné que l’Allemand ne désespéra pas d’en réchapper. Il essaya de le prendre sur le ton de la plaisanterie, et, éclatant de rire :

« Parbleu ! messieurs, fit-il à son tour, vous pouvez vous vanter de m’avoir fait une fière peur !

— Pourquoi… peur ? » répéta Hardy de plus en plus interloqué.

Le commandant Lacrosse intervint assez brusquement :

« Que faisiez-vous dans la cale, à cette heure, monsieur Schnecker ? » interrogea-t-il avec rudesse.

Le chimiste avait eu le temps de préparer sa défense. Elle fut crâne.

« Commandant, répliqua-t-il, j’étais descendu pour fermer l’écrou d’un ou deux tubes d’hydrogène, dont j’avais entendu le gaz s’échapper il y a quelques instants. »

L’excuse était plausible. La conduite du chimiste s’expliquait tout naturellement. Il avait entendu le bruissement de l’hydrogène avant que ce bruit fût perçu par Lacrosse lui-même, et il avait eu tout de suite la pensée de sauver d’une mort affreuse l’équipage du navire, menacé d’une explosion. À ce titre, c’étaient des éloges qu’on lui devait et non des remontrances.

Le commandant Lacrosse se sentit un instant très embarrassé. Quelle conduite allait-il tenir, quelle attitude garder en face de cet homme prudent et injustement soupçonné ?

Mais en ce moment même Gaudoux et son camarade sortaient de l’écoutille.

À leur vue, l’Allemand changea de couleur et sa face se contracta.

Aussi bien que son chef, le lieutenant Hardy et les deux matelots remarquèrent cet inexplicable bouleversement des traits du chimiste. Tous trois, éloignés de toute méfiance, considérèrent avec stupeur cette scène totalement imprévue. Leurs regards allèrent alternativement du commandant à Schnecker et de Schnecker au commandant.

Ce fut bien autre chose lorsque Lacrosse, prenant l’offensive, se mit à les interroger.

D’un geste il fit signe à Gaudoux de parler, tandis que sa voix, très dure, formulait cette question :

« Qu’avez-vous remarqué d’insolite dans la cale ? »

La réponse des deux matelots fut identique dans sa spontanéité.

Ils avaient entendu du bruit, aperçu une silhouette errante. Pendant que Gaudoux courait au plus pressé, c’est-à-dire aux tubes qui perdaient leur gaz, son compagnon donnait la chasse à l’inconnu. Or cet inconnu n’était autre que le chimiste Hermann Schnecker.

Mais, en même temps, tous deux paraissaient confus du résultat.

Il était visible qu’aucun soupçon de leur part n’avait effleuré le personnage. Ils ne l’auraient point osé ; il ne pouvait leur venir à l’esprit que celui-ci pût être un traître.

Le commandant Lacrosse se rendit compte tout de suite de la difficulté de la situation. Les preuves morales qu’il possédait n’étaient que des présomptions, les preuves matérielles faisaient défaut.

Alors, plus que jamais, lui revinrent à la mémoire les paroles méfiantes d’Hubert d’Ermont. Et croyant lire sur les traits de l’Allemand les signes d’un héroïque triomphe, il congédia les matelots.

« Gaudoux, ordonna-t-il en finissant, tu vas te tenir à ma disposition. Au premier signe, tu reviendras. »

Puis, arrêtant du geste le lieutenant, qui se disposait à sortir :

« Restez, Hardy, dit-il, j’ai besoin de vous. »

Son ton était empreint d’une telle gravité que, pour la troisième fois, le chimiste se troubla.

Le commandant venait de lui désigner une chaise et l’avait prié de s’asseoir.

Dans le tête-à-lêle qui suivit, l’explication fut d’une formidable brièveté.

Bernard Lacrosse n’y allait pas par quatre chemins. Il commença :

« Monsieur Schnecker, vous pouvez vous estimer heureux de ce que je ne vous fasse point fusiller séance tenante. Je tiens à vous signifier toutefois que ce n’est là que partie remise. »

Il avait prononcé ces mots en plongeant dans les prunelles du chimiste, qui devint livide, son regard aussi clair, aussi froid qu’une lame d’acier. Le lieutenant Hardy avait tressailli et pâli, lui aussi. Un dialogue commençant en de semblables termes ne promettait rien de bon. Cependant le jeune officier ne se pressa pas de juger son chef.

Bernard Lacrosse, conservant son calme, poursuivit :

« Dès à présent votre déclaration contient une contradiction manifeste. Vous nous avez déclaré tout à l’heure que l’objet de votre descente dans la cale était de fermer les tubes laissant échapper leur gaz, et il résulte de la déposition de mes deux matelots que ces tubes étaient encore ouverts, puisque c’est l’un d’eux qui les a fermés. En outre, vous avez fui à leur . approche. Ceci prouverait le contraire de votre assertion. Pour être absolument sincère, j’ajouterai que je vous surveille depuis longtemps, et que j’ai mes raisons pour agir ainsi. De votre réponse va dépendre l’opinion que je devrai me faire définitivement. »

Le misérable avait encore une fois réagi contre la surprise de cette déclaration.

Il regarda effrontément le commandant et répondit en se croisant les bras :

« Vous êtes maître à bord, monsieur. Interrogez donc à votre guise. »

Lacrosse se tourna vers le lieutenant :

« Hardy, vous êtes l’unique témoin de cette scène. Mais vous êtes un homme d’honneur et un bon Français. Votre témoignage me suffit. Voudriez-vous me servir de greffier pour un instant ? »

Le commandant ne pouvait mieux choisir. Hardy était un modèle d’honneur et de loyauté.

Il prit donc une plume et un carnet et transcrivit le bref interrogatoire qui suivit :

« Monsieur Schnecker, commença Lacrosse, vous êtes inscrit à bord en qualité de chimiste attitré de l’expédition. Veuillez nous rappeler vos noms et qualités.

— Qu’à cela ne tienne, répliqua l’Allemand. Je me nomme Hermann Schnecker, je suis né à Mulhouse et j’ai pris mes grades devant l’université de Paris.

— Vous avez vos diplômes sur vous, sans aucun doute ?

— Non. Je les ai laissés à Paris. Il n’était pas nécessaire de les emporter avec moi. D’ailleurs les services que j’ai rendus à l’expédition sont les plus sûres garanties de mon savoir. »

Lacrosse ne put contenir un mouvement d’humeur.

« Je n’ai aucune suspicion à l’encontre de votre savoir, dit-il. Si je réclame la production de vos diplômes, c’est pour un tout autre motif. Oui ou non, pouvez-vous les montrer ?

— Non. Je vous répète que je les ai laissés chez moi, à Paris.

— En ce cas, vous ne trouverez pas mauvais que, jusqu’à nouvel ordre, je vous tienne, moi, pour Hermann Schnecker, sujet allemand, né à Kœnigsberg, diplômé de l’université de Dresde…. »

Le coup était bien porté.

Le chimiste se leva, très pâle. Il essaya de protester. Mais Lacrosse ne lui en laissa pas le temps.

« Et que je m’en tienne à la preuve que me fournissent les papiers que voici », ajouta le commandant de l’Étoile Polaire, en plaçant sous les yeux du lieutenant Hardy le document trouvé par lui dans le laboratoire.

« Monsieur, reprit Schnecker, ceci est un abus de pouvoir absolument inique. »

Lacrosse, très froid, répliqua :

« Vous avez reconnu tout à l’heure que je suis maître à mon bord. En conséquence, bien que j’ignore les motifs qui ont pu vous pousser, je vous accuse d’avoir voulu attenter à la sûreté de l’équipage et au succès de l’expédition en faisant perdre notre provision d’hydrogène liquide. Je ne veux pas prononcer sur votre sort avant le retour de M. de Kéralio, chef suprême de l’expédition. Mais je décide que désormais vous serez consigné dans votre chambre, sous la garde d’un matelot, et que vous n’en sortirez que sûr ma réquisition ou sur celle des officiers de l’Étoile Polaire. »

Et, laissant s’exhaler les protestations du traître, le commandant appela par le porte-voix.

Une minute après ; il tendait à Gaudoux un revolver chargé, et lui montrant le chimiste :

« Tu vas, dit-il, reconduire monsieur dans sa chambre ; tu ne l’en laisseras sortir que sur mon ordre. S’il faisait quelque tentative de rébellion ou de violence, tu lui brûlerais la cervelle. C’est dit. Va ! »

L’Allemand sortit, les dents serrées, les poings fermés, jetant à l’impassible Canadien un regard de colère furieuse et de haine implacable.