Librairie Hachette et Cie (p. 173-188).


IX

une femme forte


Ainsi que l’avait dit Hubert, la véritable campagne commençait.

Tout d’abord, on fit l’inventaire des ressources dont on disposait.

Par mesure de sécurité, on hala L’Étoile Polaire dans une anfractuosité de la roche, qui, mieux encore qu’au Fort Espérance, fournit au navire un abri contre les poussées du dehors. Par surcroît de précautions, on le replaça sur son ber d’acier, qui avait déjà rendu de si grands services. Comme pendant le précédent hiver, on amena toute la mâture élevée, et l’on couvrit le pont d’une toiture en pente, permettant l’écoulement de la neige et de l’eau au dehors. Enfin, pour que la maison, moins bien située qu’au cap Ritter, pût être en communication constante avec le steamer, on établit une sorte de corridor en planches qui la reliait au navire. Il fut décidé même qu’en cas de trop grands froids, on réintégrerait les cabines, qui ne seraient d’ailleurs jamais abandonnées, puisqu’un bon tiers au moins de l’équipage séjournerait sur ce point jusqu’au printemps suivant.

On dressa le compte des vivres. Ils étaient encore largement suffisants, bien qu’il fallût faire la part des marchandises avariées. En outre, on avait l’espoir de grossir la provision de viande fraîche, et l’accord était fait avec ceux du cap Washington pour que, dans les premiers jours d’octobre, ils approvisionnassent leurs frères de l’île Courbet, si, comme tout le faisait prévoir, le gibier se trouvait en plus grande abondance sur le continent.

Puis, ce fut la récapitulation des munitions, et par munitions on entendait les précieuses ressources apportées par la découverte de Marc d’Ermont, aussi bien que les armes, la poudre et les divers explosifs.

Sous ce rapport encore, on fut pleinement rassuré.

La quantité d’hydrogène liquidé embarquée à bord de l’Étoile Polaire était de 20 mètres cubes, représentés par 8 000 tubes, qui avaient fourni au navire un de ses principaux chargements. Une centaine à peine avaient trouvé place dans le coffre-fort d’Hubert. On avait dépensé en pure perte, pour le gonflement du ballon, environ 2 500 mètres cubes du précieux gaz, ce qui avait fait un déficit exact de 400 tubes contenant 1 000 litres de gaz liquéfié. M. de Kéralio, de son côté, avait emporté 600 tubes, quantité largement suffisante pour actionner le bateau sous-marin, et la différence, soit 6 500 tubes, avait été partagée entre les deux postes, ce qui donnait 3 250 tubes, ou 8 mètres cubes trois quarts pour chacune des stations.

Le laboratoire fut mis en demeure de produire de l’oxygène pur au moyen de la décomposition de l’eau, et de l’azote, pour le cas où l’on referait l’expérience si concluante de l’hiver passé.

Mais, ainsi que le fit remarquer Isabelle, à quoi pouvaient tendre ces préparatifs pour ceux des membres de l’expédition qui allaient se lancer à la recherche de M. de Kéralio ?

Le froid ne tarda pas à annoncer son retour. Déjà, depuis le solstice, la nuit avait reparu, et les jours allaient s’abrégeant avec une rapidité inquiétante.

Il fallait donc se hâter, si l’on voulait profiler des dernières températures relativement douces, car chaque jour, le thermomètre descendait plus bas, et le 6 août on eut à souffrir un froid de 8 degrés.

Isabelle surtout montrait une impatience fébrile, facile à comprendre du reste. Mais, dès que la date de la première course eut été fixée au 7, elle reprit tout son calme, et par sa présence d’esprit, son entrain, par une sorte de gaîté factice, elle donna aux préparatifs une régularité méthodique qui en assura le bon ordre, en même temps qu’elle assurait le moral de la petite troupe.

Ce départ fut plein de confiance. Dès le matin, trois traîneaux, dont deux portant les canots, furent attelés de leurs chiens. La journée était superbe, et les récentes gelées avaient ressoudé les glaces du large. On pouvait donc s’y aventurer avec une sécurité presque absolue. La troupe, composée de six hommes, parmi lesquels Hubert et Guerbraz, et d’Isabelle en tenue de voyage, s’élança presque joyeusement sur le pack, Un soleil radieux brillait au firmament, et l’on se croyait certain de franchir sans trop d’efforts les 20 milles qui séparaient l’île Courbet des terres du Nord.

Hélas ! il fallut promptement renoncer à cette espérance. Dès le troisième mille, un accident se produisit. La glace, sous l’action des marées encore très fortes, ne s’était pas agglutinée. Elle se rompit sous le poids de l’un des traîneaux, et Guerbraz faillit être englouti dans la crevasse. Sa vigueur et son adresse le tirèrent de ce mauvais pas. On n’eut pas même à déplorer la perle d’un seul objet.

Mais, un kilomètre plus loin, le même accident se reproduisit, avec ce désagrément considérable que les courroies d’attelage de deux des chiens se rompirent et que l’un des animaux disparut sous la glace. En même temps, des bruits de mauvais augure manifestèrent une désagrégation presque complète de l’icefield. On dut battre en retraite, à travers d’incroyables dangers, et l’on mit six heures à refaire les sept kilomètres déjà parcourus.

Pendant tout le trajet, Mlle de Kéralio avait fait preuve d’une intrépidité admirable. L’obligation de la retraite l’abattit un peu, et elle versa quelques larmes, mais sans se plaindre toute-fois de la décision que la plus élémentaire prudence imposait à Hubert d’Ermont, commandant de la colonne.

On dut attendre trois jours encore au campement. Mais, le 10 août, après une nuit pendant laquelle le mercure était descendu à 23 degrés, on jugea le pack suffisamment aggloméré pour reprendre la tentative de sortie.

Cette fois, elle fut couronnée de succès.

Il y avait maintenant quatre semaines que M. de Kéralio et ses deux compagnons étaient partis, emmenant avec eux le sous-marin. On ne pouvait espérer retrouver leurs traces avant d’avoir atteint les terres du Nord. La colonne marcha donc résolument vers celles-ci et y parvint un peu avant la chute du jour. On avait subi de grandes fatigues, mais on fut récompensé par la découverte d’un cairn de pierres que recouvrait déjà un véritable manteau de neige. Dans l’intérieur, on trouva un document ainsi conçu : « Parvenus ici en bonne santé. Nous suivons le 41e degré de longitude occidentale jusqu’à ce que nous rencontrions le mur de glace ou la mer libre. »

Or, en ce moment de l’année, il ne pouvait plus être question de mer libre. Au nord, à l’est, à l’ouest, s’étendait l’immense plaine gelée. Les voyageurs n’avaient donc plus qu’à s’engager sur cette plaine et à suivre, à leur tour, le 41e méridien pour rejoindre les trois hardis pionniers.

Ce fut ce qu’ils firent.

La journée du 11 avait été consacrée au repos, sous la tente.

Le 12, le thermomètre descendit en deux temps à 22 et 28 degrés. On entrait dans la période des grands froids, et l’on n’avait pas, comme au Fort Espérance, l’abri d’une maison bien chauffée. Par bonheur, une telle température était absolument anormale. Dès l’après-midi du 12, le soleil reparaissant, le mercure remonta à 6 degrés.

Isabelle donna elle-même le signal du départ.

Hubert s’était approché d’elle avec une tendresse émue.

« Mon amie, demanda-t-il, voulez-vous me permettre un conseil ?

— Dites, répondit un peu fiévreusement Mlle de Kéralio.

— Écoutez-moi, poursuivit Hubert. Votre présence parmi nous n’est point indispensable désormais. Vous avez fait preuve d’un invincible courage en venant jusqu’ici. Je vous demande, pour vous-même et pour nous, de ne pas pousser plus loin cette expérience. Maintenant que nous sommes fixés sur la route suivie par ceux que nous cherchons, vous êtes rassurée. Laissez-nous accomplir seuls le reste du chemin.

— Et moi, que ferai-je ? questionna-t-elle.

— Vous, Isabelle, vous rentrerez au camp. Notre brave ami Guerbraz vous reconduira. »

Mlle de Kéralio releva fièrement la tête, et posant sa main gantée sur l’épaule du lieutenant de vaisseau :

« À votre tour, Hubert, écoutez-moi. Vous devez être mon mari, et lorsque ce jour sera venu, vous aurez le droit de m’imposer vos décisions. J’obéirai alors. Mais aujourd’hui, tout en vous sachant un gré infini de ce que vous me témoignez de sollicitude, je réclame mon droit d’agir à ma guise. Je ne serai heureuse que quand j’aurai retrouvé mon père, et puisque nous devons être unis plus tard, vous me permettrez bien départager dès à présent vos joies aussi bien que vos souffrances et votre labeur.

— Mais si ces souffrances, si ce labeur, excèdent les forces d’une femme ?

— Il n’y a pas de souffrances qui puissent empêcher une femme de se faire le soutien, la consolatrice de ceux qu’elle aime. Me refuserez-vous de tenir ce rôle, ou ne m’en croyez-vous pas capable ?

— Vous savez bien le contraire, mon amie ! répondit Hubert avec feu.

— Alors ? Quelle raison pouvez-vous donc avoir de me renvoyer ?

— Mais, s’il y a pis que des fatigues, pis que des tortures ? s’il y a la mort ?

— Nous mourrons ensemble, Hubert ? »

Le jeune officier vit bien que tous les arguments étaient inutiles.

C’était une résolution inébranlable qu’avait prise l’héroïque enfant. Son amour filial lui servait de guide et de soutien.

Il ne restait plus à Hubert qu’à s’incliner devant cette volonté si nettement exprimée.

On poursuivit donc le chemin à travers les formations de glace nouvelle et les chenaux d’eau libre. Le voyage devenait de plus en plus pénible, les journées se raccourcissant alors que le froid s’accroissait.

Isabelle luttait avec un courage héroïque. À chaque halte, sous la tente, elle se faisait répéter par Hubert quelques détails de sa course en ballon vers le Pôle.

« Ainsi, disait-elle, c’est une vraie muraille de glaces qui vous a arrêtés ? »

Et elle ajoutait tout aussitôt :

« Pardonnez-moi cette insistance, mon ami. Vous devez comprendre tout ce que je puise de constance dans l’audition de votre récit. Il me donne chaque fois un regain de force. »

Ils discutaient alors les diverses hypothèses qui se présentaient à leurs esprits.

Qu’y avait-il par delà cette barrière infranchissable ? Était-ce la ceinture d’une terre vierge, immobile au centre du mouvement diurne ? N’y fallait-il voir, au contraire, que la digue de clôture d’un gigantesque bassin intérieur contenant une mer libre, ignorée du regard de l’homme ?

Et ils se demandaient ce qu’il était advenu de M. de Kéralio et de ses deux compagnons. Deux ou trois fois, ils conçurent des espérances aussitôt dissipées.

Avec les changements de la lumière, le paysage revêtait de fantastiques aspects. On était le jouet des plus étranges illusions. Tantôt une chaîne de montagnes se dessinait à l’horizon, tantôt on voyait resplendir d’adorables vallées, toutes verdies d’une végétation inconcevable sous de telles latitudes. Le mirage des régions glaciaires est peut-être plus trompeur encore que celui des déserts de sable du Sahara.

Mais, en dépit de ces météores fascinateurs, la présence des basses températures suffisait à rappeler aux voyageurs la réalité de leur situation.

À mesure que l’hiver se rapprochait, la plaine de glace offrait de moins en moins les allées d’eau nécessitant l’emploi des embarcations. On parcourait, à pied sec maintenant, des espaces de 5 à 6 milles sans interruption. Les chiens se montraient dociles, recevant très régulièrement leur pitance. Mais il était manifeste que cette race grœnlandaise esl très voisine de l’état primitif, sinon sauvage, car elle retourne très rapidement à l’instinct du carnassier. Il fallait donc les surveiller de près et ne rien laisser à leur portée qui lut susceptible d’exciter leurs convoitises et de provoquer entre eux des conflits.

L’un des épisodes les plus intéressants de cette marche en avant se produisit un matin, alors que, retenus dans leurs sacs de couchage, par la crainte des gelures d’une bise redoutable, les explorateurs n’étaient pas encore sortis de leurs tentes.

Salvator, qui jouissait de toutes les immunités, et qui, pour cette raison, devait être grandement jalousé par ses congénères, avait déjà secoué le sommeil et ses brumes, et, malgré les 28 degrés au-dessous de zéro du thermomètre, flânait aux alentours du campement.

Une négligence tout à fait involontaire de l’Esquimau Petriksen, préposé à la surveillance de la meute, avait laissé, sans l’assujettir suffisamment, la laisse de cuir des animaux qui les tenait sous une unique dépendance.

Sollicités par la faim qui existe à l’état permanent dans leurs estomacs, les chiens s’étaient si bien remués qu’ils s’étaient entièrement délivrés de leur chaîne.

Alors, libres, ils avaient commencé par une fugue, que leur conseillaient sans doute les obscures réminiscences d’états sauvages ataviques. Ils avaient profilé du sommeil des voyageurs pour s’élancer d’une course folle sur le pack, n’ayant peut-être aucun esprit de retour.

Mais la faim qui fait sortir les loups du bois ramène les chiens à la laisse.

Il advint qu’après des investigations lointaines et infructueuses sur une plaine désespérément stérile, les auxiliaires des explorateurs se ressouvinrent de la pâtée quotidienne, et tous, soit isolément, soit par groupes, revinrent au campement.

Si bien que, le malin du 6 août, pas un d’eux ne manqua à l’appel.

Existe-t-il une langue canine ? Il faut le croire, car presque simultanément les fuyards, devenus pillards, se dirigèrent d’un commun accord vers le traîneau qu’ils avaient eu jusqu’ici mission de traîner, et qu’ils s’arrogeaient maintenant la faculté de dépouiller.

Et, leur flair aidant, ce fut sur l’arrière du traîneau qu’ils dirigèrent leur attaque.

C’était là en effet que se trouvaient entassés les vivres la route.

Un grand chien, à pelage fauve, le roi de la troupe, robuste et vaillant, donna le signal.

Il bondit sur les ballots de vivres, plus spécialement sur la caisse qui contenait la viande fraîche, et d’un coup de crocs entama la toile qui la couvrait, enfonça son museau effilé dans la caisse et l’en retira, traînant un quartier d’un kilogramme au moins de poids.

L’exemple était beaucoup trop encourageant pour n’être pas suivi.

En un clin d’œil toute la bande s’élança à la curée.

Et, avec une sagacité surprenante, afin de ne point attirer l’attention des explorateurs endormis, ils observèrent un profond silence. Pas une seule voix, pas un cri ne s’éleva du groupe des assaillants.

Mais alors il se passa une scène vraiment épique.

C’était le moment où maître Salvalor, las de dormir, venait de se risquer à la fraîcheur du matin.

Il n’eut pas plus tôt aperçu la déprédation commencée que, sans perdre une seconde, il se précipita sur la bande entière, culbuta les deux plus avancés et, escaladant le traîneau, fit tête à tous les agresseurs.

Ce fut un coup de théâtre absolument imprévu.

Aucun des grœnlandais ne s’attendait à cette intervention.

D’abord, ils battirent en retraite, ne se fiant point à leur force, ou plutôt ignorant celle de l’adversaire si subitement apparu. Pourquoi donc, oublieux de la solidarité qui, de tout temps, a régné parmi ses pareils, ce « chien de luxe », cet aristocrate, se mettait-il à la traverse de la populace ? De vieux restes de haines séculaires entre classes riches et classes pauvres firent brusquement éclater leur fureur dans les veines de ces parias des glaces, condamnés au servage du licol. Ils regardèrent avec de sourds grondements ce descendant des



antiques labradors, dépaysé par un long séjour de sa race

dans la vieille Europe. Et toute cette démocratie insurgée, se comptant du regard, déclara la guerre d’un seul coup à ce paladin qui se faisait le serviteur du maître contre ses frères aînés.

De fait, Salvator, debout sur le traîneau, avec la crâne attitude d’un héros, avait fait songer à ces preux de l’histoire qui luttaient seuls contre des nuées de Sarrasins.

Aussi fier que Roland se refusant à sonner de l’olifant, le terre-neuve ne donna pas de la voix. Ses ennemis, sûrs de vaincre, par leur nombre même, ne voulurent pas, en éveillant les lentes, compromettre le résultat de la victoire.

D’abord, ils firent autour de Salvator un cercle menaçant de crocs aigus et de mufles retroussés. C’était la période des invectives, comme dans les combats d’Homère.

Puis, tout à coup, l’un des grœnlandais prit son élan et bondit sur le traîneau.

Les puissantes mâchoires de Salvator le prirent à la gorge et le rejetèrent.

Un second, puis un troisième s’élancèrent, ils furent reçus de la même manière.

Alors quatre à la fois se ruèrent sur le vaillant gardien.

Peines perdues ! Le terre-neuve, avec une effrayante vigueur, renversa le premier sous ses pattes, happa un second à l’oreille, creva l’œil du troisième et éventra en partie le quatrième.

Cela faisait sept vaincus sur vingt. C’était trop.

Foin désormais de la prudence et des ménagements ! En aboiement sonore, prolongé, éclata comme une fanfare d’attaque, et toute la meute donna l’assaut.

La mêlée devint furieuse, sans merci. Salvator fut sublime. Sanglant, lacéré, couvert de plaies en vingt endroits de son beau corps, il n’en résista pas moins, victorieusement à la canaille exaspérée. Sans soupçonner cpie sa fidélité ombrageuse et ses exploits allaient nuire aux intérêts de ses maîtres, il étrangla magistralement deux de ses adversaires.

Mais il eût infailliblement succombé sous le nombre, si l’infernal tapage du combat n’eût enfin arraché les dormeurs au sommeil.

Hubert et Petricksen, les premiers levés, s’élancèrent hors des tentes, pourvus de longs fouets, et, tapant à droite et à gauche comme des sourds, parvinrent enfin à réduire les plus acharnés des jouteurs.

Salvator lui-même, emporté par l’ardeur de la lutte, consentit à s’apaiser que devant les frappantes injonctions du lieutenant de vaisseau.

Quand on fit le recensement des pertes, on fut obligé de reconnaître que l’héroïque fidélité du brave chien avait été plus funeste qu’utile. Outre les deux morts, il y avait quatre éclopés, impropres de longtemps au traînage.

Cependant Salvator ne reçut que des félicitations. On le gratifia même d’une ration double ce jour-là et le lendemain. Désormais on était sûr d’avoir en lui un auxiliaire dévoué.

Il fallut séjourner quarante-huit heures de plus sur le théâtre du combat, les blessures des chiens ne permettant pas de les remettre aussitôt aux traits.

Le froid n’était point excessif, mais le ciel se couvrait de nuages, annonçant la proximité de grandes bourrasques. En même temps, des bruits sinistres, des mouvements insoliles de la croûte glacée, révélaient des menaces latentes de l’instable plaine sur laquelle on campait.

Il demeurait donc urgent de franchir le plus long espace possible, tant que le ciel et les rayons solaires permettraient de discerner la terre ferme, que le tapis de neige allait bientôt faire disparaître sous son uniforme linceul.

On reprit la marche en avant. Il était de plus en plus évident que le 41e méridien passait en plein océan polaire. Du 12 au 15 août, on ne rencontra que trois allées d’eau, à peine larges de quelques mètres. Mais chaque fois, elles nécessitèrent l’emploi des embarcations, ce qui rendit beaucoup plus pénible la marche des explorateurs.

Toujours vaillante, Isabelle ne trahissait rien de ses souffrances personnelles.

Elle ne répondait que par des sourires aux regards inquiets que jetait sur elle Hubert d’Ermont. À chaque question pleine de sollicitude du jeune officier, elle faisait invariablement cette réplique : « Je vais très bien ; ne vous inquiétez pas de moi ».

Le 16, la neige se mit à tomber, et, en peu d’heures, le sol disparut sous une couche de plusieurs pieds, ce qui rendit le traînage affreusement pénible. On fit à peine trois lieues ce jour-là.

Le 17, la bourrasque fut tellement violente, que l’on dut se résigner à demeurer sous les tentes. Hubert et Guerbraz, infatigables, dressèrent celles-ci en prenant pour appui les traîneaux. Une heure suffit pour amonceler alentour un remblai de neige de deux mètres d’épaisseur. Réfugiés sous cette façon de grotte, les voyageurs n’eurent point à souffrir beaucoup de la température qui suivit, 38 degrés au-dessous de zéro. Ils y restèrent sans bouger, en proie à de terribles angoisses que justifiaient les craquements de la glace et les secousses ininterrompues du pack.

Le 19 au matin, la tempête ayant pris fin, Isabelle, qui était sortie la première de la tente, jeta un cri qui fit accourir ses compagnons.

Le soleil rayonnait au ciel ; à moins d’un demi-kilomètre des tentes, la mer, d’un bleu presque noir, se mouvait avec d’énormes lames. Tout s’expliquait.

Les voyageurs avaient entendu pendant la nuit les clameurs d’une nouvelle débâcle.

Hubert interrogea le baromètre, puis fit le point. Ils étaient en dérive de quarante minutes dans l’ouest, emportés sur un débaris de moins d’un mille de diamètre.

Tous ensemble firent une prière, se recommandant à Dieu. Ils étaient dans sa main, à la merci des événements. Où allaient-ils s’échouer ?