Traduction par Louis Postif (1887-1942).
En rire ou en pleurerEditions Edito Service (p. 145-161).

UNE FILLE PERDUE
(A Wicked Woman)

Ce fut par suite d’une brouille avec Billy que Loretta s’en alla en visite à Santa Clara. Billy n’y comprit rien, et sa sœur affirma l’avoir entendu marcher et pleurer toute la nuit dans sa chambre.

Loretta aussi, sans pouvoir fermer l’œil, passa presque toute la nuit dans les larmes. Sa sœur Daisy le savait, car c’était dans ses bras que l’autre sanglotait.

Le mari de Daisy, le capitaine Kitt, ne l’ignorait pas davantage. Les pleurs de Loretta et les consolations de Daisy lui avaient coûté une bonne partie de son sommeil.

Or, le capitaine Kitt n’aimait guère à perdre le sommeil. Il ne tenait pas non plus à ce que Loretta épousât Billy… ni personne autre. Le capitaine la jugeait indispensable à sa sœur aînée pour l’aider au ménage. Cependant il s’abstenait de formuler cette opinion, et se contentait de dire que Loretta était trop jeune pour penser au mariage.

Voilà pourquoi le capitaine suggéra l’idée d’envoyer Loretta en visite chez Mme Hemingway, où il n’y aurait pas de Billy.

Moins d’une semaine après son arrivée à Santa Clara, Loretta se trouva convaincue de l’excellence de cette idée. D’abord, bien que Billy n’en voulût rien croire, elle se refusait à l’épouser. Et en second lieu, encore que le capitaine n’en crût rien non plus, elle ne désirait pas quitter Daisy.

Au bout de deux semaines à Santa Clara, elle se sentit absolument certaine de ne pas vouloir de Billy pour époux : mais elle l’était beaucoup moins de ne pas souhaiter quitter Daisy. Non pas qu’elle aimât moins Daisy, mais… elle concevait certains doutes.

Le jour même de l’arrivée de Loretta, un projet nébuleux s’ébaucha dans l’esprit de Mme Hemingway.

Le lendemain, elle informa son époux Jack que Loretta était une jeune personne à tel point innocente qu’elle en serait positivement stupide à défaut de sa charmante naïveté. En preuve de quoi elle raconta à son mari diverses choses qui le firent pouffer de rire.

Le troisième jour, le plan de Mme Hemingway prit forme dans son cerveau. Elle accoucha d’une lettre et écrivit sur l’enveloppe : « Monsieur Edward Bashford, au Club Athénien, à San Francisco. »

« Cher Ned », débitait la missive.

Antérieurement à son mariage, elle avait aimé celui-là pendant trois bonnes semaines. Puis elle s’était liée par contrat avec Jack Hemingway, qui possédait des droits antérieurs et… son cœur avec.

Ned Bashford, lui, était trop philosophe pour se torturer cet organe à ce propos, il se contenta d’ajouter cette aventure à quantité d’autres de même nature, d’où il puisait son intarissable stoïcisme.

Par esthétique et par tempérament, c’était un Athénien, un Grec fatigué. Et il aimait à citer des passages de Nietzsche, pour montrer que lui aussi s’était tiré avec honneur de la longue maladie qui suit une ardente recherche de la vérité : que lui aussi s’était relevé, trop sage, trop rusé, trop profond pour se laisser affliger par la folie des novices amoureux de la vérité.

— Adorer les apparences, répétait-il souvent : ajouter foi aux formes, aux tons, aux mots, à tout l’Olympe des apparences ! Ce passage choisi amenait toujours cette conclusion sur ses lèvres : Ces Grecs étaient superficiels à force de trop de profondeur.

Lui-même était un Grec assez jeune, las et usé. Il tenait les femmes pour dépourvues de foi et de franchise, du moins au moment de ses rechutes, lorsqu’il descendait de sa philosophie calme et altière dans le pessimisme. Il ne croyait pas à leur loyauté ; mais, fidèle à son maître allemand, il ne leur arrachait pas les gazes aériennes dont se voile leur manque de sincérité, se contentant de les accepter en qualité d’apparences et d’en tirer le meilleur parti possible.

Lui aussi était superficiel… à force de trop de profondeur.

— Jack me prie de ne pas oublier d’ajouter que vous pourrez vous livrer ici à d’excellentes parties de natation, écrivait Mme Hemingway, et apportez tout votre attirail de pêche.

Mme Hemingway écrivait encore autre chose dans cette lettre, et terminait en annonçant son intention de lui faire connaître une jeune fille absolument honnête, innocente et sans tache.

— Jamais ne s’est épanoui sur notre planète bourgeon de féminité plus pur et immaculé, disait-elle entre autres phrases choisies et alléchantes.

Et elle déclara à son mari triomphalement :

— Si je ne réussis pas cette fois à marier Ned…

Laissant imprécise la terrible alternative que son vocabulaire se refusait à exprimer ou son imagination à concevoir.

Contrairement à toutes ses appréhensions, Loretta s’aperçut qu’elle ne se trouvait pas malheureuse du tout à Santa Clara.

Il est vrai que Billy lui écrivait tous les jours, mais ses lettres étaient moins accablantes que sa présence.

En outre, l’épreuve de sa séparation de Daisy lui parut moins pénible qu’elle ne s’y attendait. Pour la première fois de sa vie elle ne s’éclipsait pas dans le flamboiement de la brillante et mûre personnalité de Daisy. Grâce à cette conjonction de circonstances favorables Loretta ne tarda guère à scintiller au premier plan, tandis que Mme Hemingway, modeste et dépourvue de fausse honte, se retirait au second.

Loretta découvrit bientôt qu’elle pourrait briller autrement que d’une lumière reflétée ; sans aucune préméditation, elle devint un petit centre d’attraction. Quand elle se mettait au piano, quelqu’un se trouvait toujours là pour lui tourner les pages et exprimer sa préférence pour certains morceaux. Si elle laissait tomber son mouchoir, quelqu’un le ramassait aussitôt. Sortait-elle pour se promener où cueillir des fleurs, quelqu’un s’offrait à l’accompagner.

Elle apprit aussi à lancer des mouches dans les étangs tranquilles et au-dessous des rapides, et à ne pas embrouiller dans les buissons les lignes de soie ou les attaches de hameçons.

Jack Hemingway ne se souciait guère d’instruire les débutants et péchait beaucoup tout seul, ou pas du tout, ce qui laissait amplement le temps à Ned Bashford d’admirer Loretta sous son voile d’apparences. À ce point de vue, elle personnifiait tout ce que sa philosophie pouvait souhaiter de mieux. Ses yeux bleus, francs comme ceux d’un garçon, l’empêchaient de frissonner à l’idée de la duplicité que, selon sa philosophie, devaient receler ces profondeurs vivantes.

Elle possédait la grâce d’une svelte fleur, la fragilité de couleurs et de lignes d’une fine porcelaine : toutes choses auxquelles il prenait grand plaisir, sans songer à la force vitale qui palpitait là-dessous, et en dépit de Bernard Shaw, en qui il avait foi.

Loretta s’épanouissait comme un bourgeon. Elle développait rapidement sa personnalité. Elle se découvrait une volonté bien à elle et non emmenée à perpétuité avec les caprices de Daisy. Elle était choyée par Jack Hemingway, gâtée par Alice Hemingway et dévotement servie par Ned Bashford. Ils encourageaient ses fantaisies et riaient de toutes ses folies, tandis qu'elle donnait libre cours à toutes les aimables petites tyrannies qui existent à l’état latent dans le cœur de toutes les femmes délicates et jolies. Tout ce qui l’entourait, à présent, faisait s’estomper peu à peu son désir de ne pas quitter Daisy, et cela ne la tourmentait plus, comme aux temps révolus de sa camaraderie avec Billy. Au fur et à mesure qu’elle avait connu Billy, elle s’était rendu compte qu’elle ne pourrait se passer de Daisy et vivre séparée d’elle. Maintenant, plus elle connaissait Ned Bashford, et plus elle abandonnait l’idée de rester avec Daisy.

Ned Bashford, cependant, avait commis quelques erreurs : il confondait toujours la superficialité et la profondeur, et mélangeait apparence et réalité au point de n’en faire qu’une seule et unique chose. Loretta était différente des autres femmes, elle ne cachait pas son jeu, et était la vérité vraie. Il s’en ouvrit à Mme Hemingway, et lui en dit même un peu plus. Celle-ci fît mine d’acquiescer, tandis qu’elle surprenait la paupière de son mari en train de s’abaisser furtivement en un clin d’œil qui ne laissait aucun doute sur sa signification.

C’est vers cette époque que Loretta reçut une lettre de Billy, assez différente des précédentes. Naturellement, comme dans toutes celles qu’elle avait reçues, il s’épanchait sur ses malheurs : c’était une longue litanie de tous les symptômes de ses maladies, il racontait ses souffrances, sa nervosité, son manque de sommeil, et s’étendait sur l’état de son cœur. Puis suivaient quelques reproches, comme il n’en avait jamais formulés auparavant, mais suffisamment circonstanciés pour la faire pleurer, et suffisamment vrais pour donner à son visage une expression tragique. Elle ne se départit pas de cet air angoissé pendant le petit déjeuner, ce qui rendit perplexes Jack et Mme Hemingway, et ennuya Ned. Ils interrogeaient du regard ce dernier, mais il ne pouvait leur répondre, et se contenta de hocher la tête.

— Je saurai avant ce soir, dit Mme Hemingway à son mari.

Mais Ned rencontra Loretta, dans le courant de l’après-midi, dans le grand salon. Elle essaya de partir, mais il lui prit les mains, et elle se trouva face à lui, les cils mouillés et les lèvres tremblantes. Il la regarda silencieusement et avec componction. Ses cils se mouillèrent encore plus.

— Allons, allons, ma petite, il ne faut plus pleurer, lui dit-il pour la calmer.

il entoura son bras autour de son cou, comme pour la protéger. Comme une enfant fatiguée, elle blottit son visage contre son épaule. Il frissonna d’une façon peu habituelle pour un Grec qui vient à peine de se remettre de la longue maladie.

— Oh, Ned, sanglota-t-elle, si vous saviez seulement comme je suis perverse !

Il lui sourit avec indulgence, et respira profondément, en une forte respiration toute chargée de l’odeur de ses cheveux. Il songea alors aux quantités d’aventures qu’il avait eues avec les femmes, et respira longuement pour la seconde fois. Il lui sembla alors qu’il émanait de cette femme la parfaite douceur d’une enfant – « l’aura d’une âme pure », ce fut dans ces termes qu’il se dépeint à lui-même cette sensation.

Il remarqua alors que ses sanglots allaient en s’amplifiant.

— Allons, qu’est-ce qu’il y a, ma petite ? lui demanda-t-il avec douceur, et presque paternellement. Jack a-t-il été méchant avec vous, ou bien votre sœur bien-aimée a-t-elle oublié de vous écrire ?

Elle ne répondit pas, et il sentit profondément qu’il devait lui embrasser les cheveux, et qu’il ne pourrait plus être maître de cette situation si elle se prolongeait.

— Répondez-moi, demanda-t-il doucement, et nous verrons ce que je puis faire.

— Impossible ! Vous me mépriseriez. Oh ! Ned, que j’ai honte !

Il émit un petit rire incrédule et lui effleura les cheveux de ses lèvres, si légèrement qu’elle ne s’en aperçut pas.

— Chère petite, oublions tout cela, quoique ce puisse être, je veux vous déclarer combien je vous…

Elle l’interrompit d’un petit cri de délice, puis sanglota :

— Trop tard !

— Trop tard, répétait-il avec surprise.

— Oh ! pourquoi ai-je fait cela ? Pourquoi ai-je fait cela ? gémit-elle. Il se sentit le cœur traversé d’un frisson.

— Quoi ?

— Oh, je… lui… Billy… Je suis une fille perverse, Ned. Je sais que vous ne me reparlerez jamais de votre vie.

— Ce… hum !… Ce… Billly… demanda-t-il, hésitant. Est-ce votre frère ?

— Non…, il… je… ne savais pas. J’étais si jeune ! Je ne pouvais pas l’empêcher. Oh ! j’en perdrai la raison ! J’en perdrai la raison !

Loretta se sentit libérée du bras dont Ned lui entourait l’épaule, il se recula doucement et la déposa sur un large fauteuil, où elle enfouit son visage et se mit à sangloter à nouveau.

— Je… je ne comprends pas, dit-il.

— Que je suis malheureuse ! gémit-elle.

— Malheureuse ? Pourquoi ?…

— Parce que… il veut que je l’épouse. Le visage de l’homme s’éclaira instantanément et il posa doucement une main sur les siennes.

— Il n’y a pas de quoi vous faire du mauvais sang, remarqua-t-il, ce n’est pas une raison parce que vous ne l’aimez pas pour… naturellement, vous ne l’aimez pas ?

Loretta secoua vigoureusement la tête et les épaules dans un geste de protestation négative.

— Vous ne l’aimez pas ? Il voulait être sûr.

— Non ! affirma-t-elle avec une violence explosive. Je n’aime pas Billy. Je ne peux pas l’aimer.

— Ce n’est pas une raison, parce que vous ne l’aimez pas, reprit Bashford avec assurance, pour vous tourmenter à cause du simple fait qu’il vous demande de l’épouser.

Elle se remît à pleurer et s’écria entre deux sanglots :

— C’est là ce qui m’ennuie. Je voudrais l’aimer. Oh ! je souhaiterais être morte !

— Voyons, ma chère enfant, vous vous tracassez à propos de vétilles. – Sa main gauche rejoignit la droite sur celles de la jeune fille. – Les femmes font cela tous les jours. Parce que vous avez changé d’avis ou que vous ne saviez pas au juste ce que vous vouliez, parce que vous avez, pour employer une expression un peu forte, envoyé promener un homme !

— Envoyé promener ! – Elle venait de lever la tête et le regardait avec des yeux baignés de larmes. – Oh ! Ned ! s’il n’y avait que cela !

— Que cela ? – demanda-t-il d’une voix caverneuse, en retirant lentement ses mains de dessus les siennes. Sur le point de reprendre la parole, il se contint.

— Mais je ne l’épouserai pas ! protesta Loretta avec force.

— À votre place, j’en ferais autant ! conseilla-t-il.

— Mais je suis obligée de l’épouser !

— Obligée de l’épouser ! – Elle fît un signe de tête affîrmatif. – Voilà une expression un peu catégorique.

— Je le sais, dit-elle, en essayant de réprimer le tremblement de ses lèvres. Puis elle continua, avec plus de calme : – Je suis une fille perverse ! Une fille terriblement perverse ! Personne ne sait à quel point je suis perverse !… Billy est le seul à le savoir.

Un silence tomba. Ned Bashford avait pris une figure grave et regardait Loretta d’un air étrange.

— Lui ?… Billy seul le sait ? demanda-t-il enfin. Un signe de tête hésitant mais affirmatif et une rougeur ardente des joues constituèrent la réponse.

Il délibéra quelque temps en lui-même, comme un nageur se prépare à plonger.

— Racontez-moi tout, dit-il d’une voix très ferme, sans rien me cacher.

— Et… me pardonnerez-vous jamais ? implora-t-elle d’une voix affaiblie et tremblante. Il hésita, poussa un long soupir, et fit le plongeon.

— Oui, dit-il désespérément. Je vous pardonnerai. Allez-y !

— Personne n’était là pour me prévenir, commença-t-elle. Nous restions si souvent seuls ensemble ! Je ne connaissais rien du monde, alors…

Elle s’arrêta songeuse. Bashford se mordait la lèvre d’impatience.

— Si seulement j’avais su ! Nouvelle pause.

— Oui ! Oui ! Continuez ! pressa-t-il.

— Nous étions ensemble presque tous les soirs.

— Vous et Billy ? demanda-t-il avec une violence douce dont elle s’alarma.

— Oui, avec Billy. Nous étions souvent ensemble. Si j’avais su… Il n’y avait personne pour m’avertir… J’étais si jeune…

Au moment de poursuivre elle le regarda avec inquiétude.

— Le misérable ! s’exclama Bashford.

Ned Bashford se leva d’un bond. C’était, non pas un Athénien lassé, mais un jeune homme furieusement en colère.

— Non ! Non ! Billy n’est pas un misérable ! mais un excellent garçon, au contraire, dit Loretta, en prenant sa défense avec une fermeté qui surprit Bashford.

— Je m’attends à ce que vous me disiez bientôt que tout cela a été de votre faute ! fît-il d’un ton sarcastique.

Elle répondit d’un signe affirmatif.

— Quoi ?

— Ce fut entièrement ma faute, continua-t-elle posément. Je suis la première à blâmer.

Bashford cessa de se promener de long en large, et quand il reprit la parole, ce fut d’un ton résigné.

— Très bien ! dit-il. Je ne vous blâme pas le moins du monde, Loretta. Et vous avez agi très sincèrement. Mais Billy a raison et vous avez eu tort. Il faut vous marier.

— Avec Billy ? demanda-t-elle d’une voix faible et comme lointaine.

— Oui, avec Billy… Je m’en charge. Où demeure-t-il ? Je l’obligerai à s’exécuter, moi !

— Mais je ne veux pas épouser Billy ! s’écria-t-elle alarmée. Oh ! Ned ! n’en faites rien !

— Que si ! répondit-il sévèrement. C’est votre devoir… et celui de Billy. Ne le comprenez-vous pas ?

Loretta se fourra de nouveau le visage dans le fauteuil capitonné et éclata en sanglots passionnés.

Bashford, tout en prêtant l’oreille, ne put d’abord que distinguer ces mots :

— Mais je ne veux pas quitter Daisy ! Je ne veux pas quitter Daisy !

Il se remit à marcher de long en large, puis s’arrêta curieusement pour écouter.

— Comment pouvais-je savoir… oh ! oh ! sanglotait Loretta. Il ne m’a pas prévenue… Personne ne m’avait jamais embrassée… Je n’aurais jamais rêvé qu’un baiser pût être si compromettant… jusqu’à ce que… oh ! oh !… jusqu’à ce qu’il me l’eût écrit… Je n’ai reçu la lettre que le matin.

Le visage du jeune homme s’éclaira, comme si la clarté d’une aube descendait sur lui.

— C’est pour cela seulement que vous pleurez.

— N… non.

Il sentit son cœur se renforcer dans sa poitrine.

— Alors, pourquoi pleurez-vous ? demanda-t-il d’une voix désespérée.

— Parce que vous avez dit que je devais épouser Billy. Et je ne veux pas, moi ! Je ne veux pas quitter Daisy ! Je ne sais pas ce que je veux. Oh ! si je pouvais mourir !

Il se raidit pour un nouvel effort.

— Écoutez-moi, Loretta, et soyez raisonnable. Qu’est-ce que cette histoire de baisers ? Vous ne m’avez pas tout dit ?

— Je… je n’ose pas tout vous dire. Un nouveau silence tomba. Elle le regardait d’un air suppliant.

— Est-ce nécessaire ? balbutia-t-elle enfin.

— Parfaitement, dit-il d’un ton impératif. Il faut tout m’avouer.

— Eh bien alors… s’il le faut…

— Allez donc !

— Je… je… nous… Elle balbutia encore, puis lança précipitamment : Je l’ai laissé faire et il m’a embrassée.

— Continuez, dit Bashford, en désespoir de cause.

— C’est tout.

— C’est tout ? demanda-t-il d’un ton profondément incrédule.

— Comment, tout ?

Sa voix contenait une interrogation non moins profonde.

— Je veux dire… hum !… hum !… rien de pire ? Il se sentait écrasé de sa propre maladresse.

— Pire ? Elle paraissait franchement intriguée. Que pourrait-il y avoir de pire ? Billy m’a depuis…

— Quand cela ?

— Dans la lettre que j’ai reçue le lendemain matin. Billy me disait que son… que mon… que nos baisers seraient une chose terrible si nous ne nous mariions pas.

Bashford se sentait la tête à l’envers.

— Que disait encore, ce Billy ?

— Il disait que quand une femme se laisse embrasser par un homme, elle l’épouse toujours… qu’agir autrement serait affreux. C’est la coutume, ajoutaitil ; et je prétends, moi, que c’est une mauvaise coutume, une odieuse coutume, que je déteste. Je sais que c’est effrayant, conclut-elle d’un air de défi, mais je ne puis m’empêcher de penser ainsi.

Bashford, machinalement, tira une cigarette de son étui.

— Cela ne vous ennuie pas que je fume ? demanda-t-il en frottant une allumette. Puis il reprit ses sens.

— Je vous demande pardon ! s’écria-t-il en lançant dans la cheminée allumette et cigarette. Je n’ai nulle envie de fumer : ce n’est pas ce que je voulais faire… je voulais dire ceci…

Se penchant sur Loretta, il s’empara d’une de ses mains, puis s’assit sur le bras du fauteuil, et lui entoura le cou.

— Loretta, je suis un sot. Je vous parle très franchement. Et je veux ajouter autre chose : je voudrais que vous fussiez ma femme !

Dans le silence qui s’établit, il attendait avec inquiétude.

— Ne pouvez-vous répondre ? demanda-t-il.

— Je veux bien, si…

— Si quoi ?…

— Si je ne suis pas obligée d’épouser Billy.

— Vous ne pouvez pas nous épouser tous les deux, cria-t-il presque.

— Et ce n’est pas la coutume… ce que… ce que disait Billy ?

— Mais non, ce n’est pas la coutume. Maintenant, Loretta, consentez-vous à m’épouser ? Oui ou non ?

— Ne m’en veuillez pas, fit-elle, avec une moue timide. Il la prit dans ses bras et l’embrassa.

— Je voudrais bien que ce fût la coutume, ajouta-t-elle d’une voix affaiblie sous son étreinte. Parce qu’alors je serais contrainte de vous épouser, Ned… mon chéri… n’est-ce pas ?