Une femme sensible
UNE FEMME SENSIBLE
En 182…, florissait à la Ferté-Gaucher une veuve riche et jeune encore, nommée madame du Tillet. Cette dame était d’une beauté remarquable, et c’est beaucoup dire, car la petite ville que j’ai nommée jouit, dans le département de Seine-et-Marne, du privilège qu’avaient autrefois le comté de Perth, en Écosse, et le royaume d’Yvetot, dans les Gaules ! En revanche, la nature, prodigue là envers un sexe, s’en est dédommagée, dit-on, en y maltraitant l’autre, et les habitants de la Ferté-Gaucher ont vulgairement la réputation d’être ingénus, innocents et candides ; j’emprunte par politesse cet euphémisme à M. Victor Hugo. Est-ce vérité ? est-ce calomnie ? je l’ignore. Quoi qu’il en soit, la dame en question dépensait à elle seule autant d’esprit que dix consommateurs indigènes, écrivait comme une femme de lettres de Paris, et de plus savait l’orthographe. J’obtins l’honneur d’être admis chez elle. Et voici à quel titre : j’étais alors à un âge où l’on fait des romances pour madame la comtesse, qui malheureusement est si imposante ! et j’en avais composé une en l’honneur de madame du Tillet, sur l’air de Femme sensible. Si les paroles étaient mauvaises, comme le prétendirent alors mes ennemis politiques, en revanche, revanche, ils doivent avouer eux-mêmes que l’air ne pouvait être mieux choisi, car mon héroïne était douée, entre autres vertus, d’une sensibilité exquise et profonde. Il y avait chez elle de la sensibilité partout, dans son regard, dans son geste, dans sa voix. Elle disait comme Fénelon : Je meurs d’amitié, et comme je ne sais plus qui à son vieil oncle goutteux : J’ai mal à vos jambes. Elle était riche, et si un malheureux eût réclamé ses secours, elle lui eût donné… ; non elle ne lui eût rien donné…, elle se fût évanouie. Je lui communiquai une élégie de ma façon, pleine de religion et d’amour, suivant l’usage. Et, comme tous les poètes contemporains, je me plaignais à Jésus-Christ de n’avoir pas une ou deux maîtresses. Elle applaudit par des sanglots, ce qui me donna, comme vous pensez bien, une très haute opinion de son goût. Une autre fois, nous lisions ensemble de fort beaux vers, où une demoiselle poète, en réponse à des détracteurs qui l’accusaient d’insensibilité, s’écriait : Oh ! s’il est un infortuné qui souffre et meure ici-bas sans secours,
Nommez-le ; fallût-il en un désert affreux
M’exiler avec lui, nommez ce malheureux
Qui, sans espoir, succombe à sa douleur extrême,
Que l’amour peut sauver, et vous verrez si je l’aime.
« L’âme d’où ces vers ont jailli est bien la sœur de la mienne, » dit la belle dame en levant les yeux au ciel et en portant la main à son cœur.
Cette exclamation me troubla et éveilla en moi un vague et doux espoir, justifié d’ailleurs et nourri chaque jour par l’accueil bienveillant qu’on me faisait. La nuit suivante fut pour moi une nuit d’insomnie où je fis les plus beaux rêves les yeux ouverts : « Ah ! me disais-je, il faut avoir du malheur pour lui plaire ; eh bien ! il me semble que je suis en fonds. D’abord, je ne suis pas riche, je ne suis pas aimable, et voilà, je crois, dans le langage des hommes et dans celui des femmes, ce qui s’appelle être malheureux. Et puis, si le désert est de rigueur, ma petite chambre n’est-elle pas un désert ? (J’avais vendu mon chien et mes meubles la veille.) Je réunis donc, pour plaire à madame du Tillet, les deux conditions requises, le désert et le malheur. Espérons. »
J’espérai dès ce moment, et je fis la cour à la belle provinciale pendant un mois ; un long mois se passa sans que j’obtinsse un aveu, même tacite. Et pourtant son regard, son geste, sa voix trahissaient la même sensibilité : « Oh ! cette femme doit aimer, me disais-je, palpitant de crainte et d’espérance ; mais comment lui arracher son secret ? comment attirer sur ses lèvres le nom qu’elle cache et caresse dans son cœur ? » Et dès ce moment, pour éclaircir mes doutes, j’épiai la direction de ses regards et de ses soupirs.
Enfin, le hasard aidant, je réussis.
Comme la Parasina de lord Byron, madame du Tillet avait le malheur d’être somniloque ; de plus, quand elle était seule, il lui arrivait souvent de se parler tout haut à elle-même. J’avais obtenu la permission de fouiller à loisir dans sa petite bibliothèque, et, pour y pénétrer, il fallait traverser le salon. Je l’y surpris un jour essayant une coiffure nouvelle devant une glace. Cette glace aurait dû me trahir, mais les coquettes méditations de ma dame et souveraine la préoccupaient si vivement qu’elle ne m’aperçut pas. Elle parlait, et, je l’avoue, bien que la délicatesse la plus vulgaire m’ordonnât de révéler ma présence par le bruit de mes pas, l’espoir, la crainte…, « et, je pense, quelque diable aussi me poussant, » je me glissai dans un coin et je prêtai l’oreille : « Oh ! ce soir, disait la femme sensible, madame Thévenin aura beau faire, à moi seule tous les hommages, tous ! autour de ma chaise tous les jeunes gens : Alfred, Gustave, Ernest, tous ! M. Daumier lui-même y viendra. »
Je frémis à ce nom comme à celui d’un rival aimé. « Le vieux fat ! poursuivit-elle. Il croit plaire à madame Thévenin, qui se moque de lui. Au pis aller, ma foi, qu’elle le garde ; je n’y tiens guère ! il a beau se ruiner en madrigaux et en essences, je n’aime ni les parfums de ses vers ni ceux de sa chevelure. »
Puis elle crut s’apercevoir qu’elle était plus pâle que de coutume : « Mon Dieu ! serais-je indisposée, dit-elle ; c’est étonnant, je ne m’en suis pas aperçue ; » et, comme elle se retournait pour commander un lait de poule à sa femme de chambre :
« Vous étiez là ! monsieur, vous m’écoutiez ! dit-elle
— Oui, madame, répondis-je ; j’ai commis cette indiscrétion, et, pardieu ! je m’en félicite ; depuis longtemps, j’ai cru deviner (et je n’avais pas tort !) que vous aimiez quelqu’un par-dessus tout, et je mourais d’envie de connaître le nom de cette personne. Grâce au monologue que je viens d’entendre, je le sais maintenant : adieu ! »
Il va sans dire que dès lors tous mes châteaux en Espagne croulèrent, et que je n’épousai pas madame du Tillet le moins du monde[1].
- ↑ Cette nouvelle. Une Femme sensible, fut publiée par Psyché, le 4 lévrier 1836. Psyché est un des journaux auxquels Moreau collabora le plus assidûment : il ne signait pas toujours. Ainsi, dans la collection complète du recueil, on ne retrouve pas Lolotte et Loulou, conte dont il annonce, par une lettre à sa sœur, l’acceptation et la remise aux bureaux de la rédaction.