Alphonse Lemerre, éditeur (p. 37-65).

IV
Op. 9
chopin.



\version "2.20.0"

\header {
  title = "IV"
  subtitle = "Op. 9"
  composer = "CHOPIN."
}
  \layout {
  indent = #10  
  }
  <<

    \new PianoStaff = "piano" \with { instrumentName = ""}    <<
      \new Staff = "upper" { \relative c'  {\tempo "Doppio movimento" \key b \major \autoBeamOff \set Staff.midiInstrument = #"piano"
         \time 2/4 \omit Staff.TimeSignature  \omit Score.BarNumber
% Ligne 1
<< { \shiftOnnn e'8.*80/75[ dis16*4/5]  \shiftOnnn cis8.*80/75 [ dis16*4/5] |\break
% Ligne 2    
     e8.*16/15[ fis16*4/5]   gis8.*16/15 [ ais16*4/5] 
      gis8.*16/15[ e16*4/5]  fis8.*16/15 [ dis16] } 
   
    
   
% Voix 3 Ligne 1   
   \\ { \tuplet 5/4 {\stemDown  e,(  gis b dis, dis')} 
        \tuplet 5/4 {\stemDown  cis,(  gis' b dis, dis')}
% Ligne 2    
    \omit TupletNumber \tuplet 5/4 {\stemDown  e,\<  b' cis fis, fis'} 
        \tuplet 5/4 {\stemDown  gis,  b cis ais ais'\!}
    \tuplet 5/4 {\stemDown  gis,  b cis e, e'} 
        \tuplet 5/4 {\stemDown  fis,  gisis bis dis, dis'}
   } 
% Voix 3 Ligne 1
   \\ { \omit TupletNumber \override TupletBracket.bracket-visibility = ##f 
        \tuplet 5/4 {e, gis[ b] dis,[ s} \tuplet 5/4 {cis] gis'[ b] dis, s  }
% Ligne 2 
        \tuplet 5/4 {e] b'[ cis] fis,[ s} \tuplet 5/4 {gis] s s ais[ s } 
        \tuplet 5/4 {gis] b[ cis] e,[ s} \tuplet 5/4 {fis] gisis[ bis] dis, }
} >>

e'2*15/16


     

} }
      \new Staff = "lower" {
        
        \relative c  {\clef "bass" \key b \major \set Staff.midiInstrument = #"piano" 
                      \omit Staff.TimeSignature
% Ligne 1
cis,8-. <cis' gis' b>4 gis8-.( cis,-.) <cis' gis' b>4 gis8-. s2 s2
% Ligne 2    

% Ligne 3  
  
}
}
>>
>>


IV


Un jour d’avril finissant, Vally reçut ce billet où serpentait une écriture trop fine et trop vague, — une écriture de sensuelle mystique ou de mystique sensuelle. Au coin du papier jaunâtre ainsi qu’un vieux parchemin, s’enchevêtraient des hiéroglyphes qui se révélaient, après de longues et patientes études, pour de modernes initiales.

« Ne viendrez-vous pas me voir aujourd’hui, vous et votre esclave ? »

… Nous attendîmes San Giovanni dans un étrange boudoir vert, dont les meubles inquiétaient par leurs sinuosités déconcertantes. L’Art Nouveau le plus ambigu y triomphait : l’unique rappel de l’Autrefois était une reproduction du San Giovanni de Lionardo. Cette reproduction, entourée d’une atmosphère de compréhension et de respect, semblait le portrait, ou plutôt l’âme même, de la poétesse saphique.

Un serpent desséché s’enroulait autour d’un vase où se fanaient des iris noirs.

Avec une curiosité amicale, Vally considéra ces écailles ternies où les vivantes lueurs et les chatoiements de gemmes brisées s’étaient à jamais éteints.

« Ne considérez point trop longtemps les Serpents Morts, » prononça la voix de San Giovanni. Son pas silencieux s’était feutré sur le profond tapis sans rompre le fil de notre rêve. « Car les Serpents Morts revivent sous le regard de celles qui les aiment. Les yeux magiques des Lilith les raniment, ainsi que les clairs de lune raniment les eaux stagnantes.

— Je me souviens, » glissa ma Prêtresse Païenne, « d’un conte que vous m’avez égrené autrefois. Vos paroles tremblaient à travers un crépuscule fantômal, frissons d’un Au-Delà gris de terreurs. Redites-nous le conte des Serpents Morts, San Giovanni. »

D’un chuchotement solennel, la poétesse évoqua la vision que lui avait suggérée un soir où grelottaient sournoisement des angoisses inavouées.

« C’est le récit d’un aventurier américain perdu dans les montagnes, » expliqua-t-elle.

Elle commença :

« J’errais depuis plusieurs jours sur la montagne… Les rochers me divertissaient par leurs ressemblances fantastiques avec des visages et des animaux. Certains étaient pareils à des chimères accroupies, et d’autres à des Nixes attentives. J’y reconnaissais encore des requins et des baleines, des obélisques, des crocodiles et des croupes de femmes. C’étaient aussi des torses de géants torturés et des nonnes à genoux sous un grand voile de pierre.

« Je jouais avec les lézards beaux et malicieux. Je les aimais comme des pierreries. Et, pendant les couchers de soleil, je me sentais triste jusqu’à l’âme. Je suis toujours triste à la tombée du soir. Et, parfois, l’aurore me glace ainsi qu’un pressentiment.

« La solitude m’a rendu songeur. Je m’assois souvent dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort. Je pense alors à tout ce que nous ne connaissons pas.

« D’inexplicables épouvantes me traversent, à de certaines heures. Si je savais ce que je redoute, je n’aurais plus peur. Je n’ose plus bouger. Je me ramasse sur moi-même, tels les enfants qui se blottissent sous les couvertures. L’horreur de l’Inconnu chavire ma pensée… Alors, pendant un temps très long, je reste immobile, regardant devant moi sans avoir le courage de tourner la tête à droite ou à gauche. C’est terrible d’avoir peur sans savoir pourquoi.

« Je n’ai jamais fait de mal à personne. J’ai aimé très purement une jeune fille… Ses yeux ne se plissaient jamais, lorsqu’elle riait ardemment, parmi les feuilles… Ses yeux sombres démentaient la joie sur ses lèvres… Elle est morte…

« Plus tard, j’ai pris une maîtresse. Je chéris les lézards, parce qu’ils lui ressemblent. Elle se plaisait à dormir en plein soleil… Elle ne craignait rien. Quoiqu’elle fût joyeuse, je ne l’ai jamais entendue chanter. Rien ne la faisait trembler. Elle prit bientôt un autre amant… Depuis lors, j’erre dans les montagnes.

« Vers la fin d’un après-midi insolemment bleu, je fus surpris de me heurter à une étrange petite hutte à demi cachée sous les lianes. Un ermite devait y abriter sa frénésie d’isolement.

« Il y avait très longtemps que je n’avais aperçu un visage humain. Je soulevai donc la natte qui servait de porte à cette cabane de solitaire.

« Jamais je ne vis une demeure aussi bizarre. Les murs en planches étaient recouverts, du haut en bas, de peaux de serpents recroquevillées et sèches où persistait encore une vague lueur d’écailles.

« Tapi dans un coin, un vieil homme grimaçait de surprise et de terreur.

« Je reculai, vaguement craintif, devant ce visage étroit aux pommettes caves. Les yeux jaunes, presque sans paupières, se dilataient ainsi que les pupilles des hiboux, les pupilles nocturnes que blesse la clarté. Le menton s’exagérait, long démesurément. Et les rudes cheveux blanchis se dressaient, comme soulevés par un effroi perpétuel.

« Je le priai de me pardonner mon importunité. Le vieillard, m’hallucinant de sa contemplation fixe, ne répondit point. Croyant avoir affaire à un sourd, je haussai la voix.

« Inutile de crier, » ordonna mon hôte.

« Ce fut effrayant à l’égal d’un fracas de sépulcre brisé.

« J’hésitai… La curiosité fut plus forte que la discrétion.

« Entrez, » clama-t-il soudain.

« Le silence se prolongea.

« Je n’ai point l’habitude de parler, » grommela-t-il enfin, comme pour s’excuser.

« J’examinai curieusement le lieu sinistre où je me trouvais.

« Pourquoi regardez-vous les murs ? » hurla le solitaire. « Je ne veux pas que vous regardiez les murs. »

« Je restai stupidement irrésolu.

« Je vois que vous êtes un tueur de serpents, » hasardai-je avec timidité.

« Je fus consterné de l’effet inattendu produit par d’aussi banales paroles.

« L’ermite se redressa. Ses dents claquaient. Il paraissait se débattre sous des accès de fièvre… La crise se fondit en des sanglots enfantins.

« Et vous, » demanda-t-il d’un ton brusque, « avez-vous tué des serpents ?

J’en ai tué un ou deux, » murmurai-je avec une inquiétude grandissante.

« Le vieillard se leva d’un bond, et, me saisissant violemment les mains, me secoua tel un arbre fruitier.

« Ah ! Malheureux ! Malheureux ! Malheureux !… Pourquoi avez-vous fait cela ? Vous ne saviez donc pas que c’était inutile ? »

« Sa voix décrut, et la phrase s’acheva dans un chuchotement épouvanté.

« Vous ne saviez donc pas que les serpents ne meurent point ? Ou plutôt, ils revivent, plus terribles et plus venimeux. Ils revivent, vous dis-je. »

« Le soleil s’était couché. Un bleu crépuscule rendait mystérieusement redoutables les angles obscurs.

« Le vieillard grelotta, ainsi qu’un Chinois malade d’opium.

« Voici le soir, » dis-je enfin, pour rompre le silence d’angoisse.

« C’est l’heure où ils revivent, » murmura l’ermite. « Il ne faut jamais tuer de serpents… Regardez ! Regardez ! Ne les voyez-vous pas ramper sur les murs ?… »

« Je ne sais si la terreur du solitaire s’empara impérieusement de mes prunelles et de mon esprit… J’ignore si ce fut une illusion du bleu crépuscule… Mais je vis glisser les serpents, dont les squames desséchées reprenaient des chatoiements de joyaux… Je vis se darder sur nous leurs yeux vindicatifs, qui nous suivaient d’un éclair hostile et fourbe. Je les vis s’enrouler et se replier… À mon tour, je frissonnai mortellement.

« Regardez ce serpent vert, là-bas… » gémissait l’ermite. « C’est le plus beau de tous… Il a la couleur vivante de l’herbe… Dans les prairies, on marche sur ces serpents sans même s’en apercevoir… Je n’ai jamais frappé de serpent plus beau… Et celui-ci, de la rousseur des sables… Et celui-là, veiné comme un caillou, de ceux qui dorment au milieu des galets… Et celui-là, encore, de cuivre rouillé… Tous les serpents de tous les pays, que j’ai voulu tuer… Ils s’insinuent entre les fentes du plancher humide… Ils se traînent dans les coins d’ombre… Regardez… Regardez… »

« Je sentis, le long de mes jambes, de froids contacts et des enlacements visqueux.

« Ivre d’horreur, je saisis violemment le bras du pitoyable solitaire.

« Pourquoi restez-vous ici ? Pourquoi ne fuyez-vous pas loin de ces cauchemars, de ces fièvres et de ces délires ? »

D’une main convulsive, il essuya la sueur glaciale qui baignait son front.

« J’ai voulu m’en aller autrefois. Il y a très longtemps de cela… Ils m’ont suivi… En me retournant, je les voyais, dans l’herbe ou sous les roches… Ils se suspendaient aux branches des arbres… Ils nageaient au fil des ruisseaux… Je les voyais au fond de l’eau courante, ainsi que des anguilles… Ils me fascinaient de leurs yeux maléfiques… En vérité, je suis convaincu que le Diable est un serpent. Et c’est pour cela peut-être que les serpents sont maudits et sacrés… Il ne faut jamais tuer un serpent, voyez-vous… Ceux que vous avez tués autrefois revivent comme les autres. »

Les ténèbres déferlaient au dehors. Un rayon de lune se multiplia sur les écailles d’argent.

« Oh ils seront méchants cette nuit… Ils aiment la lune, parce qu’elle est cruelle comme eux… Ils aiment la lune insidieuse… Ils sont heureux, et cela les rend terribles… Oh ! ils seront très méchants, cette nuit ! »

« Fut-ce le vent qui susurrait parmi les lianes ?… J’entendis un sifflement… Je vous jure que j’entendis alors un sifflement…

« Je bondis vers l’ouverture qui servait de porte… Je galopai, tel un cheval enragé, à travers la montagne… J’étais fou… Une bave d’épileptique souillait mes lèvres écumantes.

« Une aurore verte se dressa enfin sur les sommets… La voix funèbre de l’ermite sonnait encore dans mes oreilles :

« Ne tuez jamais les serpents… Ils ne meurent point… Ou plutôt ils revivent, plus venimeux et plus terribles… »


Vally se taisait. Une incrédulité vague ennuageait son sourire.

« Croyez-vous que le regard des Lilith ranime en vérité les serpents morts ? » demanda-t-elle enfin.

« J’en suis certaine, » affirma San Giovanni. « Aux heures de l’âme, ils rampent le long des routes indécises. À travers les demi-ténèbres, leurs yeux dardent des lueurs cruelles. Car ils servent fidèlement les Lilith. Ils épient la proie qu’elles leur ont désignée. L’être qu’ils guettent sent, avec une horreur ténébreuse, se resserrer autour de son cœur leurs anneaux froids. »

Vally examinait une Madeleine à la robe de bois gravement nuancée, au visage et aux mains de porcelaine. C’était une de ces poupées, d’une grâce mystique et puérile, que les Espagnols groupent, ainsi que des actrices muettes, en une scène de crucifixion. Dans un élan désintéressé, elle priait sur la douleur humaine. Une exaltation de sincère douleur spiritualisait ce visage passionné.

« Cette Madeleine ressuscite pour moi toute la lumineuse ardeur de Séville, » se remémora San Giovanni. « Ah ! cette acuité frémissante de l’atmosphère ! Je m’y sentais devenir presque transparente en l’intensité subtile de vivre ! »

Elle sourit à un souvenir.

« À Séville, » poursuivit-elle, « j’ai été frappée par quelque chose d’étrange et de très symbolique. On a voulu récemment, comme vous le savez, unifier l’heure dans toute l’Espagne, et l’on a choisi pour cette unification l’heure marquée par Greenwich. L’horloge de la cathédrale de Séville, seule, persiste à être obstinément en retard d’un quart d’heure. Elle défie les autres horloges, elle les nargue, elle semble se glorifier d’être en retard. Que dites-vous de cette histoire, qui, pour être véritable, n’en est pas moins frappante ?

— Je n’en dis rien, les histoires vraies ne m’intéressent pas, » bouda Vally. « S’éloigner le plus possible de la Nature, là est la fin véritable de l’Art.

— Vous avez raison, » confessa San Giovanni. « Celui qui imite n’est que le vulgaire copiste du réel. Celui qui crée est seul l’artiste véritable. Je n’aime, en peinture, que les paysages psychiques, les fleurs de rêve et les visages qu’on ne contemplera jamais. Créer, c’est innover, c’est produire ce qui n’a été ni vu ni entendu dans la Nature. La Nature est inimitable, l’Art est inimaginable.

— Je voudrais vous comprendre, San Giovanni, » m’intéressai-je. « Vous êtes la floraison bizarre d’une sève inconnue. Je mets une âpreté réfléchie à éclaircir les causes obscures dont vous êtes l’effet si paradoxal. »

San Giovanni se mira dans le passé. Ses yeux se perdaient, comme les yeux qui cherchent leur image lointaine en une source mystérieusement profonde.

« Je m’étonne moi-même de mon étrange enfance, » réfléchit-elle. « Ce fut une germination de solitaire, une enfance à l’écart des autres, presque en dehors des êtres. Lorsque des passants m’admiraient avec de sots attendrissements, je me reculais au fond de mon instinctif mépris, ainsi qu’on se pelotonne au fond de l’ombre ramassée. Tandis que mes compagnes recueillaient complaisamment les adulations et les caresses, je regardais ces intrus de mes yeux devenus méchants, où déjà s’allumait une petite haine. »

Elle s’arrêta, pour donner à ses mots plus de poids convaincant.

« Pendant mes premières années, je n’ai aimé personne. Les sympathies les plus opiniâtrement obtuses se déconcertaient devant cette hostilité inconsciente.

« Avant de savoir lire, je me divertissais de la personnalité complexe de mes mains. Mes dix doigts avaient chacun une individualité, un caractère, presque une âme. Le pouce affirmatif et belliqueux s’isolait avec un naturel orgueil. L’index se recueillait en une sagesse prophétique. Le médius étendait sur son empire limité un despotisme bourgeois de père opulent. Le quatrième doigt, plus haut que l’index, s’élançait avec une sveltesse féminine. Quant au petit doigt, il incarnait la mutinerie changeante et la fantaisie gamine. Je faisais discourir mes doigts. Je leur attribuais une existence traversée d’événements variables et de graves décisions.

— Les doigts d’Ione, » interrompis-je, « sont pareils à de longs cierges religieusement pâles. »

San Giovanni continua :

« Comme presque tous les enfants, j’étais menteuse et cruelle. Je mentais par besoin d’impossible et d’au-delà. Je répandais en inventions mal cousues tout le songe que j’accumulais depuis déjà des années.

« Il m’agréait de tourmenter mes camarades plus jeunes, en leur contant de terrifiantes histoires de spectres. Leurs effrois me ravissaient d’une ivresse ingénue. Mais je m’épouvantais encore davantage moi-même de mes imaginations démoniaques.

« Aucun rêve pervers ne traversa mon isolement replié. Vers l’âge de treize ans, je me pris d’une passion très pure pour une compagne dont j’aimais les beaux sourcils mélancoliques.

— Moi, » interjeta Vally, « j’avais huit ans à peine, que je me divertissais à affoler les petits garçons par le baiser inquiet et presque savant de mes lèvres enfantines. Je ne les aimais point, mais je m’enorgueillissais de leur trouble précoce. »

San Giovanni tourna de nouveau ses prunelles vers les jours disparus.

« Je composai mes premiers vers pour cette compagne aux beaux sourcils, qui me donna candidement sa tendresse ignorante. Je résolus de m’enfuir plus tard avec elle, lorsque, toutes deux, nous aurions atteint l’âge respectable de la liberté. Je rêvai de me travestir en homme, afin de la pouvoir épouser. Mais à cette chimère d’une existence étroitement unie ne se mêlait aucune image charnelle. J’évoquais uniquement la paix des heures fondues l’une dans l’autre, ainsi que des couleurs harmonieuses.

« Longtemps, l’ardeur de la piété me brûla. Longtemps, comme Ione, je redoutai l’Inconnaissable. Aujourd’hui, je me plais dans la grandeur triste de l’Incertitude…

« J’étais peut-être créée pour l’apostolat, » regretta-t-elle après une pause. « J’aurais voulu fonder une religion ou retrouver un culte très ancien et très obscurément sage, — le culte primitif de la Déesse-Mère qui jadis conçut l’Espace et enfanta l’Éternité. Je n’ai point l’âme d’une amoureuse, malgré la colère sensuelle de mes poèmes. J’ai l’âme d’une moniale qui, n’ayant point trouvé la paix dans le sanctuaire, a rejeté ses voiles et pleure de se voir nue parmi les parfums rituels. »

Une tristesse brisait sa voix.

« Je me perds en un labyrinthe de digressions, » se reprit-elle. « Avant d’avoir quatorze ans, je n’étais donc qu’un petit animal paresseux et mauvais.

— Comme tous les enfants, » anticipai-je.

« Certes, » dit San Giovanni. « Mais un songe s’infiltra à travers le sommeil de mon être, lors d’un voyage que je fis en Italie. J’en rapportai la perception confuse de la beauté. Vers dix ans, mon âme inconsciente avait été émerveillée par l’Ancien Testament et la mythologie hellénique. Pourtant, jamais l’universelle splendeur ne s’était révélée à moi, comme devant ces paysages trempés de lumineux parfums. C’est là que j’entrevis le plus clairement l’amour.

— Vous dites que vous n’avez point l’âme d’une amoureuse, San Giovanni, » interrompis-je, avec un léger étonnement. « Initiez-nous à votre conception de la tendresse et de la volupté. »

San Giovanni sourit bizarrement de son demi-sourire.

« Je vous ai dit combien mon enfance fut éloignée des rêveries impudiques. À dix-sept ans, j’ignorais tout de la bestialité sexuelle, malgré la liberté anglo-saxonne de mes lectures. Une jeune amie française, dont l’étroite éducation avait été très diligemment surveillée, me décrivit l’animalité des accouplements. Je l’écoutai avec un dégoût stupéfait et, tout d’abord, incrédule. Instinctivement, je me cabrai toute contre la laideur grotesque du rut humain.

« Les réflexions ultérieures ne dissipèrent point ma nausée.

« Mais, je m’absorbai bientôt en des pensées moins répugnantes. Une grande soif de justice m’enfiévra chimériquement. Je m’exaltai pour la femme méconnue, asservie par l’imbécile tyrannie masculine. J’appris à haïr le mâle, pour la basse férocité de ses lois et de sa morale impure. Je considérai son œuvre et je la jugeai mauvaise. Car la révolte de l’être fier contre l’oppression grondait déjà en moi.

« C’est alors que je composai mon poème de Vasthi, où je célébrais une des initiales rébellions féminines. Cette Vasthi, la première épouse d’Ahasuérus, plus belle et plus orgueilleuse que la craintive Esther, éblouit autrefois mon imagination juvénile. J’admirais la magnanimité de son défi, lorsque Ahasuérus lui ordonna de dévoiler aux courtisans ivres son visage glorieux comme le visage du soleil… Elle refusa de laisser profaner par les lubriques regards des satrapes son front mystérieusement splendide, et préféra mourir, répudiée et misérable.

« Et c’est pour cette hauteur d’âme que je la vénère et que je l’aime. »

San Giovanni se tut un instant.

Je me hâtai de l’interroger sur le mystère de sa vie amoureuse :

« Parlez-nous de votre douce compagne aux beaux sourcils, ô Saint pervers ! ».

San Giovanni se déroba, évasive et fuyante.

« Vous vous abusez sur l’ambiguïté de cette puérile ferveur… L’ignorance éloignait l’une de l’autre nos bouches trop ingénues.

« J’eus vingt ans avant d’entrevoir la grâce inexprimable des amours féminines, cette blancheur dans la volupté, cette grâce candide dans la tentation. La lecture de Méphistophéla m’ouvrit des jardins insoupçonnés et le chemin d’étoiles inconnues. J’adorais ce livre, malgré le mauvais goût de certains chapitres, où la morale bourgeoise épouse en justes noces le mélodrame populaire. Je compris dès lors que les lèvres incertaines pouvaient s’unir sans dégoût à d’autres lèvres, plus savantes mais non moins timides. Je compris qu’il fleurissait sur la terre de féeriques baisers sans regret et sans remords. Et, avec une anxieuse patience, j’attendis la venue de l’Inespérée…

— Parlez-nous d’elle, San Giovanni… »

Mais, prise d’une pudeur gauche d’éphèbe, la poétesse de Mytilène se détourna, effleurant, de ses mains fébriles, le piano à la basse veloutée. Les notes tressaillaient sous les mains voluptueuses qui les frôlaient avec une insistance légère.

« À mon regret inlassable, je ne suis point musicienne, » soupira-t-elle. « La Musique n’est pour moi qu’une évocation. Et pourtant, comme la Mer, elle est l’Infini… La Musique est une suggestion. Je me souviens de quelques strophes en prose que m’a dictées un nocturne morbide de Chopin. »

Elle s’accompagna en parlant, d’une mélodie tourmentée et pareille aux battements brisés d’un pouls de fiévreuse.


Je t’aime parce que tu ressembles à l’automne et au soleil couchant. Je t’aime parce que tu es malade. Je t’aime parce que tu vas mourir…

Je t’aime aussi parce que tu as les cheveux roux et les yeux verts et parce que tu es frêle et triste. Tu as l’infléchissement d’une fleur agonisante. Ta voix est mélancolique à l’égal des souffles d’octobre qui soulèvent les feuilles mortes…

Je t’aime parce que tu vas mourir.

Ta lassitude m’enchante et ta faiblesse me ravit… Quelqu’un doit assurément t’attendre, dans les tombeaux.

Car tu sais, comme moi, que les Mortes, assises au fond de leur sépulcre, attendent celles qu’elles ont aimées. Elles les attendent fixement, sans angoisse et sans impatience, en une immobilité épouvantable…

Quelqu’un doit assurément t’attendre dans les tombeaux…

Les Mortes enroulent leurs doigts autour des racines, espérant la venue de leurs amies et de leurs compagnes. Et parfois, à travers leurs paupières closes, elles comptent les années…

Je t’aime parce que tu vas mourir.

Lorsque tu seras morte, ô ma Dame d’automne ! tu m’attendras, assise sur les dalles de marbre lépreux. Tu souriras aux taches de moisissure qui prennent des formes imprévues, des contours étranges, et qui, parfois, comme les nuages, revêtent la figure des choses terrestres… Lorsque tu seras morte, tu m’attendras, comme celle qui, déjà, m’attend. Et, sous les paupières closes, tu dénombreras les années.

Quand je chanterai des chansons à mon ombre, je sentirai ta pensée flotter autour de moi, telle une haleine froide. Quand le grésil crépitera contre la fenêtre, j’entendrai le tambourinement de tes doigts. Les vents d’hiver m’apporteront le frisson de ton linceul qui passe. Je saurai que tu m’attends, en supputant le nombre des mois et des années.

Ton index jettera son ombre sur le cadran solaire. Tu t’insinueras à travers la brume et les bruines, comme celle qui m’attend déjà.

Je t’aime parce que tu vas mourir.

C’est la joie brève dans la beauté éphèmère que je bois sur tes lèvres. Je crois te prendre un peu de ta vie fuyante lorsque je t’embrasse. Je vois, à travers ton corps, le dessin délicat du squelette. J’adore tes tempes fébriles où bleuissent les veines et où brille une rosée de sueurs glaciales. Je t’aime, d’être si pâle…

Oh ! que tu es belle d’être ainsi émaciée et pâle !…

Quelqu’un doit assurément t’attendre dans les tombeaux…


San Giovanni écoula pieusement l’écho fugitif d’un accord expiré.

« Ce que la musique a de plus beau, » dit-elle, « c’est la pause au milieu du rythme ou le silence qui suit la dernière note tremblée… »

Elle considéra les touches du clavier, mystérieuses.

« Tout le charme de la mélodie est dans le jeu de la main gauche. Ah ! cette douceur grave, cet inexprimable sanglot de la clef de fa !

— Vous êtes une fervente des sons, San Giovanni, » constatai-je.

Elle acquiesça.

« Que j’aime cette vision religieuse qui promet aux béatitudes futures une Éternelle Musique ! Je voudrais, à l’égal des Élus, n’être qu’un souffle chantant exhalé dans l’espace !… »

Elle reprit, sur un ton voluptueux :

« La musique !… Quel prestige et quelle magie !… J’ai essayé de rendre ce sentiment dans un conte intitulé The Sin of Music. C’est le récit des tentations d’un Saint dans le désert. Tous les mirages et toutes les oasis chatoyèrent en vain devant ses yeux indifférents. La vue ne le perdit point. Les plus merveilleuses nudités de femmes et de statues resplendirent inutilement devant lui, telles qu’un infernal clair de lune sur les sables. Les Déesses elles-mêmes, plus désirables d’être lointaines, lui laissèrent entrevoir la flamme blanche de leur chair, sans faire jaillir de ses yeux mornes un regard de convoitise…

« Les parfums qui accablent, les parfums qui triomphent, les parfums qui tuent, montèrent vers lui sans rompre la paix profonde de son corps d’ermite. Les fruits les plus richement imprégnés de soleil, les fruits rares d’inaccessibles climats, et les vins de pourpre et d’or ne réveillèrent point en lui la joie de la saveur. Et le sens le plus délicat et le plus troublant, le sens du Toucher, ne lui fut point révélé par la douceur animale des fourrures, où les doigts s’égarent curieusement, ni par les tissus dont l’attirance équivoque semble un hésitant appel.

« Mais il succomba par l’Ouïe. La Musique, ardente et perfide autant qu’une maîtresse, la Musique qui stimule les regrets et qui ranime les souvenirs, la Musique qui enveloppe et entraîne comme l’eau, emporta son âme dans le sanglot d’un accord… La volupté des sons fut si aiguë qu’elle le fit renoncer à la lumière paradisiaque.

« Ainsi fut damné l’Ermite, jadis invulnérable, par le Péché des Harmonies. »

Les doigts de San Giovanni, savamment attardés, caressèrent avec une ténacité perverse les notes consentantes.