Une femme m’apparut/1905/39

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 207-213).


XXXIX


Un an plus tard, le soir d’été, blanc de clématites, nous réunissait dans la bibliothèque où l’on respirait une odeur charmante de fleurs fanées et de bois ancien. Sur la cheminée, auprès du portrait d’Ione, se penchaient des violettes blanches.

Éva me dit à voix basse :

« L’heure est très grave. De l’inconnu entre par la fenêtre ouverte… »

Tout à coup, je respirai un étrange parfum, plus subtil que le parfum des fleurs, qui s’exhalait du jardin et montait vers moi. Je tressaillis, ainsi qu’à l’approche d’un péril indéterminé.

« Je te révélerai, dès maintenant, puisqu’il le faut, ce que je t’ai caché jusqu’ici, craignant pour la santé de ton âme malade… »

Éva s’arrêta, les paupières divinement songeuses, avant de murmurer :

« Lorély est revenue… »

Elle attendit. Je compris l’immense signification de ces quelques mots très simples. Lorély avait chassé de sa présence l’homme qu’elle n’avait jamais aimé. Elle s’était lassée de la comédie infâme. Elle était redevenue elle-même, l’inviolable prêtresse des autels délaissés…

Je pouvais aller vers Lorély en la suppliant de me pardonner tout le mal qu’elle m’avait fait et que je m’étais fait à moi-même pour elle. Je pouvais revivre les souffrances exquises dont je gardais inguérissablement l’empreinte…

Il me sembla que je renaissais dans la flamme qui, jadis, avait consumé ma chair douloureuse. Je regrettais les amertumes passées plus encore que les joies aiguës et brèves.

« Lorély, » balbutiai-je, « Lorély… »

L’éblouissement disparut, et mes yeux rencontrèrent de nouveau les yeux mystiquement embrumés d’Éva. Ils avaient la tristesse qui dort aux prunelles des saintes impuissantes à soulager les douleurs agenouillées devant elles.

« Le mirage s’est dissipé, Éva. »

Elle se leva, diaphane, à travers les demi-ténèbres.

« Je te laisse à tes deux anciens conseillers, au silence et à la solitude.

— N’es-tu pas mon silence, Éva ? N’es-tu pas ma solitude ? »

Lentement, et avec une douceur infinie, elle dégagea ses mains de mes mains acharnées à les retenir, et disparut au fond du crépuscule, qui l’enveloppa comme un voile…

Peu à peu, l’ombre s’illuminait d’un équivoque sourire… C’était Lorély, la fleur de Séléné, l’éternelle tentation féminine. Une cruauté ambiguë aiguisait les lueurs d’acier de ses regards. Je crus que ces deux femmes étaient les deux archanges du destin : Lorély, l’archange pervers, Éva, l’archange rédempteur… Lorély, parfumée de poisons, parée d’aconit et de belladone, Éva, portant au front une rouge auréole de martyre, effeuillant sous ses pas les lys expiatoires…

Je prononçai tout haut, en invoquant je ne sais quelles invisibles présences :

« Choisir…

— Ne choisis jamais, » interrompit une voix androgyne qui répondait à mon hésitation. « On regrette toujours ce qu’on n’a pas choisi.

— Mon doux San Giovanni, que me conseillez-vous en cette heure indécise ? »

L’Annonciatrice sourit bizarrement : ainsi le soir sourit à son image reflétée dans l’eau.

« Il faut préférer la violence à la tendresse et la passion à l’amour, » dit-elle. « Il est lâche d’estimer le bonheur plus haut que la radieuse souffrance.

— Je ne suis ni salamandre ni phénix, et je ne puis vivre de ce qui détruit et consume.

— Tant pis pour toi, tu ne seras jamais poète. Jamais un poète ne fut heureux. Nul n’est, d’ailleurs, ni poète ni saint de son vivant. Mais tu ne seras point poète dans la mort, puisque tu n’as point su aimer.

— J’ai aimé jusqu’à la limite de mes forces, » me défendis-je. « On n’a pas le droit d’en demander davantage à un être humain. Plus tard, je m’épuisai et je renonçai à la lutte vaine. Comme Dante, j’ai erré dans la nuit d’orage, et j’ai frappé aux portes du monastère en implorant la paix… Une moniale ouvrit pour moi le sanctuaire où mon âme fut divinement consolée.

— Aucune parole de sagesse ne vaut le rire de la folie, » dit l’Annonciatrice.

Elle continua :

« Il ne faut jamais garder de ressentiment contre une femme. Les injustices des femmes et leurs colères sont pareilles aux injustices et aux colères des Dieux. Il faut les accepter avec amour et les subir avec résignation. Et certes nul être n’est coupable de ne point aimer un autre être. C’est pourquoi Lorély n’a jamais commis la moindre faute à ton égard. »

Elle reprit, plus bas encore :

« Écoute le conseil de la musique. Écoute le conseil des fleurs, puisque les seuls oracles qui nous restent sont les chants et les parfums. La musique te ramènera vers ta prêtresse païenne par la magie du songe. Les fleurs te ramèneront vers elle par le prestige du souvenir… »

Elle disparut, et je demeurai dans ma solitude troublée… Des étoiles chantaient au profond de l’espace.

L’étrange parfum, plus impérieux que jamais, m’attirait ainsi qu’un appel. Je me levai et me frayai un passage à travers les feuillages nocturnes.