Une femme m’apparut/1905/34

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 167-174).


XXXIV


La nuit était laiteuse d’un étrange clair d’étoiles. Une lumière diffuse tombait du ciel. Et, un souffle très pur ayant écarté les rideaux, tout le clair d’étoiles neigea dans ma chambre…

Je ne dormais qu’à demi… Je flottais, entre le réel et le rêve, comme le cercueil trois fois sacré flotte entre la terre et le ciel.

Un songe s’épanouit sous mes paupières…

J’errais dans un champ très vaste, encerclé par un fleuve immobile. Des nénuphars dormaient sur les flots. Ces nénuphars étaient blancs et larges ouverts. Ils répandaient autour d’eux une odeur de sommeil. Je m’arrêtai pour cueillir les narcisses des prés qui blondissaient délicatement, pareils à de petits lys jaunes. Des crocus et des primevères blêmissaient aussi dans ce champ où il n’y avait ni cigales ni abeilles.

Je ne vis point d’arbres ni de collines à l’horizon. Je ne vis que ce vaste champ d’herbe pâle où fleurissaient les narcisses des prés et les primevères.

Autour de moi s’épandait un silence recueilli, et qu’on eût dit tissé de souvenirs. Le jour était faible, mais persistant. Une brume s’accrochait à l’horizon, telle une immense toile d’araignée.

Soudain, de petites vapeurs se formèrent sur le flot immobile où dormaient les nénuphars, et coururent, diaphanes. Je les suivis des yeux. Un saule pleureur s’inclinait, comme pour chercher dans l’eau le reflet oublié d’une image disparue.

J’aperçus, venant à moi, deux femmes qui marchaient lentement. L’une était vêtue d’un vert smaragdin et portait une palme. Ses cheveux, d’un roux brun, coulaient sur ses épaules. La seconde était vêtue de pourpre sombre. Elle tenait une cithare. Ses cheveux, de la couleur du lin roui, étaient emprisonnés dans un réseau d’or.

Toutes deux étaient accoutrées selon une mode très ancienne. Leurs chaussures pointues étaient brodées de dessins bizarres. Ces broderies d’or étincelaient à travers l’herbe.

Elles passèrent devant moi sans tourner la tête, sans m’adresser une parole. Leur regard était si distrait que je n’osai les arrêter. À distance, je pris la même route qu’elles…

Les deux inconnues marchaient d’un pas mesuré, comme en l’accomplissement d’un rite auguste. Elles marchaient, droites et sacerdotales, le long du fleuve.

Le champ paraissait infini. Il s’étendait, monotone, il reculait toujours comme l’espace lui-même.

Les inconnues joignirent un groupe de musiciennes. Quelques-unes, aux parures égyptiaques, étaient assises, rigides à l’égal d’Isis. Un kinnor se taisait entre leurs doigts. D’autres, aux blancs péplos, veillaient auprès de leur lyre endormie. D’autres encore se penchaient sur des luths. Une femme à la robe hiératique était assise devant un orgue.

Tous ces instruments étaient muets. Aucun son ne troublait l’air immobile. Et, pourtant, rangées autour des musiciennes, de jeunes femmes, aux robes de tous les siècles et de tous les pays, écoutaient en des attitudes d’extase. Elles écoutaient de leurs prunelles, elles écoutaient de tout leur corps penché…

Mais, à mon approche, comme si j’eusse interrompu un concert aérien, les musiciennes et les auditrices se levèrent brusquement, avec des gestes et des regards de courroux. Toutes se levèrent, toutes s’enfuirent… Les traînes bruissaient sur l’herbe, vertes, orangées, violettes.

Je suivis des yeux les fugitives. Elles se dispersèrent dans la brume suspendue à l’extrémité du champ, telle une vaste toile d’araignée…

Je me retrouvai solitaire… Quelques instants égrenèrent leurs grains de sable… Une forme voilée émergea soudain de la brume lointaine.

Une paix inexplicable, un incompréhensible bonheur, planèrent sur moi, ainsi que deux colombes. J’attendis la venue de cette forme que les fumées d’eau précédaient…

Un nénuphar clos s’épanouit, comme par miracle. La forme voilée s’avança… En d’inexprimables affres d’extase, en une radieuse douleur, je reconnus Ione…

Je m’agenouillai… Et, prière ou sanglot, mon âme s’exhala vers la Ressuscitée.

Les paroles expirèrent sur mes lèvres. Mais des larmes jaillirent de mon cœur et ruisselèrent intarissablement.

« Ione… » murmurai-je, « ma chère Ione… ma douce Ione… ma pauvre bien-aimée… »

Quelque chose au fond de moi m’avertissait de l’irréalité d’un si douloureux bonheur.

« Cette joie est illusoire. Cette joie ne durera point… »

Ione me considérait pourtant, de ses yeux tristes et tendres… Ah ! les mêmes yeux qu’autrefois ! Ah ! le même regard !…

Et, comme les petites, les très petites choses prennent une importance incalculable quand il s’agit de ceux que nous aimons, je vis qu’elle portait la robe rouge de jadis, la même robe qui m’évoquait les beaux soirs de Florence.

Quoique la Ressuscitée fût tout près de moi, je sentis obscurément qu’elle demeurait infiniment lointaine.

Il y eut entre nous un silence insondable…

Je contemplai Ione de mes prunelles avides, de mes prunelles éperdues, qui la retrouvaient enfin. Un narcisse des prés frôlait sa robe. Un rayon se jouait sur ses longues mains d’archange.

La souffrance de cette minute était si poignante, était si aiguë, que je ne pus l’endurer plus longtemps… Je tendis mes mains suppliantes et voulus toucher un pli de la robe rouge… de cette robe rouge de jadis…

Mais aussitôt l’Apparition s’évanouit. Le champ pâle, et le fleuve, et la brume disparurent…

Dans mon âme meurtrie, Ione mourut une seconde fois…