Une femme m’apparut/1905/32

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 155-164).


XXXII


Je partis le lendemain pour Tolède. Que j’aime cette ville d’automne, la lèpre de ses maisons, la maladie de ses pavés, les plaies de ses murs, l’agonie de ses fresques !

Il me revenait à la mémoire une litanie morbide composée en l’honneur de Notre-Dame des Fièvres, si victorieusement enchâssée dans cette ville de désolation…

Ton haleine fétide a corrompu la ville…
ccUn vert de gangrène, un vert de poison
ccGrouille, et la nuit rampe ainsi qu’un reptile.
ccLa foule redit en chœur l’oraison,
ccDélire fervent qui brûle les lèvres,
ccFrisson glacial parmi les sueurs,
Vers ta lividité, Noire-Dame des Fièvres !

L’ombre t’a consacré ses mauvaises lueurs.
ccLes phosphores bleus sont tes frêles cierges,
ccEt les feux follets dorent ton autel,
ccVierge qui souris à la mort des vierges,
ccQui demeures sourde à l’obscur appel.
ccMadone vers qui matines et vêpres
Montent en grelottant, Notre-Dame des Lèpres !

Ta cathédrale, aux murs rongés par les lichens,
ccÉcœure le soir par sa tiédeur fade.
ccSur les lits souillés de hideux hymens,
ccSuinte la moiteur des mains de malade.
ccLes ladres squameux et les moribonds
ccMêlent leur soupir au cri des orfraies
Et baisent tes genoux, Notre-Dame des Plaies !


Tes tragiques élus ont incliné leurs fronts
ccSous le vent divin de tes litanies.
ccEt, parmi l’encens et les chants sacrés
ccEt l’écoulement des âcres sanies,
ccS’exhale un relent de pestiférés.
ccLe pus et le sang et les larmes pâles
Ont béni tes pieds nus, Notre-Dame des Râles !

Peu à peu, je discernai la pâleur cruelle de la Madone des pestiférés. Dans ses yeux stagnants, s’azuraient et verdissaient les reflets des eaux mortes. Des souffles paludéens émanaient de sa robe aux plis tourmentés. Sa face était tumultueuse comme les visions du délire. Et je reconnaissais dans l’image mortelle l’image de Lorély… Les yeux stagnants réfléchissaient le regard de Lorély… Le visage changeait à l’égal du visage de Lorély… Lorély était venue corrompre l’air et le soleil, empoisonner à jamais mes espoirs d’oubli et de guérison. Elle était venue, sachant que je ne lui échapperais point…

Les jours passèrent, et j’écrivis à une amie aux mains d’androgyne pour abréger une heure douloureuse.

Elle me hante comme un remords. Je ne peux plus me ressaisir, je ne peux plus revivre. Son souvenir me tue sans m’achever.

J’entends parler d’elle. Elle est joyeuse, et peu lui importe que j’agonise ici.

Vainement, j’ai voulu me tuer deux fois. Si je trouvais pourtant, au fond de ma faiblesse et de ma lâcheté, l’énergie de disparaître, si j’y réussissais enfin, vous ne diriez jamais, jamais à Lorély, — n’est-ce pas ? — qu’elle seule me porta le dernier coup.

L’amitié très blanche d’Ione fut jadis ma consolation et mon refuge. Depuis sa disparition, je n’ai plus rien sur terre.

Les quinze jours qui suivirent ma première rencontre avec Lorély ne furent qu’une stupeur extatique, un éblouissement enchanté. Et pourtant je savais qu’elle ne m’aimait point, que je me trompais comme elle s’était trompée aussi.

Ce n’est point sa faute si elle n’a pu m’aimer. Ce n’est point non plus la mienne. Ne la blâmez pas, puisque moi-même je ne la blâme point.

Je hais la vie. Je ne sais ni comment ni pourquoi j’existe encore.

Tout ce que j’écris est inutile, faible, impuissant : impuissant comme ma pensée, faible comme mon cœur, inutile comme ma vie.

Je me réjouis au souvenir de la fin d’Ione. Je triomphe de la certitude de son repos. Elle ne souffre plus de l’oppression d’exister, elle n’est plus qu’un parfum errant au fond de la nuit, un peu de sève dans un brin d’herbe…

La douleur ! Ah ! la banalité, la monotonie de la douleur ! Elle est vulgaire, puisqu’elle appartient à tous. Elle est la prostituée sans grâce que la foule possède. De l’avoir connue, il me reste une lassitude où se mêle un dégoût…

Lorély ! elle a de divins sourires d’âme et des larmes inespérées. Mais elle a surtout des cruautés implacables. Je veux l’aimer comme on aime une morte. Je veux ne plus songer qu’à l’incomparable qui est en elle, à la tristesse de quelques heures attendries.

Elle fut mon premier amour, voyez-vous ; je n’ai jamais aimé qu’elle. Je crois que je ne pourrai jamais aimer une autre femme de cette même passion furieuse et farouche.

Je ne sais point l’oublier aux heures où je veux me distraire de cette idée fixe. J’ai fait une cour discrète à une Espagnole aux pieds d’infante. Mais ce n’est là qu’un jeu sans importance, un simple thème de conversation sur lequel il est plus agréable de broder que sur le thème trop usé de la pluie et du beau temps. Cela ressemble à l’amour vrai comme la peine d’une enfant ressemble à l’agonie d’une martyre.

N’est-ce pas ?…

Je rêve d’une mort qui serait une volupté, d’une mort qui serait une consolation de la vie, l’impossible bonheur lui-même. L’obsession de cette mort est pareille au désir qui s’exalte vers une femme aimée…

Peu après, l’amie aux mains d’androgyne m’adressa une lettre dans laquelle elle me raillait doucement de mon inconstance.

Je lui répondis :

Ne savez-vous donc pas, amie, que la psychologie se trompe presque aussi infailliblement que la médecine ? Vous êtes tombée dans l’erreur la plus profonde en croyant que mon amour pour Lorély se conjugue au passé. Tout est fini entre nous : c’est la meilleure des raisons pour que je l’adore.

Quant à la Sévillane aux pieds d’infante, ô devineresse grossièrement abusée ! je la revois demain après une absence d’une semaine, et cette pensée m’est indifférente tout à fait… Elle a la perfidie de l’autre, de l’Unique, sans le charme, la magie de tout l’être, qui jadis m’ensorcelèrent.

Je vous parle de tout cela légèrement peut-être. La vérité est que je m’égare dans la douleur. Je hais Lorély avec passion. Je la verrais souffrir avec délices. Et je donnerais pourtant mon cerveau et mon sang pour lui épargner la moindre angoisse. Je ne sais plus. Je l’aime.

Au revoir, amie chère. — À quand ? je ne sais. Je ne puis envisager l’avenir, lorsque le présent est d’une intensité si douloureuse. Vous me plaindrez peut-être un peu, puisque vous êtes une amie loyale autant que subtile et tout à fait délicieuse lorsque vous ne vous piquez point de psychologie.

Je n’ose vous baiser les mains. Vous avez des mains presque viriles, des mains qui possèdent, qui prennent et qui gardent, mais ne s’abandonnent jamais. J’ai, vous le savez, la passion des mains, plus éloquentes que les visages.

Je me souviens comment Ione, pendant des heures, contemplait ses mains de malade aux matités d’anciens ivoires…

Je n’ose non plus vous serrer la main en camarade, car vous avez des mains perverses, et elles me déconcertent. J’ai trop l’inquiétude de leurs longs doigts sinueux. Toute réflexion faite, je vous dis très simplement : Au revoir.

Je quittai Tolède pour m’abîmer dans le rêve mauresque. L’Alhambra fut pour moi un enchantement pieux. La sala de las Dos Hermanas me devint plus chère que toutes les autres. Par un soir de sortilège et de souvenir, je vis les deux sœurs royales, Zoraÿda et Zorahaÿda.

… Elles étaient assises l’une en face de l’autre, de chaque côté de la fontaine. L’eau chantante miroitait dans l’ombre, et leurs yeux songeaient en la contemplant. Les joueuses de guzla endormaient moins harmonieusement leur immuable rêverie. Parfois, les princesses modulaient une mélopée bizarre, et leurs voix dominaient la musique de la fontaine.

Leurs regards, tout ensemble proches et lointains, se cherchaient à travers une brume de fraîcheur. Mais la fontaine les séparait plus efficacement l’une de l’autre que toutes les portes du palais. La fontaine leur semblait l’obstacle infranchissable. Elles se souriaient à travers la brume d’eau… Jamais, elles n’osèrent s’asseoir l’une près de l’autre et se prendre les mains. Et elles moururent sans détruire dans leur âme le charme infini du désir et du regret.