Une femme m’apparut/1905/24

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 131-134).


XXIV


Un jour, Lorély avait repoussé, avec plus de cruauté froide, mon amour désolé. En partant, elle m’avait jeté un mauvais rire. Et son regard persistait en moi, telle une lame bleue enfoncée dans la chair.

À mon entrée, je lui avais appris ma résolution de partir, le lendemain, pour le Midi, où je devais retrouver Ione… Ione qui n’avait plus que peu de temps à vivre.

Lorsqu’elle sut que je pouvais la quitter quelques mois, Lorély me cingla d’un rire aigu.

Des heures s’étaient écoulées… Je l’attendais dans l’atelier où sonnait encore l’écho de ce mauvais rire.

Mon visage était devenu fixe comme les faces de pierre. On eût dit que depuis des années, des siècles, peut-être, je demeurais immobile à cette même place. Mes paupières s’étaient faites lourdes, mes mâchoires pesantes, et tous mes membres semblaient perclus.

J’étouffais. Brusquement, je sortis et j’errai au hasard dans le jardin.

Je me dirigeai vers une tonnelle de glycines où Lorély avait coutume de s’asseoir. Et, soudain, un murmure de voix s’éleva. C’était la voix de Lorély et celle d’un homme. J’entendis la voix de l’homme, disant avec emportement :

« Je vous aime. »

Lorély lui répondit, musicale :

« Je suis heureuse que vous m’aimiez. »

L’homme lui dit encore :

« M’aimez-vous ? M’aimez-vous ? »

Et Lorély dit avec une perfide douceur :

« Je vous aime… »

L’homme tomba aux genoux de Lorély. Ondoyante, elle se leva, lui échappa, comme jadis elle s’était dérobée à mon étreinte. D’un pas très lent, ils s’éloignèrent.

Le temps passa, confusément…

Et je me pris à songer.

Certes, Lorély avait menti tout à l’heure. Certes, Lorély n’aimait point, ne pouvait point aimer cet homme. Des phrases, prononcées naguère, me revinrent en mémoire.

« Une femme a-t-elle jamais aimé un homme ? J’ai peine à concevoir une telle aberration… Le fait de se plier au joug masculin m’apparaît ainsi qu’une chose monstrueuse, une passion hors nature… »

Mais alors, pourquoi avait-elle murmuré, de ses lèvres florentines, ce vil, ce dégradant mensonge ?

Je ne comprenais plus. Qu’elle eût délaissé ma présence taciturne pour les sourires voilés de belles jeunes femmes, cela était fort explicable et pardonnable infiniment. Mais cet homme, comment osait-il lui faire des aveux ?

Elle se profanait, elle se diminuait misérablement. Et comment, et pourquoi jouait-elle cette comédie infâme, elle, ma virginale prêtresse ?

Je ne comprenais plus…