Une femme m’apparut/1905/10

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 53-60).


X


« Donc, vous vous mariez ! »

La voix de Lorély s’était faite mordante et sombre.

Celle qui l’écoutait frissonna légèrement. C’était une enfant au profil et au gazouillis d’oiseau, et qui donnait une impression de faiblesse aérienne.

Lorély reprit avec intensité :

« Vous, immoler à votre tour vos limpides vingt ans ! »

Elle se tut, comme pour mieux se recueillir dans son amertume et dans sa colère.

« Vous irez consacrer votre amour devant l’église, dont vous accepterez les formules toutes faites et les serments obligatoires. Et ainsi vous imposerez par avance l’esclavage à vos futurs enfants. Vous ne comprenez point ce qu’il y a d’humiliant et d’immoral dans l’union légitime. Et surtout, et surtout, vous acceptez aujourd’hui, vous subirez demain le rut avilissant du mâle… »

L’enfant rougit jusqu’aux racines de ses cheveux, aux châtains striés d’or.

« Vous serez l’épouse et la mère, — plus tard, sans doute, la bourgeoise ! » poursuivit l’âpre Lorély.

Elle s’était dressée ainsi qu’une vengeresse.

« Et vous donnerez à l’avenir un nouveau gémissement, une nouvelle souffrance. N’avez-vous donc jamais entendu la plainte de toute la race humaine ? N’avez-vous donc jamais songé à l’horreur de vivre et à l’horreur de mourir ? Ces deux tortures, vous les infligerez, sans crainte et sans remords, à votre postérité impuissante… »

Une religieuse terreur glaça le courroux de Lorély. Elle parlait avec une appréhension profonde.

« Vous allez animer du néant. Vous ferez vivre le non-être… Et quelle destinée réservez-vous à ces créatures de demain ?… L’angoisse, la maladie, la vieillesse et la mort. N’avez-vous point réfléchi qu’un jour vos filles et vos fils vous maudiront de les avoir créés, de les avoir jetés en pâture à la douleur fatale ? »

Le regard de l’enfant erra. Elle répondit, hésitante :

« Tout le monde n’est point misérable et triste. »

Mais Lorély, rapprochée d’elle, lui saisit les poignets, comme pour lui imposer sa fervente conviction. Son haleine brûlait le front de la jeune fille. Toutes ses forces étaient concentrées dans la volonté unique de dominer cette âme.

« Les heureux ? Où sont-ils ? Et, s’il y en avait sur la face du globe, de quel monstrueux égoïsme serait fait leur bonheur ? »

Des larmes montèrent aux prunelles de l’adolescente. Lorély la retint encore.

« Vous m’avez mal comprise. Vous m’avez mal connue. Je vous offrais tout ensemble la passion et la tendresse. Avant tout, je vous apportais la beauté… Je vous aurais peut-être fait souffrir, mais vous auriez pleuré de si belles larmes ! »

Elle reprit :

« Je vous apportais, moi, le songe, dans mes mains creusées à la façon des coupes. L’homme que vous épouserez ne peut vous offrir que des réalités… Et quelles hideuses, quelles sordides réalités ! Mais vous préférez la réalité au songe… »

Lorély abandonna les frêles poignets que meurtrissaient ses doigts fébriles.

« Allez vers votre destin. Vous avez voulu la médiocrité et la laideur… Vous avez appelé le mariage et la maternité. Soit… Ne vous retournez point, ne regardez pas en arrière : vous me verriez pleurer. Et je ne permets point que l’on surprenne mes larmes… »

La voix impérieuse s’était brisée.

« Plus tard, ah ! plus tard, je me souviendrai de vous avec une lamentable douceur… Je vous ensevelirai, telle une morte, au plus profond de ma mémoire, et je jetterai sur votre souvenir les fleurs de ma folie. Le temps changera en regret ce qui demeure en moi d’amour pour vous… »

L’enfant baissa la tête.

« Prometteuse d’azur… » murmura Lorély. « Prometteuse d’azur, comme vous m’avez inconsciemment trompée ! »

Elle soupira :

« Encore une passante en qui j’ai cru reconnaître celle que je cherche ! Une rancœur ajoutée à tant d’autres, une désillusion de plus ! Et l’effroi de voir, se traînant à leur suite, l’indifférence et l’inévitable ennui ! Mon cœur se desséchera-t-il un jour de lassitude et de dégoût ? »

Puis, se reprenant :

« Je vous évoquerai si cruellement, lorsque viendra la lourde saison des récoltes et des vendanges ! Que je la hais, cette heure où tout amour porte son fruit ! Les feuillages n’ont plus de fraîcheur, ni les fleurs de virginité. La terre est assagie, et la fécondité l’emporte sur l’amour. Rien n’est plus vibrant ni chaste : l’univers est repu de baisers et de grappes. Alors… alors je chercherai vainement en moi l’image de votre printemps sacrifié. »

D’un geste souverain, elle attira la jeune fille et lui donna le baiser d’adieu.

« J’aurais pu vous aimer… » chuchota Lorély.

Elle ferma les yeux et dit à l’enfant frémissante :

« Bientôt, lasse de contenir ma peine, je pleurerai… je pleurerai à travers mes paupières mal closes… Ah ! le mal que me font mes yeux ! Ah ! le mal qui me reste de t’avoir contemplée, de t’avoir vue si dissemblable de toi-même, d’avoir senti… Aveugle-moi, tue mes yeux… À travers mes yeux, ainsi qu’à travers deux blessures, je te sens… et je souffre… »

Mais une énergie la remit debout.

« Malgré toute ta froideur, je te brûlerai. Un jour, tu comprendras mon regard, et tu sauras… Tu auras peur… Et tu te donneras à moi comme à tes rêves… Ô bien-aimée, je te serai douce et je te serai semblable, tienne d’un même désir, d’une même pensée, tienne au delà de tous les mots qui séparent… »

Le découragement la prit, et elle murmura :

« La lassitude d’aimer, c’est la mort… Et cette mort me gagne peu à peu. Demain, — qui sait ? — je parlerai d’amour sans frissons et sans souvenirs. Je serai semblable à une vieille encore jeune qui aurait oublié, à force de ne plus la vivre, — ou de la vivre autrement, — sa jeunesse. Je serai lasse d’aimer, je serai morte… »

La petite vierge noua ses bras fragiles autour du cou de Lorély, et promit, dans un souffle :

« Je romprai mes fiançailles… Je ne l’aime point, cet homme rude… Je n’aime que toi… »

Avec violence, Lorély l’attira vers elle. Sa voix chantait victorieusement :

« Une joie élémentale et pareille aux marées m’entraîne vers toi, m’emporte vers notre bonheur… Ah ! je sens que j’aime enfin ! que je t’aime… oui, que je t’aime… »