Paul Ollendorff (p. 158-175).

V

L’inconduite de Lucie avait opéré, entre les époux Chalmin, une entente parfaite. Auparavant, l’état nerveux et inquiet de la jeune femme provoquait des périodes de mésintelligence qui tendaient vers la fin à se répéter. Il lui échappait des mots désobligeants. Robert perdait patience. Une scène s’ensuivait. Les raccommodements étaient pénibles.

À vrai dire, Lucie traversait alors une crise qui détruisait son véritable caractère, fait de douceur et de dissimulation. Aucun but ne dominait sa vie. Des aspirations vagues et contradictoires la troublaient, comme l’envie de secouer son ennui, tout en se conservant un intérieur honorable. Fille d’une mère pieuse et d’un père dépravé, elle ne pouvait se contenter du mariage ni se passer de considération. Elle oscillait en tout sens, faute de l’élément de stabilité qui lui convenait. Elle manquait d’équilibre.

Cet équilibre, l’adultère le lui donna. Il mit en jeu toutes les facultés inoccupées de son être, combla les vides, aplanit les aspérités. Ses instincts qui, contrariés, la gênaient, assouvis, contribuèrent à sa santé générale. Pourvue d’un époux et d’un amant, elle remplit les exigences de sa double nature. L’harmonie fut rétablie.

Robert en eut le bénéfice immédiat. Son ménage recouvra cette belle tranquillité dont l’absence commençait à l’importuner. Les soins affectueux de sa femme ne se démentirent plus. Ils croissaient même en proportion des plaisirs extérieurs que goûtait Lucie. Après quelque débauche, elle appréciait mieux les avantages qu’il lui apportait.

C’est à cette époque que Robert reçut une lettre anonyme. On lui dénonçait l’intrigue de Mme Chalmin avec un « très vieil ami ». Il la plia, la serra dans son portefeuille et conclut : « Lucie va bien rire ». Mais à midi un client arriva qu’on retint à déjeuner. Le soir, Mme Ramel dînait. Robert oublia la lettre.

Il ne s’en souvint qu’une semaine plus tard, en triant ses paperasses. Cette fois, il y réfléchit : « Quelle chose abominable… tout de même, si je n’étais pas sûr d’elle, comme je me tracasserais ! »

Il relut : « Un vieil ami, très vieux… » Qui peut-on désigner ainsi ?… Est-ce l’œuvre d’un méchant ou l’erreur d’un convaincu, abusé par de fausses apparences ?

Cette dernière hypothèse l’attrista. Ainsi quelqu’un peut-être croyait à la trahison de sa femme, quelqu’un la méprisait. Un remords l’assaillit envers elle, comme s’il eût été coupable en ne la garantissant pas de telles humiliations.

« Puis-je entrer ? » demanda-t-on en frappant à la porte de son bureau.

Il eut un cri de contentement. Il reconnaissait la voix de Mme Bouju-Gavart. Sans lui laisser le loisir d’expliquer le motif de sa visite, il lui tendit le papier :

— Votre avis, franchement…

Elle parcourut, et comprit tout de suite. Rien ne s’opposa à l’absolue certitude qui l’étreignit. Instantanément la coutume où se tenait son esprit de considérer Mme Chalmin comme inattaquable, fut déracinée. Des faits, des tas de faits jusqu’alors futiles, acquirent leur importance. Tous ils accusaient la complicité de M. Bouju-Gavart et de la jeune femme.

Elle leva les yeux et aperçut Robert qui la dévisageait. Le silence devenait maladroit. Elle eut l’énergie de sourire :

— Eh bien, après ? Je suppose que vous n’y ajoutez pas foi ?

— Assurément non, mais dans quelle intention ?

Elle soupira :

— Ah ! mon ami, c’est si facile de s’installer devant une table, de prendre une plume et d’écrire quelque vilenie. À Rouen, cela se pratique couramment.

Elle réussit à lui rendre courage, ayant de ces paroles fortes qui cicatrisent les plaies de l’âme.

— On doit dédaigner la médisance. L’écouter, même sans y croire, c’est dégrader l’épouse. Or, vous savez, Robert, que la vôtre est au-dessus du soupçon.

Mme Bouju-Gavart ne souffla mot de cette lettre à son mari, sentant de ce côté toute remontrance superflue.

Mais un matin elle se présenta chez Lucie. Elle la trouva couchée.

— Comme c’est obscur, dit-elle, j’aime bien la clarté, moi.

Elle fit glisser les rideaux. De la lumière jaillit. Alors, elle s’approcha et contempla sa rivale.

Les cheveux en désordre, l’épaule nue, la moue gracieuse d’une femme jeune qui s’éveille, Lucie s’étirait. Et tout au fond de l’épouse délaissée, un sentiment d’envie remua. Sur la table de nuit, un miroir se dressait dans un cadre de fleurs en porcelaine. Elle y vit sa propre image, constata la fatigue de ses traits, la flétrissure de sa peau, le bleuissement ridé de ses paupières, sa pauvre figure lasse et ravagée. Le corps jeune et ferme dont elle devinait les lignes lui rappela son corps à elle, pesant et sans formes. Et elle eut l’intuition brusque qu’elle était vieille, infiniment vieille, aussi vieille que les plus vieilles, puisque l’âge d’aimer était passé.

Pour la première fois, cette idée la frappait. Elle en tira une grande tristesse, et soudain beaucoup de mansuétude. Elle devait pardonner, car l’outrage ne l’atteignait pas, elle qui n’avait aucun droit à l’amour. Toute trace de jalousie s’évanouit. Un rôle plus noble lui apparut, un rôle de bonté et de conciliation.

Elle posa sa main sur la main de Lucie, et lentement, sans amertume :

— Petite, je sais tout, et pourtant c’est en amie que je viens.

L’autre ne songea même pas à nier.

— Ah !… ah !… vous savez… comment ?

— Oh ! bien simplement : une lettre anonyme adressée à ton mari.

Mme Chalmin tressaillit :

— À Robert ?… Dans ce cas… il sait…

— Non, il ne sait rien, la lettre ne désigne pas ton complice, et d’ailleurs sa confiance en toi est inébranlable.

Lucie respira. Une sorte de calme la remplissait. Mme Bouju-Gavart ne l’effrayait guère. Même une certaine animosité, un besoin d’agression vaniteuse, lui fit prononcer :

— Du moment que mon mari ignore tout, peu m’importe !

Elle attendit, avide d’une querelle et craintive à la fois. Nulle réplique ne venant, elle se sentit mal à l’aise sous le regard loyal qui la scrutait. À son tour elle désira gêner son interlocutrice. Comme par distraction elle ouvrit le haut de sa chemise et montra sa poitrine.

Mme Bouju-Gavart reprit :

— Tu as raison de ne pas me craindre, et la preuve en est que je ne te menace point, je te supplie.

Elle se pencha vers la maîtresse de son mari, croisa la chemise et, se relevant, dit fièrement :

— J’ai été plus belle que toi, petite, beaucoup plus belle, et je puis l’avouer, j’ai été certes plus aimée, et d’une façon plus désintéressée, car je ne permettais aucun espoir. J’aurais pu succomber, je n’avais pas un mari probe et honnête comme le tien. Le mien déjà m’abandonnait, et j’ai souvent eu près de moi des affections sincères où me rattacher.

Elle s’inclina, et d’un ton de confidence :

— Écoute ma confession, Lucie, tu la rediras si tu veux, je n’ai pas à en rougir et peut-être en profiteras-tu. Un jour, j’ai aimé, moi aussi ; l’homme était jeune, d’intelligence brillante, de cœur solide. Il était libre, moi, je ne l’étais pas… J’ai bien pleuré, j’ai cru que j’en mourrais…

Émue, Mme Chalmin baissa les yeux, tandis que l’autre continuait de sa voix grave dont les notes tremblaient :

— C’est pourquoi je te pardonne, mon enfant. La lutte d’amour est rude à soutenir, la tentation difficile à repousser. J’ai triomphé parce que cela devait être ainsi, que mon caractère et mes penchants me donnaient des armes. D’autres comme toi, petite, c’est leur nature même qui les pousse ; celles-là, je les excuse et je les plains.

Puis à l’oreille de Lucie, elle chuchota :

— Seulement, vois-tu, quelque chose me déroute : tu ne l’aimes pas, n’est-ce pas ? tu ne peux pas l’aimer, lui ! Alors pourquoi ?

Assise au bord du lit, le buste plié en deux, les doigts crispés aux draps, elle épiait la parole prête à venir. N’admettant pas la possibilité d’une passion partagée, elle se demandait le mobile du crime. Et malgré sa bienveillance opiniâtre, elle avait des minutes de dégoût en s’imaginant l’accouplement de ces deux êtres.

D’un ton plus fort où vibrait un ordre, elle insista :

— Pourquoi ? Pourquoi ? L’aimes-tu ?

Lucie cherchait, confuse. Pourquoi ? Elle n’en savait rien. Pourquoi parrain, pourquoi les autres ? Qu’en savait-elle ! Elle tenta de démêler la vérité parmi le tumulte de son cerveau. Mais dans ce chaos sombre où jamais n’avait plongé son œil, elle ne put rien discerner qu’un enchevêtrement d’idées vagues, un fouillis de sensations et de désirs étranges. Du moins, elle eût voulu alléguer quelque raison péremptoire. Elle n’en découvrit point. Désespérée, elle fondit en larmes et s’abattit sur sa vieille amie.

Elle suffoquait, ainsi qu’un enfant qui perd haleine à force de sangloter. Il lui échappait, coupées par un hoquet, des phrases incohérentes, inachevées, où revenait indéfiniment le mot : « Pardon, pardon. » Comme un enfant aussi, elle le disait, ce mot, avec une intonation de repentir naïf qui semblait signifier : « Je ne le ferai plus, je ne recommencerai plus, je vous l’assure. »

Ses joues ruisselaient de pleurs. Elle avait un de ces gros chagrins qui éclatent sans souffrance vraie, plutôt par une détente des nerfs, et qui se résolvent, après la crise, en un état de béatitude très agréable. Tout lui paraissait s’écrouler sous elle. Plus rien ne demeurait de son bonheur ni de sa réputation. Et elle s’écria :

— Mon Dieu, que je suis malheureuse !

Mme Bouju-Gavart la berçait entre ses bras, la dorlotait, essuyait ses yeux et ses joues, et, toujours douce et maternelle :

— Console-toi, ma fille, toute peine s’efface, tu peux réparer ta faute et l’oublier en ne la commettant plus. Si tu as souillé ton âme, ton cœur est resté bon. J’espère en lui. Sois sage, sois digne. Aime ton mari, il le mérite. Aime ton fils, tu le lui dois. Avant d’être femme, tu es l’épouse, surtout tu es la mère.

Dans l’âme de Lucie descendait la paix bienfaisante de ces paroles. Le son singulièrement profond de cette voix la baignait de sérénité. Ses larmes tarirent. Elle admira cette indulgence exquise, souhaita d’y atteindre. D’excellentes résolutions la harcelèrent. Quelle plus noble volupté, le culte du foyer, le souci de l’honneur ! Quelle plus enviable tâche : vénérer son mari, instruire son fils ! Elle s’y détermina. Le devoir l’appelait. Elle eut soif de sacrifice. Avec combien d’élan elle eût accepté l’occasion de se dévouer !

Sa physionomie s’imprégna d’extase, et, de l’accent radieux d’un martyr qui vole au supplice, elle déclama :

— J’agirai selon ce que vous me commanderez, Madame ; vos volontés les plus sévères, je les exécuterai fidèlement, je ne redoute pas le châtiment, j’ai tant à expier !

Ce nouveau rôle l’exaltait, et pour prouver sans retard l’ardeur de son zèle, à son tour elle débita sa confession. La mine contrite, elle dit le nombre de ses chutes, la date où elle avait rencontré Amédée Richard, sa promenade au jardin de l’Hôtel de Ville. Mais sa franchise n’alla pas plus loin. Graduellement, inconsciemment, elle dérailla, s’éloigna de la réalité. Elle ne consentait pas à raconter de si piètres liaisons. Reniant donc Amédée, elle termina l’aventure avant le dénouement et n’en fit qu’une incartade regrettable. L’histoire du comte de Saint-Leu était prête. Elle s’en servit. Quand sa mémoire la trompait, elle créait d’autres épisodes.

— J’ai opposé, Madame, une résistance terrible, des mois je me suis refusée, la passion m’a vaincue. Quels remords m’ont déchirée !

Elle glissa rapidement sur le docteur Danègre — un des premiers chirurgiens de Paris, qui tous les deux jours lâchait sa clientèle et s’enfermait à Rouen dans un appartement luxueusement meublé — et sur Markoff qu’elle costuma en une espèce de boyard conquis à Dieppe. Elle brûlait d’en arriver à parrain, quoique ignorant ce qu’elle imaginerait.

Mais tout naturellement, les mensonges affluèrent, la fable se construisit, la légende s’établit. Depuis son mariage, parrain la poursuivait. Elle riait d’abord de cet amour, puis essayait de le guérir par sa patience et sa fermeté. Hélas ! le mal empirait. Parrain menaçait de se tuer. Affolée, elle se résignait à un rendez-vous. Il s’y révélait d’une brutalité monstrueuse, et dans la crainte d’un scandale, elle se laissait prendre.

— Vous ne vous doutez pas de mon écœurement, je suis là ainsi qu’une morte, toute pâle.

Elle regardait fixement, immobile, comme si l’affreux spectacle se fût déroulé devant elle.

Apitoyée, Mme Bouju-Gavart murmura :

— Pauvre petite, ce qui t’a manqué, c’est un guide sûr, des conseils clairvoyants. Ta mère est trop loin de toi, ton mari est aveugle, le mien t’a corrompue.

Et comme Lucie hochait la tête d’un air découragé, elle l’empoigna par le cou, et l’embrassant violemment :

— Eh bien, c’est moi qui te dirigerai parmi les écueils de la vie. Obéis-moi. Remets entre mes mains ta destinée. Je te sauverai, ma fille, je serai ton refuge, ton soutien, celle qui t’indiquera la voie droite et te gardera des pièges des tentations.

Le pacte fut conclu dans un transport généreux. Chaque jour on devait se voir. Chalmin les trouva enlacées, les doigts confondus. Elles soupirèrent en se quittant.

Immédiatement, Lucie entama son œuvre expiatoire. Au déjeuner, Robert fut l’objet de mille attentions, si délicates qu’il ne s’en aperçut point. Mais l’abnégation n’est-elle pas plus héroïque quand elle est secrète ? Servie la première, elle choisit les morceaux les moins prisés, immolant à Chalmin ceux qu’elle préférait. Elle s’arrangea pour boire le fond de la bouteille de vin. Et comme son fils avait le rhume elle le moucha plusieurs fois, ce qui la dégoûtait. Au dessert elle s’assit sur les genoux de son mari, lui sucra son café et, finalement, l’adjura de renoncer à son verre de cognac et à sa pipe, comme à des habitudes nuisibles.

Il crut à une plaisanterie et voulut passer outre. Elle s’entêta. Son devoir lui ordonnait de surveiller la santé de l’époux. Elle ne s’y déroberait pas.

— Non, chéri, tous les docteurs t’affirmeront que l’alcool et la nicotine ont des effets déplorables.

Il la rembarra avec une brusquerie qu’elle subit sans regimber. Que n’avait-elle à supporter de plus fortes humiliations ?

À peine seule, elle s’habilla, sortit, et se dirigea vers la rue Verte. Près de la gare, elle rencontra parrain. Il lui dit précipitamment :

— Je sais tout. Ma femme m’a menacé d’une séparation si ça continuait. Tu m’as bien arrangé, toi, je te remercie. Enfin, ça vaut mieux… Je vais à notre chambre. À tout à l’heure.

Elle ne répondit pas, outrage qui lui parut une prouesse. Sa vertu triomphait de ce premier assaut. Il n’était plus de péril maintenant qu’elle ne pût affronter. Et pour s’en donner des preuves convaincantes, elle foudroya les hommes qui la croisaient d’un regard de mépris. Une allégresse la soulevait. Elle se sentait forte, pure, inaccessible.

Elle aborda Mme Bouju-Gavart, le front haut, n’ayant plus de reproche à essuyer. En quelques heures, ne s’était-elle pas lavée des taches qui la salissaient ? Aucune distance morale ne la séparait de sa nouvelle amie. Deux femmes également honnêtes devisaient. L’une valait l’autre.

Ces bonnes dispositions ravirent Mme Bouju-Gavart. Elle discernait dans cette effervescence de néophyte un symptôme avéré de conversion. Elle la bourra d’avis excellents, de maximes salutaires et de recettes de cuisine propres à flatter la gourmandise de Robert.

— Il ne faut rien négliger quand il s’agit de se concilier l’attachement de son mari. La ménagère y réussit, hélas ! souvent mieux que l’épouse ou que l’amante.

Dehors, en pleine après-midi, Mme Chalmin hésita. Où aller ? Sa maison ne l’attirait guère. Elle en partait d’ordinaire à ce moment pour rejoindre M. Bouju-Gavart. Cette fin de journée à traverser lui infligea un certain effroi. Somme toute, elle n’était point préparée à un changement d’existence aussi radical. Au hasard elle enfila des rues.

Le ciel, un ciel brumeux de mars, comprimait la ville morne et s’égouttait en humidité sur les toits et sur le pavé boueux. Des gens marchaient, l’aspect grelottant. De place en place dansait un fiacre attelé d’un cheval triste. Lucie frissonna. Son enthousiasme s’évanouissait à mesure que le froid pénétrait son corps et que l’occasion de se sacrifier devenait plus problématique.

Elle songea que M. Bouju-Gavart l’attendait. Un problème se dressa, terriblement ardu. En définitive, son devoir ne lui dictait-il pas une démarche auprès de parrain ? Quel miracle, si elle pouvait l’arracher au mal !

L’idée d’un feu clair la sollicitait vivement aussi. Mais elle résista, craignant la prétendue brutalité dont elle l’avait accusé.

Alors un immense ennui l’accabla, alanguit ses pas, arrondit ses épaules. Elle parcourut les quais, puis se réfugia dans une pâtisserie de la rue Grand-Pont.

Justement Georges Lemercier y commandait des assiettes de gâteaux. Un colloque fut engagé. Tout de suite le jeune homme parla du bal Lefresne :

— J’en ai gardé une si charmante impression ! La couleur, la forme de votre robe, l’arrangement de vos cheveux, tout cela s’est gravé en moi…

Il savait les potins relatifs à Lucie, ce qui lui donnait de l’assurance, et de sa voix mâle et câline, il fit allusion aux promenades parallèles de la rue Jeanne-d’Arc.

— À cette époque, j’ai eu un grand chagrin, et j’ai voyagé, ajouta-t-il gravement, expliquant ainsi sa disparition.

Elle tira son porte-monnaie. Il gémit :

— Ne vous en allez pas encore !

— Il faut bien, j’ai eu froid et je rentre me réchauffer.

Il eut une hardiesse folle.

— Si j’osais… j’ai par là un petit réduit assez confortable… où je vais quelquefois fumer… une allumette et le bois flamberait…

La riposte de Lucie fut spontanée, involontaire :

— Pourquoi pas ? Seulement, vous savez, le temps de me remettre d’aplomb, et c’est tout.

Il fut stupéfait de son succès.

— Vrai, vrai, vous consentez ?

— C’est donc bien extraordinaire ?

Elle le suivit de loin, réjouie de cette escapade qui coupait l’interminable journée. En route elle se rappela ses promesses à Mme Bouju-Gavart, et tenta vainement de se confectionner un remords. D’ailleurs que risquait-elle ? Elle était si sûre d’elle-même.

L’appartement, situé rue Nationale, se composait de deux pièces, un boudoir et une chambre dont on apercevait le lit. Lemercier alluma le feu, Lucie examina le salon. Une étoffe de jute rouge brique couvrait les murs. Tout autour, des divans couraient, vêtus de soies brillantes. Un lot d’ombrelles et d’éventails japonais, artistement disposés, donnaient de la gaieté. Un palmier et un fusain jaillissaient.

— Ah ! voilà qui est fait, maintenant chauffez-vous, prononça Lemercier, se redressant et approchant un fauteuil.

Elle s’assit. Les pieds sur les chenets, les mains croisées au-dessous de ses genoux, elle tenait ses jupes relevées, de façon à découvrir ses chevilles et le bas de ses mollets. Lui, disposa deux coussins à terre et s’accroupit auprès d’elle.

La scène de séduction commença. Il possédait à ce sujet un programme exact dont il ne s’écartait jamais, en ayant toujours observé la réussite.

D’abord les phrases banales, articulées d’une voix tendre, fluèrent, les phrases préparatoires, destinées à rassurer la femme et à l’engourdir. Puis vinrent les compliments plus directs, l’hommage non déguisé d’un amour qui se cache encore, les exclamations admiratives sur la forme du pied, sur la finesse de la jambe, enfin ce qui constitue la première attaque. La période des menues faveurs et des mélancolies succéda : « Mettez-vous donc à l’aise, vous devez étouffer sous ce manteau. Et vos gants ? » Il lui prenait les doigts et les baisait l’un après l’autre.

— Quelle chose affreuse de ne vous être rien, pas même un ami, vous qui m’êtes tout déjà. Vous m’aurez accordé une minute de votre existence, et cette minute décide de mon existence entière, à moi.

Et il supplia :

— Lucie, ce jour béni n’aura-t-il pas de lendemain ?

Elle ne répondit pas, la poitrine oppressée, le regard languissant. L’instant se prêtait à une déclaration. Il se déclara. Et son : « Je vous aime, Lucie, ô ma Lucie, je t’aime » eut les modulations lentes, désespérées, passionnées, que nécessite un aveu efficace.

Elle se pelotonna, toute frémissante. Jamais encore on ne lui avait dit ces mots avec tant d’émotion.

La période d’action s’ouvrait. Il l’entama par une prière :

— Lucie, au bal, j’ai vu vos épaules, me refuserez-vous le même spectacle, ici, où je serai seul à les voir ?

Un à un, la main timide, il défaisait les boutons de son corsage. L’orgueil de sa chair la rendit lâche. Elle n’eut même pas l’idée de le repousser.

Elle se coucha le soir, l’esprit satisfait, comme on se couche après une journée bien remplie.