Paul Ollendorff (p. 145-157).

IV

Ils eurent une année de liaison heureuse et sans secousses.

M. Bouju-Gavart avait loué une chambre garnie, rue Saint-Georges, dans une maison d’apparence convenable.

On y accédait, du palier, par un couloir spécial, encombré d’objets hors d’usage. La pièce était grande, propre et froide. De la toile blanche habillait le lit et les fenêtres. Une cheminée de bois noir portait une pendule sans aiguilles et deux chandeliers de verre opaque représentant des femmes nues, dans la tête desquelles étaient plantées des bougies. Une carpette de feutre s’étalait devant le foyer. Il y avait de vieux fauteuils confortables et une armoire immense où se cachait une toilette.

M. Bouju-Gavart compléta cet ameublement par l’adjonction de quelques gravures licencieuses, d’une peau d’ours noir, d’une paire de pantoufles en fourrure, d’une vareuse ouatée et d’une cave à liqueurs bien fournie.

C’était l’hiver. Il arrivait, lui, après son déjeuner, allumait du feu, se parfumait les cheveux et la moustache, se gargarisait avec de la menthe, recouvrait ses ongles d’une pâte spéciale, s’assouplissait les muscles par des mouvements réglés et s’enduisait le corps d’aromates subtils. Puis il s’étendait, et des heures passaient.

Les premiers mois, ces attentes souvent longues lui furent terribles. Il doutait toujours qu’elle consentît à revenir. Une fantaisie l’avait conduite auprès de lui, une autre l’en détournerait, et il se désespérait de sentir sa chair inassouvie, plus esclave que jamais.

Le bruit de ses pas dans le couloir le soulevait. Tout de suite il l’entraînait en pleine lumière. Et il lui secouait les mains en balbutiant : « Merci… merci… »

Pour atteindre à la lassitude, il multiplia les entrevues et tenta de s’épuiser, mais son désir s’exacerbait à chaque étreinte. Alors se jugeant inguérissable et redoutant de la perdre, ce fut à elle-même qu’il s’attaqua, à ses sens qu’il savait vierges ou mal éveillés.

Il agit habilement, lui révélant peu à peu toutes les perversités qu’elle souhaitait tant de connaître. L’initiation fut lente, progressive, distribuée par doses régulières. Il n’oublia rien.

Lucie se prêtait à ses caprices avec une docilité paisible. Elle éprouvait du plaisir, en simulait beaucoup, mais ce plaisir était moins physique que moral. Elle s’amusait. Chaque nouveauté lui procurait une gaieté naïve, le saisissement joyeux d’un enfant à qui l’on donne un jouet inconnu.

Dès son entrée, elle s’écriait :

— Eh bien, parrain, quoi, aujourd’hui ?

Le vice la passionnait, bien que ses nerfs n’en fussent nullement ébranlés. Et encore ne l’aimait-elle pas pour lui-même, mais pour elle par satisfaction personnelle. L’important n’était point de savourer une sensation neuve, mais de ne plus l’ignorer. Une force mystérieuse, en quelque sorte le sentiment d’un devoir à accomplir, la poussait. Il fallait savoir.

Et elle s’en allait de là, calme et légère, le corps à l’aise, l’âme propre, sans que la pensée d’une dégradation quelconque l’effleurât.

Elle rentrait, et, le soir, en baisant au front son fils endormi ou en prenant place auprès de Robert, elle songeait avec une volupté douce, dans la paix de son ménage, aux caresses étranges de la journée.

Aussi, malgré l’effroi de M. Bouju-Gavart, elle revint assidûment. Tant de choses, d’ailleurs, la conviaient rue Saint-Georges depuis le péril affronté jusqu’à la façon dont son amant en usait vis-à-vis d’elle.

Elle le trouvait si comique, si peu semblable aux autres avec son essoufflement et ses membres malingres. Ce fut précisément le spectacle de cette décrépitude qui l’attacha. Elle n’en vit pas le côté répugnant. Au contraire, elle y puisa un motif de s’exalter. Le désir de ses amants passés résultait de leur jeunesse, de leur vigueur, du sang qui affluait en leurs veines. Son désir à lui, provenait d’elle seule. Elle seule, par le pouvoir de son être, l’éveillait et le renouvelait. Toute victoire obtenue sur cet être débile l’enorgueillissait comme un hommage à sa beauté. Et elle s’y employait complaisamment.

Il était inévitable que le caractère anormal de ces rapports s’atténuât. M. Bouju-Gavart, effrayé soudain des désordres graves qui se manifestaient dans son organisme, en comprit la nécessité.

D’ailleurs, Lucie lui semblait suffisamment conquise. Ces quelques heures constituaient d’uniques et de si puissantes diversions à la banalité de sa vie ! L’habitude aussi la ramenait. Les jours sans rendez-vous lui étaient plus moroses. Rien n’en comblait le vide.

Puis il ne négligeait aucun détail pour la tenir en haleine. Sachant son incurable vanité, il s’en servit comme d’un instrument commode, dont il possédait les moindres secrets.

Avant même d’enlever sa voilette et de l’embrasser, il la déshabillait avec des doigts fiévreux.

— Ton corps d’abord, et après, ton visage, ton visage que tous contemplent, ta bouche qui sourit et qui parle à tant d’autres, tes yeux que déshonorent tant d’images indifférentes.

Puis il chantait ses louanges avec un lyrisme qui l’étonnait lui-même :

— Je ne m’imaginais pas que l’on pût être si belle, et qu’une femme pût ainsi modifier en moi le souvenir des femmes passées, au point que toutes me paraissent laides ou difformes.

Et il s’exclamait, en se frappant les tempes de ses deux poings rageurs, comme épouvanté de son impuissance à concevoir cette beauté dans toute sa plénitude :

— Mais c’est la perfection, l’absolue perfection, c’est plus beau que le rêve, plus pur que l’idéal.

Il l’asseyait sur le divan, le buste nu. La masse de ses cheveux noirs, un peu crépus, faisait un cadre à sa tête et à ses épaules. Elle se figeait aux lèvres un sourire. Une fierté indicible animait ses prunelles, dilatait ses narines, gonflait sa gorge. Les flammes coloraient sa peau de lueurs vives. Il s’écriait enivré par sa propre extase :

— Je suis fou, fou de t’aimer !

— Pourquoi êtes-vous fou, parrain ? minaudait-elle. (Elle ne le tutoyait jamais, ne pouvant point, ce qui le désolait.)

— Parce que tu ne m’aimes pas, que tu ne peux pas m’aimer, parce que je ne sais pas, et que tu ne sais pas toi-même ce qui se passe dans ton cerveau, parce qu’un jour tu me jetteras à la porte, et que je resterai, moi, aussi avide de toi.

Ils parlaient beaucoup. Leur conversation emprunta même une certaine gravité à un incident fâcheux.

Un vendredi, M. Bouju-Gavart arriva la figure décomposée. Tout de suite il articula :

— Voici. Je viens de la Bourse. Des amis m’ont entraîné au café. Nous étions une dizaine, autour de deux tables. On a causé femmes. Soudain à la table voisine, j’ai entendu quelqu’un de nous qui disait à mi-voix : « Il y a la petite Chalmin à qui on donnerait le bon Dieu sans confession. Pourtant, à Bernay, la semaine dernière, j’ai déjeuné avec un nommé Amédée Richard, un commis voyageur en bouchons, qui m’a déclaré l’avoir eue comme maîtresse, après un jour de poursuite en pleine rue.

Elle bondit :

— Et vous ne l’avez pas giflé ?

— Mais puisque ce M. Richard affirme…

Elle lui jeta, indignée : « Lâche ! va », mit son chapeau et partit.

Le surlendemain, il allait chez elle, la suppliait, lui expliquait l’accès de jalousie furieuse qui l’avait égaré. Elle pardonnait.

L’après-midi, quand ils furent seuls, il dit très doucement :

— C’est drôle, tout de même, cet Amédée Richard qui se permet…

Et d’un ton malicieux :

— Voyons, Lucie, sérieusement, il n’y a pas eu quelque chose, un badinage, une inconséquence ?

Elle modula, de son air de sincérité candide :

— Comment voulez-vous, parrain, puisque je ne l’ai pas vu… Amédée Richard ? J’ai beau me creuser la tête, c’est un nom qui m’est étranger.

Il lui eût été impossible de définir la raison de ce mensonge. Pourquoi lui avoir révélé ses deux autres fautes et lui cacher celle-ci ?

Il reprit, la voix moqueuse :

— Ainsi donc c’est le docteur Danègre qui t’a débauchée ?

— Non, fit-elle carrément, sans réfléchir que cette réponse impliquait la confession d’un troisième caprice.

— Qui est-ce ? demanda-t-il.

Alors elle s’aperçut nettement qu’aucune de ses liaisons ne lui faisait honneur. Et comme parrain insistait, elle éprouva le besoin invincible de se hausser à ses yeux. Elle chercha. Un nom s’offrit à elle, celui d’un noble qu’elle avait distingué au bal. Il vivait moitié dans son château, moitié à Paris. On le disait homme à bonnes fortunes. Elle se rappela ses jolies moustaches. Certes cette conquête lui vaudrait du prestige. Elle déclara :

— Le comte de Saint-Leu.

Il rit, flairant une vantardise.

— Le comte de Saint-Leu ! Allons donc, tu ne l’as jamais vu.

Elle fut vexée, non d’être devinée, mais du doute qu’il semblait émettre sur l’étendue de sa séduction. Et elle précisa :

— Il m’a fait danser au bal des Lefresne. Le lendemain, il s’installait à Rouen. Dans la rue, il ne me quittait pas. Puis, une fois, il s’est emparé de mon bras, m’a poussée en voiture et m’a menée au restaurant.

— À quelle époque ?

Elle dit au hasard :

— Le trente janvier dernier.

— Combien cela dura-t-il ?

Elle calcula sur ses doigts :

— Un, deux, trois, quatre, cinq… cinq mois.

— Et tu l’as aimé ?

Elle scanda d’une voix solennelle :

— C’est le seul homme que j’aie aimé, je l’ai adoré.

Et avec beaucoup de tristesse :

— Si je n’avais eu le malheur de le rencontrer, mon existence n’eût pas été la même. Je restais une honnête femme. Maintenant, que voulez-vous ? J’essaye de m’étourdir.

Elle dessina, par une élévation de son bras droit compliquée d’un haussement d’épaules, un geste de résignation suprême. La destinée l’accablait. Elle eut si fortement conscience de la pitié que devaient éveiller la prostration de son attitude et la misère de sa vie, qu’elle se plaignit elle-même. Ses larmes jaillirent. Et elle maudit, de toute son âme en révolte contre le mal, l’homme néfaste dont l’influence l’avait dévoyée.

Souvent encore elle fit allusion à son premier amant. Elle raconta l’histoire de leur passion, leurs imprudences, leurs exploits, leurs petites querelles, elle décrivit son caractère, sa jalousie, ses habitudes — en sorte que M. Bouju-Gavart put se former sur M. le comte de Saint-Leu une idée très complète et indestructible.

À la suite de l’entretien surpris au café, parrain établit une enquête dont le résultat fut ainsi formulé :

— Ma chère Lucie, on a des soupçons à Rouen. Personne n’est certain, personne ne peut dire : « Voilà, ça y est. » Mais on commence à jaser. Ton nom amène des sourires discrets, on prend des airs entendus : « Eh, eh, qui sait ! » Ce n’est pas un bruit qui circule, un potin accepté dont on s’amuse, ce sont des pointes lancées de place en place, des méchancetés isolées. Il suffit d’un rien pour que tout fasse corps. Dans ce cas, tu es perdue.

Elle l’écoutait attentivement, sentant la gravité de ses paroles.

— Est-ce qu’on sait, pour vous ?

— Non, mais ta présence continuelle chez Markoff a été mal interprétée.

Il continua avec bienveillance :

— Voyons, petite, veux-tu te mettre à dos toute la ville par un tas de bravades absurdes, ou préfères-tu, au moyen de quelques concessions adroites, concilier tes plaisirs et ta considération ?

— Dame, le choix est facile.

— Alors, il s’agit de réparer immédiatement tes torts. À Rouen, vois-tu, comme partout en province, le monde est le grand dispensateur des réputations. Certes, il est bête, mauvais et hypocrite. Mais tu as besoin de son estime et il faut que tu plies devant lui, sinon il te brisera, car il est le plus fort. Il vaut mieux ici être une femme coupable qui se soumet extérieurement aux usages et aux préjugés, que d’être une honnête femme et de vivre à sa guise. Sur la première, on se taira. On inventera, s’il le faut contre la seconde.

Souvent, au cours de ses autres rendez-vous, il reprit ce thème qu’il affectionnait. Il voulait, disait-il, que son élève fût capable de discerner ses amis de ses ennemis, de se défendre elle-même, de savoir ce qui est profitable et ce qui est nuisible. Elle devait se méfier de telle personne et de tel salon, de telle classe d’individus et de tel quartier. Il étudiait les milieux, le cercle, la Bourse, le Palais de Justice surtout qu’il considérait comme un foyer d’intrigues.

— Refuse-toi à toute aventure avec ces gens-là, c’est un nid à potins, c’est là qu’ils sont engendrés, couvés, munis d’ailes et de plumes. Tous les petits du barreau, tous ces quémandeurs de causes, à genoux devant M. le Président, tous ces valets « d’office », tout cela grouille, jase, papote, se démène, s’entre-dévore. C’est un tas de fruits secs et d’avortés dont il faut se garer.

Lucie ne prêtait à ces déclamations qu’une oreille distraite. Le sens seul lui en parvenait. Et de nouveau la pénétrait sa vieille peur du monde. Il était l’arbitre de son honneur. Il pouvait la chasser et lui interdire les joies d’amour-propre et de luxe qui, en résumé, lui étaient indispensables. Elle pressentit la catastrophe fatale, pensa à sa mère, à son fils, au courroux de son mari, pensa à des choses auxquelles elle ne pensait jamais et auxquelles elle ne pensa plus le lendemain, qui néanmoins influèrent suffisamment sur elle pour que sa conduite en reçût de profondes modifications.

Elle revisa sa liste de visites. Deux ou trois personnes suspectes furent biffées sans pitié. Elle en inscrivit d’autres qu’elle connaissait à peine, mais dont elle jugeait les bonnes grâces utiles à conquérir.

Sa mise devint aussi l’objet d’un examen sévère. Elle supprima les jupes collantes qui dessinent les hanches, et les jaquettes ajustées qui accusent la poitrine. Elle ne quitta plus la capote fermée. Des brides lui cerclaient le cou. Une voilette noire couvrait le haut de sa figure.

Elle dut vaincre dès le début une froideur générale. Visiblement on la boudait, son manque d’égards ayant indisposé bien des dames. Mais elle désarma les rancunes par son amabilité et son extrême déférence. Elle conservait un maintien rigide, ne s’appuyant jamais sur le dossier de sa chaise ni ne croisant ses jambes. Les mains dans son manchon, un sourire aux lèvres, elle parlait peu et répondait plutôt aux questions. Elle s’exprimait simplement, sans volubilité, riait discrètement sans convulsion intempestive. Elle évitait de contredire, approuvait ce qu’on louait et blâmait ce que l’on critiquait.

Elle s’attira de vives sympathies. Des vieilles surtout, dont on désertait le salon et chez qui elle eut l’adresse de retourner souvent, la prirent sous leur protection. Avec celles-là elle pérorait à son aise et les éblouissait de sa verve. Ce furent de précieuses alliées.

Partout elle plut. Au bal annuel des Lefresne, elle partagea ses danses également entre tous les danseurs. Elle choisit au cotillon les messieurs d’un âge avancé. Son décolletage ne prêtait plus à la critique. Au premier signal de Robert, elle se retira.

On ne l’acclama pas, les jours suivants, comme la reine du bal, mais on applaudit à sa réserve et à sa distinction.